— Ce sont là de bien grands noms d’Italie ! Donc vous me disiez que la comtesse Morosini avait été jetée en prison, par erreur, mais en prison tout de même ? En général, il faut faire quelque chose pour en arriver là. Pour quelle raison a-t-elle été arrêtée ?

— Terrorisme, sire ! Et comme Louis-Philippe avait un haut-le-corps qu’elle jugea peu encourageant, elle se hâta d’ajouter : Si le roi le permet, je lui ferai le récit exact de ce qui s’est passé.

— J’allais vous en prier. Mais soyez claire, s’il vous plaît… et point trop longue !

Aussi succinctement que possible, mais en prenant soin de bien choisir ses mots, Hortense raconta l’aventure de Felicia et, sans nommer personne, laissa entendre qu’une obscure machination, une vengeance peut-être était à la base du drame.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’on s’est obstiné à la traiter en homme et à ne la connaître à la Force que sous le seul nom d’Orsini ?

— Je ne comprends pas davantage, madame… sinon peut-être qu’il est plus facile de faire disparaître quelqu’un qui n’existe pas. Mais vous racontez fort bien. Etiez-vous donc présente au moment de cette descente de police au café Lamblin ?

— J’étais sur mes terres d’Auvergne, sire, et bien loin de me douter de ce qui se passait à Paris.

— D’où tenez-vous, dans ce cas, ce récit particulièrement vivant ?

— D’un ami pour qui les dessous de la police ne semblent pas avoir beaucoup de secret. Il s’appelle François Vidocq !

De la façon la plus inattendue, Louis-Philippe éclata de rire :

— Vous connaissez cet ancien gibier de potence ? C’est proprement impensable quand on vous regarde, madame !

— Je ne sais pas, sire, mais le fait est que je le connais et même que je le tiens pour un ami fidèle. Ce qu’il me dit, je le crois.

— Et vous pourriez bien avoir raison. Pendant des années, Vidocq a été l’homme le mieux renseigné de France. Quelque chose me dit qu’il n’a pas changé. Vous me donnez une idée, d’ailleurs. J’aurais peut-être intérêt à lui rendre du service. Que fait-il en ce moment ?

— Il dirige une petite entreprise de papeterie qu’il a créée à Saint-Mandé, mais je ne suis pas certaine que ses affaires aillent au mieux.

— Vous ne m’étonnez pas ; pour qu’un homme comme lui s’intéresse vraiment au papier, il faut qu’il y ait quelque chose d’écrit dessus. Et de préférence quelque chose d’important. Mais revenons à Mme Morosini. Il y a tout de même une circonstance assez peu claire dans son histoire : que faisait-elle habillée en homme au café Lamblin, ce repaire de demi-soldes et de bonapartistes… pour ne pas dire de carbonari ? Personne, j’imagine, ne l’y a traînée de force ?

Le regard d’Hortense croisa celui de Delacroix et elle y lut une inquiétude. Peut-être craignait-il qu’elle ne s’embarquât dans une histoire peu vraisemblable ? Mais elle était décidée à dire les choses aussi franchement que possible.

— Elle est bonapartiste, sire, et ne s’en cache pas. Voici deux ans, son époux, Angelo Morosini a été fusillé par les Autrichiens, à Venise. Elle a dû fuir et elle est venue se réfugier en France… en dépit du fait que l’Empire n’était plus qu’un souvenir. Elle en a gardé, comme tant d’autres, une certaine nostalgie.

— Une nostalgie qui la poussait à conspirer contre mon cousin Charles X, si je ne me trompe ?

Delacroix décida alors qu’il était temps pour lui de se mêler au débat :

— Elle conspirait surtout contre toute forme d’oppression. Durant les journées de Juillet, les carbonari, bonapartistes ou républicains se sont bien battus, sire. La comtesse Morosini a fait le coup de feu, elle aussi, sur la barricade du boulevard de Gand. Elle y a même été blessée.

Louis-Philippe se tourna vers le peintre et le considéra un instant avec une surprise amusée.

— Parce que vous la connaissez aussi, monsieur Delacroix ? Quelle flamme ! Vous en parlez comme d’une héroïne !

— C’en est une, sire, et des plus fières. Il est vrai que je la connais et que je l’admire. J’ajoute, si le roi le permet, que lui aussi la connaît.

— Moi ?

— Oui, sire ! Pour cette Liberté que le roi veut bien admirer, c’est son visage que j’ai peint.

— La Liberté ? Celle de la barricade ?

— Elle-même, sire. La comtesse Morosini a bien voulu me servir de modèle. Et je supplie le roi d’user de son pouvoir pour faire cesser une iniquité due sans doute à quelqu’un de ces éléments troubles qui subsistent encore dans sa police. Naguère, on n’aimait pas beaucoup la comtesse Morosini à la Cour de Charles X, mais M. de Talleyrand et Mme la duchesse de Dino la recevaient avec amitié. S’ils n’étaient en Angleterre, ils seraient certainement les premiers à demander sa libération.

Louis-Philippe quitta son fauteuil et se mit à arpenter le tapis de son cabinet. Le pli était plus creux encore entre ses sourcils et Hortense, qui avait repris espoir, sentit son cœur se serrer de nouveau. Elle jeta un regard suppliant à Delacroix qui se hasarda à demander :

— Puis-je me permettre de demander respectueusement si quelque chose tourmente le roi ?

Celui-ci arrêta sa promenade et regarda tour à tour les deux jeunes gens :

— Je veux bien vous croire, mais il y a tout de même cette bombe… ici… au Palais-Royal ?

Delacroix comprit que l’indécision, cette mortelle indécision qui allait empoisonner tout le règne et que seule Madame Adélaïde, la sœur très écoutée de Louis-Philippe, réussissait à vaincre, remettait tout en cause. Il s’agissait, à présent, de l’emporter de haute lutte.

— Sire, dit-il, ne serait-il pas plus utile de savoir qui a apporté cette bombe au café Lamblin afin de punir à coup sûr plutôt qu’en laisser peser la responsabilité sur une innocente ? Sur mon honneur, je jure que la comtesse Morosini n’avait jamais vu cette bombe. Je suis prêt à en répondre.

— Moi aussi, dit Hortense en écho.

— Il est certain que, si vous en répondez… Je vous connais, mon cher peintre, et je sais qui vous êtes mais vous, madame, à y regarder de près, je ne vous connais pas du tout… Vous êtes la fille d’Henri Granier de Berny, sans doute… mais rien ne le prouve et…

Rapidement, Hortense fouilla son réticule et en tira le papier que lui avait remis Louis Vernet :

— Ceci le prouve, sire. Le fondé de pouvoir de la Banque y supplie le roi de bien vouloir m’entendre et ajoute qu’au cas où le roi accepterait, notre maison lui en serait… reconnaissante. M. Louis Vernet m’a donné toutes assurances à cet égard…

Une petite lumière brilla fugitivement dans l’œil gris-bleu du roi, perçant le nuage qui, depuis quelques instants, s’y était amassé :

— Ah ! dit-il seulement en retournant s’asseoir à son bureau. Il s’installa confortablement dans son fauteuil et frotta légèrement ses mains l’une contre l’autre.

— Dans ce cas, je pense, dit-il après un court silence, qu’il faut vous donner satisfaction…

Il prit une feuille de papier aux armes, y écrivit rapidement quelques mots qu’il relut avant de les sabler :

— Voilà l’ordre d’élargissement du nommé Felix Orsini que le concierge de la Force devra, en échange de ceci, vous remettre demain matin avant midi… Mais je mets à cette libération une condition.

Déjà à genoux pour recevoir le précieux papier, Hortense leva la tête pour que son regard puisse rencontrer celui du roi :

— J’y souscris d’avance, sire !

— Vous me répondrez… sur votre tête des agissements à venir de la comtesse Morosini. Ceci pour pallier d’éventuels attentats. Vous veillerez personnellement à ce qu’elle quitte Paris dans les plus brefs délais et vous assurerez vous-même sa surveillance.

— Moi-même ? Mais, sire, ma vie et celle de mon amie sont différentes. J’habite un petit château perdu au cœur de l’Auvergne et je ne puis l’obliger…

— C’est à prendre ou à laisser, madame. Ou bien vous vous en occupez, ou bien elle reste où elle est !

— Ce serait trop injuste, sire !

— Peut-être mais c’est ainsi. Choisissez !

— Je n’ai pas le choix. De toute façon, je comptais lui offrir l’hospitalité… au moins pour un temps.

— Eh bien, ce temps sera plus long que vous ne pensiez. Voilà votre ordre d’élargissement. Je vous salue, madame… de Lauzargues ? C’est bien cela ?

— C’est bien cela. Je remercie… infiniment le roi d’avoir fait droit à ma prière. Ma reconnaissance…

— Laissez, laissez ! Prenez seulement la peine de faire savoir à ces messieurs de la banque Granier qu’ils ont été exaucés.

Ce fut sans échanger une parole qu’Hortense et Delacroix quittèrent le cabinet royal, descendirent l’escalier et traversèrent la cour d’honneur. Ce fut seulement quand ils eurent quitté le palais que le peintre, après avoir pris son amie sous le bras pour l’entraîner d’un pas vif, déclara :

— Vous avez entendu ? fit-il entre ses dents. Il a écrit Felix Orsini. Or ni vous ni moi n’avons prononcé un prénom… que d’ailleurs nous ignorions. Il était au courant.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. En tout cas, vous avez eu raison de mettre votre banque en avant. Cela a été du meilleur effet. Je ne suis pas certain que nous nous en serions tirés sans cela. J’ai bien peur, ma chère amie, que ce roi-là n’ait pas la grandeur que l’on souhaiterait sur un trône. Il y a du commerçant en lui. Que voulez-vous faire à présent ?

— Rentrer le plus vite possible à Saint-Mandé. Je suis morte de fatigue, mon ami… J’ai besoin d’une bonne nuit !

— Je le crois volontiers. Je vais vous trouver une voiture et vous souhaiter un bon repos. Nous nous retrouverons demain matin devant la prison de la Force. Voulez-vous à 10 heures ?

— Vous voulez venir avec moi ?

Pour la première fois depuis leur entrée commune au jardin des Tuileries, Delacroix se mit à rire, un rire joyeux qui découvrit ses dents éclatantes tout en trahissant un profond soulagement.

— Voir ma Liberté sortir de prison ? Pour rien au monde, je ne manquerais ce spectacle. Et puis, sincèrement, je vous vois mal discuter seule avec un concierge de prison. Ces gens-là ne sont guère fréquentables pour une jolie femme et il vaut mieux que je me charge des formalités désagréables…

Spontanément, Hortense se haussa jusqu’à sa joue et y posa un baiser rapide.

— Je ne remercierai jamais assez la Providence de m’avoir donné un ami tel que vous. Puis-je abuser et vous demander encore un service ?

— Bien sûr ! Je suis dans mon jour de grandeur d’âme, profitez-en !

— Voulez-vous passer rue de Babylone prévenir Timour ? Je suis certaine qu’il voudra être là lui aussi… et je n’ose pas trop m’aventurer là-bas.

— C’est trop naturel. Comptez sur moi, je vais y passer sur-le-champ. Tenez ! Voilà un fiacre qui va faire votre affaire ! En revanche, je crois qu’il va vous falloir quelque patience : il y a beaucoup de circulation à ce que l’on dirait et, sur les Boulevards, cela pourrait être pire…

Un instant plus tard, la portière se refermait sur Hortense qui, après avoir adressé, de la main, un dernier signe à son ami, se laissa aller, avec un soupir de bonheur, contre le drap bleu point trop usagé de la voiture. Elle éprouvait une merveilleuse sensation de délivrance et voulait la savourer pleinement. Peu lui importait que la rue de Richelieu fût encombrée d’équipages variés et que l’on n’y avançât qu’au pas ! Une invisible main venait de lui ôter, de sur la poitrine, le poids intolérable qui l’oppressait depuis son départ de Combert. Là, dans son réticule, elle tenait tout contre elle la clef de la prison de sa chère Felicia et l’avenir lui paraissait à présent aussi bleu qu’il avait été noir.

Bientôt, toutes deux reprendraient ensemble le chemin de l’Auvergne. Felicia, après cette terrible épreuve, devait avoir un immense besoin de repos et nulle part ailleurs elle ne le trouverait plus complet, plus chaleureux qu’auprès de la cheminée de Combert. La solitude de l’hiver lui apporterait de grandes possibilités de réflexions sur la direction qu’elle pensait pouvoir donner à sa vie dans l’avenir. Et Hortense envisageait avec plaisir l’idée de se charger de son amie comme on lui en avait arraché la promesse…

Une petite voix lui suggérait bien que Felicia, ardente et passionnée, ne s’accommoderait peut-être pas très longtemps de couler des jours sans but véritable, dans un hameau situé entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, mais elle la rejeta comme importune. Felicia devait être abattue par sa détention. Elle apprécierait à sa juste valeur le calme et la tranquillité qu’Hortense se proposait de lui offrir. Et puis, elle serait sans doute infiniment heureuse d’assister au mariage de son amie. Si mariage il y avait…