Le temps était clair et beau, l’atmosphère était sereine. Des enfants parcouraient les quelques rues du village en chantant des Noëls, s’arrêtant dans les maisons pour recevoir un gâteau ou une pièce de monnaie. Leurs voix fraîches chantaient : Il est né le divin enfant… ou encore Les anges dans nos campagnes…, pas toujours très juste, mais avec tant de conviction et d’entrain que c’était plaisir de les entendre.
Toujours aussi délicate, Mme Morizet s’était excusée auprès d’Hortense de lui imposer ainsi la visite de gens qui n’étaient peut-être pas, pour elle, d’un grand intérêt. Mais la jeune femme la rassura :
— Je tombe chez vous comme la foudre et vous voudriez que je désorganise complètement vos projets ? Je serai ravie de voir vos amis. Dites-moi seulement si j’ai déjà rencontré ces personnes aux temps où j’habitais chez vous sous le nom de Mme Coudert ?…
En effet, quand, fuyant son oncle le marquis de Lauzargues, elle avait trouvé grâce à Vidocq refuge chez Mme Morizet, on l’y avait connue sous ce nom passe-partout qui ne tirait pas à conséquence autant qu’un titre de comtesse.
Mme Morizet admit qu’en effet ses cousins avaient déjà rencontré « Mme Coudert » et qu’il vaudrait peut-être mieux qu’on ne leur en apprît pas davantage :
— Ce sont de braves gens, mais ils sont un peu bavards et très férus de noblesse. Ils seraient sans doute très heureux de dîner en compagnie de Mme de Lauzargues, mais le lendemain tout le pays le saurait. Je ne pense pas que vous souhaitiez cela ?
Ce fut donc, comme par le passé, Mme Coudert que le couple Brodier et les dames Menu et Clinchant rencontrèrent dans le salon fleuri de leur vieille amie pour les paisibles agapes de Noël. On parla de tout et de rien, mais surtout d’histoires locales qui n’intéressaient pas beaucoup Hortense, mais qui lui permirent au moins de garder un silence souriant assez confortable pour elle et tout à fait satisfaisant pour les autres. Elle répondit avec grâce à quelques questions sur la vie à Saint-Flour, puisque c’était là que « Mme Coudert » était censée habiter, et cette journée de Noël, un peu éprouvante pour quelqu’un qui brûlait d’entrer en action, s’acheva finalement le mieux du monde.
Vidocq vint le lendemain apporter à Mme Morizet quelques œufs des poules que sa femme, Fleuride, élevait : bon prétexte pour s’entretenir avec Hortense. Celle-ci lui raconta sa visite rue de Babylone et ce qu’elle y avait appris. L’ancien policier fronça les sourcils :
— Savoir qui est derrière tout cela est une bonne chose, mais cela ne nous avance guère au fond. Paris est grand et pour trouver cet homme…
— Mais je ne veux pas qu’on le trouve ! coupa la jeune femme. Pas plus que je ne souhaite le rencontrer : je n’ai qu’un espoir : réussir à libérer Mme Morosini et partir avec elle pour l’Auvergne le plus tôt possible…
— Encore faut-il que vous puissiez y parvenir. En outre, quand on se sait un ennemi, il est de bonne guerre de le surveiller. Donnez-moi son signalement. Vous dites qu’il s’appelle Patrick Butler, armateur à Morlaix et que c’est par Buchez et Rouen l’Aîné que vous avez fait sa connaissance ? Je les verrai tous les deux ce soir même. Ils pourront peut-être m’en apprendre davantage. En outre, je me renseignerai à la police. On peut toujours faire le tour des hôtels élégants. Cet homme-là ne doit pas descendre dans une gargote…
— Il est peut-être descendu chez un ami ? Soyez prudent, en tout cas. Il doit avoir de grandes relations a la police pour avoir pu s’emparer si facilement de Felicia…
— Moi aussi, j’ai des relations, madame la comtesse. Moins hautes peut-être, mais tout aussi efficaces. Je saurai le fin mot de cette vilaine histoire ou je ne m’appelle plus Vidocq. Quant à vous, ne manquez surtout pas cette promenade à laquelle vous convie votre ami Delacroix. Elle pourrait être des plus intéressantes.
— En vérité, je ne vois pas du tout. Pourquoi ?
— C’est assez simple pourtant : le mardi et le jeudi, quel que soit le temps, le roi fait, à pied, une promenade dans le jardin des Tuileries. Avec un peu de chance, vous pourrez lui parler…
— Il se laisse aborder si facilement en public ?
— Non. Mais quand il reconnaît quelqu’un, il lui arrive de l’appeler auprès de lui. Votre peintre doit compter là-dessus.
Forte de cette assurance, Hortense employa le reste de sa journée à une visite dans les bureaux de la banque Granier, rue de Provence. Son père, le banquier Henri Granier de Berny, en avait été le fondateur et en avait fait l’une des plus puissantes maisons de Paris, au temps de l’Empire, avant de mourir assassiné avec sa femme. Le fils d’Hortense était à présent l’héritier des parts de son grand-père amputées de ce qu’avait coûté à la banque la gestion désastreuse du prince San Severo[6] mais cela constituait encore une assez jolie fortune pour que la jeune femme pût réclamer l’aide de la banque dans n’importe quelle circonstance. D’autant que désormais elle savait retrouver rue de Provence son ami Louis Vernet qui, en dépit de son infirmité, avait été réintégré, à la demande d’Hortense et au moment du changement de règne, dans l’un des postes principaux. Et elle n’imaginait pas un seul instant que l’ancien homme de confiance de son père pût refuser de soutenir une juste cause.
Et, de fait, Louis Vernet l’accueillit avec une amitié véritable et une joie qui était visiblement sincère. Le retour aux affaires avait rendu une sorte de santé au jeune fondé de pouvoir, à défaut de lui rendre l’usage de ses jambes qui demeuraient cachées sous un plaid écossais.
— Vous voyez, dit-il en souriant, je suis redevenu presque le même que par le passé. Chaque matin, ma voiture m’amène de ma rue arancière et me ramène chez moi le soir. Et cela, c’est grâce à vous. Peut-être ces messieurs n’auraient-ils pas songé à me rendre un poste si vous ne l’aviez demandé si instamment. Je sais que cela a été l’objet de la première lettre que vous avez adressée ici.
— Je savais que le travail vous ferait du bien. Peut-être votre mère n’est-elle pas du même avis ?
— Ma mère ne cessera jamais de trembler pour moi. Elle m’accompagne le matin et revient me chercher le soir, exactement comme lorsque j’étais petit garçon et qu’elle me conduisait au collège. Mais elle a compris que j’avais besoin de tout cela, ajouta-t-il en désignant du geste l’austère bureau vert olive demeuré fidèle au style Empire où de grands cartonniers et une bibliothèque d’acajou occupaient la majeure partie des murs. A présent, dites-moi ce que vous êtes venue me demander. Vous avez besoin d’argent… ?
— Pas vraiment… mais ce n’est pas exclu. En fait, je suis venue vous poser des questions. La première est celle-ci : on dit que notre banque a, comme la banque Laffitte, contribué à mettre Louis-Philippe sur le trône ? Est-ce vrai ?
— C’est vrai. Moins que la banque Laffitte, malgré tout. C’est sans doute pourquoi notre directeur, M. Sonolet, n’est pas ministre, dit Vernet avec un sourire.
— Mais suffisamment tout de même pour espérer que, si je demande une grâce au roi, elle ne sera pas refusée ?
— Une grâce ! Quel genre de grâce ?
— La libération d’une amie jetée injustement en prison. Une amie qui s’est dévouée sans compter pour moi, à qui je dois la vie, et plus encore peut-être…
Rapidement, Hortense conta la mésaventure de Felicia, insistant sur la lâcheté du piège tendu et sur la honte qu’il y avait pour un roi, tout nouvellement intronisé, à laisser se produire, sous le couvert de sa police, des faits aussi odieux. Louis Vernet l’écouta avec une grande attention, accoudé à son bureau et le menton dans la main. Il n’y avait plus l’ombre d’un sourire sur son visage et, un instant, Hortense sentit son cœur trembler. Est-ce que cet homme dont elle avait appris à apprécier le caractère élevé allait l’abandonner ? Le silence qui suivit son récit lui parut accablant et, angoissée, elle s’apprêtait à le rompre quand Louis Vernet demanda d’une voix très douce :
— Qu’attendez-vous au juste de moi, madame de Lauzargues ? Que la banque en chœur aille sommer le roi de remettre votre amie en liberté ?
— Certainement pas. J’aimerais seulement que vous me donniez une lettre que je pourrais remettre au roi, une lettre disant que la banque Gravier de Berny serait profondément reconnaissante si Sa Majesté voulait bien m’entendre favorablement. Je sais, ajouta-t-elle vivement, que notre nouveau souverain aime l’argent et je suis toute disposée à abandonner, à son profit… ou au profit de l’un de ses enfants, quelques-unes de mes parts personnelles. Suis-je assez claire ?
Le sourire revint sur l’étroit visage du fondé de pouvoir, tandis qu’une petite flamme amusée s’allumait dans ses yeux bleus :
— Tout à fait claire, madame la comtesse, et je vois avec plaisir que le séjour de la province ne vous fait pas perdre de vue les événements parisiens. C’est… le testament du prince de Condé qui vous a donné cette idée ?
— On ne peut rien vous cacher.
— C’est une bonne idée. J’ignore ce qui se passera au conseil d’administration lorsque j’en ferai part à ces messieurs. Il est probable que certains renâcleront. Mais j’en fais mon affaire. Et après tout, vous êtes la fille de notre fondateur, la mère de notre futur président et je ne vois pas comment nous pourrions refuser de vous aider dans une circonstance qui vous touche de si près.
— J’aurai ma lettre ? s’écria la jeune femme qui n’osait encore croire à sa victoire.
— Vous allez l’avoir tout de suite. Ma signature suffira, je pense.
Il prit dans un tiroir une feuille de papier à en-tête de la banque, choisit une plume d’oie neuve et se mit à écrire lentement, calmement, en homme conscient d’être en train de rédiger un document d’importance. Puis, la lettre achevée, sablée, pliée et cachetée, Louis Vernet prit sur son bureau la clochette d’argent qui lui servait à appeler son secrétaire. Celui-ci parut presque aussitôt.
— Apportez-moi mille louis ! ordonna-t-il. Mme la comtesse de Lauzargues, ici présente, a besoin de cette somme. Je vais rédiger le reçu moi-même…
Joignant le geste à la parole, il prit un autre papier dans un classeur, écrivit quelques mots et tendit la plume à Hortense :
— Voulez-vous signer, madame la comtesse ?
— C’est une grosse somme, dit celle-ci, et je ne vous ai pas demandé…
— Je sais. Mais il faut tout prévoir. Même les mauvaises humeurs et l’ingratitude royale.
— En ce cas, pourquoi cet argent ?
— Parce que tout s’achète… et qu’une évasion bien montée, cela coûte toujours assez cher. J’espère seulement que vous ne serez pas obligée d’en venir là mais, le cas échéant, je crois que vous trouverez dans votre ami Vidocq un orfèvre en la matière. A présent, voulez-vous me permettre de vous donner encore un conseil ? Au cas où le roi ne semblerait pas disposé à vous écouter ?…
— Mais… Je vous en prie.
— Depuis cette révolution de Juillet qui a changé tant de choses, il existe en France une force nouvelle avec laquelle il convient à présent de compter, une force que le roi redoute parce qu’il ne sent pas son trône encore bien solide. Cette force, c’est la presse. Elle a été à l’origine du soulèvement du peuple et elle n’entend pas le laisser oublier. Ivre de sa liberté toute neuve qu’elle a ramassée sur les barricades, elle en use par l’écrit et par les illustrations. Les journaux ne font pas de cadeaux au roi, et bien qu’il ne règne que depuis peu, il a déjà appris à les redouter. Si vous sentiez la partie perdue, il y a peut-être là une dernière carte à jouer. Ne 1’oubliez pas et revenez me voir dans ce cas.
Hortense avait des ailes, un moment plus tard, en descendant, pour rejoindre sa voiture, le noble escalier de pierre sur la rampe duquel s’était appuyée si souvent la main de son père. Avec ses mille louis et sa lettre accréditive bien rangés dans le portefeuille qu’elle serrait contre elle, il lui semblait que rien ni personne ne pourrait désormais l’empêcher d’atteindre son but. Et ce fut le cœur joyeux qu’Qelle regagna la maison de la chaussée de l’Étang, à Saint-Mandé, où l’attendait Mme Morizet.
— Vous semblez prête à vous lancer à la conquête du monde, lui dit la vieille dame en la voyant revenir, ses yeux dorés brillant comme de petits soleils.
Pour toute réponse, Hortense se jeta dans ses bras et l’embrassa puis ajouta :
— J’ai un véritable espoir, chère madame Morizet, et cela vaut toutes les conquêtes… Si je m’écoutais, nous ferions la fête ce soir !
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