Incapable de contenir plus longtemps son émotion, Adriana se mit à pleurer.

– Tu n’as rien à te reprocher, et comme tu le dis, personne ne pouvait imaginer que mère allait nous quitter si vite... ni surtout dans de telles conditions !

– Oh, pour elle, ces conditions n’ont pas été aussi cruelles que pour nous. Elle est morte dans son sommeil et, vois-tu, c’est ma consolation ! Mais tu avais quelque chose de grave à me dire ?

– Oui, et je te supplie de me pardonner. Il faut que toi au moins tu saches : maman n’est pas morte naturellement. On l’a assassinée...

Il attendait un cri ; il n’y eut qu’un hoquet. Et soudain, en face de lui, un masque pétrifié d’où toute vie semblait absente. Il craignit qu’Adriana ne fût en train de perdre connaissance mais comme il allait la prendre aux épaules pour la secouer, il l’entendit souffler :

– Tu es... fou... Ce n’est pas possible ? ...

– Non seulement c’est possible, mais j’en suis certain. Attends !

Cherchant autour de lui, son regard trouva le verre de marsala auquel la jeune femme n’avait pas touché. Il le prit pour lui en faire boire quelques gouttes mais, le saisissant, elle le vida d’un trait. Puis ressuscita. Les yeux reprirent vie, la parole s’affermit...

– As-tu prévenu la police ?

– Non. Ce que j’ai trouvé paraîtrait peut-être un peu mince et j’ai l’intention de chercher moi-même le meurtrier. Aussi te demanderai-je de garder pour toi ce que je viens de t’apprendre. J’entends éviter à la mémoire de ma mère toute publicité de mauvais aloi et à son corps l’outrage d’une autopsie. D’ailleurs, je n’ai guère confiance dans nos sbires vénitiens. Ils n’ont jamais été à la hauteur de ceux du Conseil des Dix[iii]... Je n’aurai pas de mal à faire mieux qu’eux.

– Mais enfin pourquoi l’aurait-on tuée ? Une femme si bonne, si...

– Pour la voler.

– N’avait-elle pas déjà vendu ses bijoux ?

– Il en restait un, fit Aldo qui ne voulait pas entrer davantage dans les détails. Assez pour tenter le misérable sur qui, je te jure, j’arriverai bien à mettre la main tôt ou tard !

– Il te faudra alors le remettre à la justice ?

– La justice, c’est moi qui la rendrai et, crois-moi, elle sera sans quartier... même s’il s’agissait d’un membre de ma famille, d’un proche...

– Comment peux-tu plaisanter sur un tel sujet ? s’indigna la comtesse. Cette guerre, décidément, a fait perdre aux hommes tout sens moral ! À présent, dis-moi tout ! Comment as-tu découvert ce... cette abomination ? ...

– Non. J’ai déjà trop parlé et tu n’en sauras pas davantage. En revanche, si un souvenir te revenait ou si tu soupçonnais quelque chose ou quelqu’un, je compte que tu m’en feras part.

Il s’était levé et elle voulut le retenir :

– Tu pars déjà ? ... Reste avec moi au moins ce soir ?

– Non, je te remercie, mais je dois rentrer. Veux-tu venir déjeuner demain ? Nous aurons tout le temps de parler... et plus de tranquillité, ajouta-t-il, un œil sur le vitrail derrière lequel on pouvait apercevoir la silhouette mouvante de Spiridion qui arpentait la galerie.

– Ne sois pas trop dur avec ce pauvre garçon. Sa rudesse vient de son dévouement et il apprendra vite à te connaître !

– Je ne suis pas certain d’avoir envie de développer nos relations. À propos, où est donc ta vieille Ginevra ? J’aurais aimé l’embrasser.

– Tu la verras une autre fois, à moins que tu ne veuilles aller jusqu’à l’église. À cette heure-ci, elle est au salut... Tu sais qu’elle a toujours été très pieuse et je crois qu’en vieillissant elle le devient chaque jour un peu plus. Après tout, tant que ses pauvres jambes pourront la porter jusqu’aux autels tout sera bien pour elle !

– Ses pauvres jambes la porteraient certainement mieux si elle n’usait pas ses genoux à longueur de journée sur les dalles de Santa Maria Formosa à prier le Jésus, la Madone et tous les saints de sa connaissance pour que sa chère donna Adriana retrouve le sens commun et chasse l’Amalécite de sa vertueuse demeure, déclara Cecina en précipitant dans l’eau bouillante les pâtes destinées au dîner de son maître.

– C’est le beau Spiridion que tu traites d’Amalécite ? Il est né à Corfou, pas en Palestine.

– C’est Ginevra qui le dit. Pas moi. Elle dit aussi que la maison est toute tourneboulée, et donna Adriana aussi, depuis qu’il est arrivé. Je ne lui donne pas tout à fait tort : il n’est pas convenable qu’une dame encore jeune garde chez elle ce réfugié... dont tu as d’ailleurs remarqué qu’il n’est pas vilain !

– Comment ça, pas convenable ? Il est son valet. Depuis des siècles il y a eu à Venise des domestiques et même des esclaves venus d’un peu partout et souvent choisis pour leur physique, fit Aldo avec un rien de sévérité. En bonnes cancanières que vous êtes, vous oubliez un peu trop vite, ton amie et toi, que chez les Orseolo on a toujours tenu grand état de maison, jusqu’à ces temps derniers, bien entendu, et que donna Adriana est une grande dame.

– Je ne cancane pas ! s’écria Cecina révoltée, et je sais très bien qui est donna Adriana. Sa vieille gouvernante et moi craignons seulement que ce ne soit elle qui oublie un peu sa grandeur. Tu sais qu’elle lui donne des leçons de chant, à son... domestique ? Sous prétexte qu’il a une voix superbe.

Trouvant que sa cousine poussait un peu loin l’amour de la musique mais refusant d’abonder dans le sens de Cecina, Aldo se contenta d’un « Pourquoi pas ! » légèrement bougon tout en s’interrogeant intérieurement. Cette nouvelle façon de se vêtir, de se maquiller ? Jusqu’à quel point le beau Grec – car il l’était ! – s’était-il insinué dans les bonnes grâces de sa bienfaitrice ? ... Mais après tout, c’était l’affaire d’Adriana et non la sienne.

Pour cette première soirée, il demanda qu’on le serve dans le salon des Laques et choisit de revêtir l’un de ses anciens smokings.

– Je dîne ce soir avec ma mère et madonna Felicia, déclara-t-il à un Zaccaria très ému. Tu mettras la table à égale distance des deux portraits... Je veux pouvoir les contempler toutes les deux à la fois...

En fait, avant d’arrêter pour son avenir une décision lourde de conséquences, Aldo voulait prendre conseil de ses souvenirs. Ce soir, le silence du salon serait étonnamment vivant. L’âme de ces deux femmes qui avaient forgé sa jeunesse, beaucoup plus qu’un père trop mondain et souvent absent, serait présente. Comme toujours, elles seraient attentives et secourables, unies dans l’amour qu’elles lui portaient.

Rien de mièvre, rien de convenu dans les deux toiles grandeur nature qui se faisaient face au milieu des laques. Sargent avait représenté Isabelle Morosini à la blondeur quasi vénitienne, à l’éclat de perle, surgissant comme un lys du calice d’un étroit fourreau de velours noir sans autre ornement que la splendeur des épaules découvertes mais prolongé d’une traîne quasi royale. Pas d’autre bijou qu’une admirable émeraude à l’annulaire d’une main idéale.

Le dépouillement de ce portrait lui conférait une facture moderne en accord parfait, chose étonnante, avec l’œuvre de Winterhalter. Le peintre des beautés épanouies et des falbalas avait dû se plier aux exigences de son modèle. Pas de satins rayonnants, de mousselines évanescentes, de dentelles bouillonnantes pour Felicia Morosini ! Une longue, une sévère amazone noire rendait pleine justice à une beauté d’impératrice casquée, sous le petit haut-de-forme ceint d’un voile blanc, d’épaisses torsades de cheveux noirs et lustrés. Une beauté qu’elle avait gardée jusque dans un âge avancé.

Née princesse Orsini, d’une des deux plus grandes familles romaines, donna Felicia s’était éteinte dans ce palais en 1896. Elle avait alors quatre-vingt-quatre ans. Aldo en avait treize ; assez pour avoir appris à aimer cette grande dame à la dent dure et au caractère intraitable, dont l’âge ne réussit jamais à éteindre l’indomptable vitalité. À cause de ses exploits, on la tenait dans la famille pour une héroïne.

Mariée à dix-sept ans au comte Angelo Morosini qu’elle ne connaissait pas mais qu’elle avait tout de suite aimé, elle se retrouvait veuve six mois plus tard. Pour incitation à la révolte, les Autrichiens, alors maîtres de Venise, avaient fusillé son époux contre un mur de l’Arsenal, changeant dès cet instant la jeune femme en furie vengeresse. Devenue une farouche bonapartiste et installée en France, Felicia, affiliée au carbonarisme, tentait d’arracher à la forteresse bretonne du Taureau son frère prisonnier à cause des mêmes opinions puis faisait le coup de feu sur les barricades parisiennes durant les Trois Glorieuses, pour la plus grande admiration du peintre Eugène Delacroix dont elle avait été l’une des amours inavouées. Ensuite, haïssant le roi Louis-Philippe qui l’avait jetée en prison, elle voulut arracher à sa cage dorée de Schönbrunn le duc de Reichstadt, le fils de l’Aigle qu’elle prétendait rétablir sur le trône impérial. La mort du prince l’en ayant empêchée, la comtesse Morosini, liée à la comtesse Camerata et devenue l’amie de la princesse Mathilde, consacra sa vie à la restauration de l’empire français dont, pendant de longues années, elle fut à la fois un agent actif et l’un des plus fiers ornements, lorsqu’elle consentait à se montrer à la cour des Tuileries.

Fidèle à elle-même autant qu’à son amour de la France, enfermée dans Paris durant le terrible siège qui acheva si dramatiquement le règne de Napoléon III, Felicia y reçut une grave blessure qui la mit à deux doigts de la mort. Elle avait alors cinquante-huit ans, mais l’amour d’un médecin de ses amis la sauva. Ce fut lui qui, la tourmente passée, l’obligea à regagner Venise où les grands-parents d’Aldo l’accueillirent en reine. De ce jour et à l’exception de quelques voyages à Paris et en Auvergne chez son amie Hortense de Lauzargues, donna Felicia ne quitta plus le palais Morosini où elle occupait auprès d’Aldo la place de la grand-mère défunte.

En dépit de la fatigue due à cette journée et à la nuit de voyage qui l’avait précédée, Aldo trouva tant de douceur à ce repas d’ombres qu’il le prolongea sans même songer à allumer une cigarette, écoutant les bruits de la maison. Ceux du dehors aussi : le tintement des gondoles amarrées contre les piliers rubannés des palli, un écho de musique au fond de la nuit, la sirène d’un navire entrant ou sortant du bassin de Saint-Marc. Et puis la voix de Cecina, le bruit discret des pas de Zaccaria apportant une dernière tasse de café. Tous ces riens retrouvés lui rendaient insupportable l’idée de se séparer de son palais.

Bien sûr, il y avait la solution suisse mais plus il y pensait, plus elle lui déplaisait. Au moins autant qu’aux deux nobles dames dont il sollicitait le conseil : l’une comme l’autre concevait seulement le mariage dans l’amour ou, tout au moins, dans l’estime mutuelle. Qu’il se laissât acheter leur ferait horreur...

Mais que faire ?

À ce moment, le regard d’Aldo, suivant les volutes bleues de la cigarette qu’il avait enfin allumée, tomba sur une statue chinoise de l’époque Tang, celle d’un génie guerrier grimaçant, qu’il avait toujours détestée. Sa valeur était incontestable et il s’en débarrasserait sans peine aucune. Se souvenant alors des coupes sombres effectuées par

Adriana dans ses possessions et du fait que donna Isabelle les avait approuvées, il sentit qu’il y avait une bonne réponse à ses questions muettes. Sa demeure contenait un nombre incroyable d’objets anciens dont certains lui étaient chers, d’autres beaucoup moins. Ce n’étaient pas les plus nombreux et il faudrait déployer un certain courage avais les circuits d’antiquités pouvaient être un bon moyen de retrouver la trace du saphir. En outre, les conseils ne lui manqueraient pas : il comptait parmi ses amis parisiens un homme de goût et d’expérience, Gilles Vauxbrun, dont le magasin de la place Vendôme était l’un des plus beaux de la capitale. Celui-là ne refuserait pas de guider ses premiers pas.

Lorsqu’il abandonna le salon des Laques pour regagner sa chambre, Aldo souriait. Il monta lentement, polissant son idée, la caressant même tandis que son regard commençait à effectuer un choix, pour ne pas dire un tri. Avec un peu de chance, il arriverait peut-être à sauver sa maison et – pourquoi pas ? – à refaire fortune ?

C’est ainsi que le prince Morosini devint antiquaire...


Première partie L’HOMME DU GHETTO

Printemps 1922

  CHAPITRE 1 UN TÉLÉGRAMME DE VARSOVIE  

– Vous avez raison : c’est une pure merveille ! Morosini prit entre ses doigts le lourd bracelet moghol où, enchâssée dans de l’or ciselé, une profusion d’émeraudes et de perles enveloppait d’une folle végétation un bouquet de saphirs, d’émeraudes et de diamants. Il le caressa un moment puis, le posant devant lui, il attira d’une main une forte lampe placée sur un coin de son bureau et l’alluma pendant que, de l’autre, il encastrait dans son orbite une loupe de joaillier.