A présent qu’elle était rassurée sur le compte de Felicia, Hortense s’apercevait avec étonnement qu’elle avait un peu oublié Jean et les problèmes que lui posaient leur situation irrégulière, son mensonge et le désir qu’avait Jean de se faire le gardien de Lauzargues. Mais curieusement, dans cette voiture parisienne qui allait à une allure d’escargot, ces soucis personnels perdaient de leur acuité. Peut-être parce que l’image de Felicia et le drame qu’elle vivait l’emportaient sur toutes choses. En outre, Hortense savait à quel point son amie pouvait être de bon conseil et elle se découvrait un grand besoin de sa présence car Felicia, en vraie force de la nature, ne s’avouait jamais vaincue et savait comment sortir des situations les plus difficiles. En vérité, ce serait une grande joie de la retrouver même si c’était pour s’entendre dire des vérités premières sur sa façon de se conduire avec Jean…
Sur son siège, le cocher ronchonnait. La voiture, en effet, avançait à peine. Mais Hortense, au fond, n’était pas vraiment pressée et elle se penchait déjà pour lui conseiller un peu de patience quand la portière s’ouvrit. Un homme sauta dans la voiture en criant au cocher :
— Allez jusqu’au boulevard et arrêtez-vous !
Puis, se tournant vers la jeune femme qui le regardait, effarée :
— Ma chère madame Kennedy, vous n’imaginez pas comme je suis heureux de vous rencontrer…
Il ôtait son chapeau pour un salut ironique. Hortense vit flamboyer son épaisse chevelure rousse mais elle avait déjà reconnu Patrick Butler…
CHAPITRE V
LE DOS AU MUR
Le cœur arrêté, Hortense contemplait l’envahisseur. C’était bien lui, il n’y avait aucun doute ; elle reconnaissait ce visage large à la peau tannée par la mer et le vent, ces traits fortement burinés, ces yeux couleur de feuilles nouvelles qui la regardaient avec l’expression de cruauté satisfaite du chat qui s’apprête à dévorer une souris. Il y eut un moment de silence où Hortense et Butler se mesurèrent du regard comme deux duellistes au moment d’engager le fer.
Un brusque réflexe de défense jeta la jeune femme sur la portière. Elle allait sauter, se perdre dans la foule… La voiture pourtant allait plus vite maintenant, mais Hortense ne songeait qu’à échapper à cet homme qui ne pouvait lui vouloir que du mal. Vain espoir : une main aussi dure que du bronze s’était déjà abattue sur son bras et le retenait fermement.
— Restez tranquille ! Vous savez très bien que vous ne m’échapperez pas ! Je vous tiens et je vous tiens bien ! J’ai eu assez de mal pour y arriver.
— Comment m’avez-vous retrouvée ? Comment êtes-vous là, dans cette voiture, à cet instant ?
Il eut un sourire et, sans lâcher le bras d’Hortense, s’installa plus confortablement dans les coussins.
— Je ne veux pas me faire plus habile que je ne suis. Aujourd’hui, j’ai été servi par une chance véritablement insolente car, en vérité, je ne pensais pas que le Turc aurait déjà réussi à vous faire sortir de votre trou. Mais je prenais l’air aux Tuileries cet après-midi et, tout à coup, miracle ! Je vous ai vue apparaître ! Quand on veut passer inaperçue, ma chère, ce n’est pas une bonne idée que d’aller faire des révérences à un roi et de l’accompagner, au vu de toute une ville, jusqu’à sa résidence. Je n’ai plus eu qu’à vous suivre… et à exercer ma patience. Vous êtes restée assez longtemps au Palais-Royal, il me semble ?
La voix du cocher vint l’interrompre. Le bonhomme avait arrêté sa voiture et criait :
— Hé, bourgeois ! On est au Boulevard ! Qu’est-ce que je fais ?
— Conduisez-nous rue Saint-Louis-en-l’Ile, cria Butler en retour.
— On ne va plus à Saint-Mandé ?
— C’est donc là que vous vous cachiez ? dit Butler en regardant Hortense avec son sourire de loup, puis, plus haut :
— Non, nous n’allons plus à Saint-Mandé !
— Mais moi je veux y aller, cria Hortense. Cocher ! Faites ce que…
La main de l’armateur, brutalement appliquée sur sa bouche, étouffa la fin de la phrase. De son autre main, il maintenait fermement la jeune femme contre lui.
— On fait ce que je dis ! articula-t-il. Nous avons à parler, vous et moi, et j’entends que nous le fassions dans un endroit tranquille.
— Il me semblait que l’intérieur d’une voiture était un endroit suffisamment tranquille ? lança Hortense que la colère envahissait. Dites ce que vous avez à dire et finissons-en !
— Oh ! Il me faut plus que quelques minutes. Vous m’avez, ma chère… madame Kennedy, fort agréablement mené en bateau. Souffrez qu’à présent je vous mène, en voiture, là où je le désire. Vous avez tout intérêt à m’entendre. Vous et surtout votre amie, cette chère Mlle Romero qui porte en réalité un si beau nom romain. Je savais bien qu’elle avait l’air d’une impératrice transalpine. Mais au fait, et vous ? Comment vous appelez-vous au juste ?
Elle le regarda avec une stupeur qu’elle ne songeait pas à dissimuler.
— Vous ne le savez toujours pas ? En dépit de tout ce que vous avez pu faire ?
— Eh non ! Le « bon cousin » qui, moyennant argent sonnant et trébuchant, m’a aidé à retrouver votre amie et à l’amener là où je le souhaitais ne connaissait qu’elle. Il savait qu’une amie l’accompagnait en Bretagne, mais il ignorait le nom véritable de cette mystérieuse dame et n’a pas réussi à l’apprendre. Les domestiques de la rue de Babylone sont aussi muets que la tombe. Quant à cette chère Felicia, malgré des visites que j’ai pu lui rendre dans sa prison, je n’ai pas pu lui arracher un mot en dépit des menaces que je faisais peser sur elle. Elle s’est contentée de me cracher au visage…
— Ce n’est pas l’envie qui me manque d’en faire autant, gronda Hortense. Ainsi, vous êtes allé la voir, la narguer dans sa prison ? Alors qu’elle est au secret ? N’importe qui peut donc faire ce qu’il veut dans les prisons du roi ?
— Nous vivons une période encore mal remise de ses troubles, une période où aucune direction bien nette n’est encore établie. Vous n’imaginez pas ce que, dans ces périodes-là, on peut obtenir avec une poignée d’or. Mais oublions tout cela puisque, grâce à Dieu, je viens de vous retrouver !
— Ne mêlez donc pas Dieu à vos vilaines actions, monsieur Butler. Tout n’ira pas toujours à votre fantaisie, croyez-le bien !
— Peut-être, mais pour le moment, c’est moi qui suis le maître du jeu. Souffrez que j’en profite ! Ah ! Nous arrivons !
Du pommeau de sa canne, il frappa à la vitre pour alerter le cocher :
— Arrêtez-vous devant la maison suivante, ordonna-t-il, et allez sonner. On nous ouvrira et vous nous déposerez dans la cour.
Un portail s’ouvrit en grinçant et la voiture cahota sur de gros pavés inégaux qui devaient dater au moins du Roi-Soleil, puis s’arrêta. Un valet qu’Hortense reconnut pour l’avoir vu dans la maison de Morlaix ouvrit la portière et baissa le marchepied. Patrick Butler sauta à terre puis offrit sa main gantée à Hortense pour l’aider à descendre. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans la cour d’un vieil hôtel particulier. Une cour et un hôtel qui n’étaient pas au mieux de leur entretien car des lézardes, légères mais réelles, se montraient dans les murs. De l’herbe brûlée par l’hiver poussait entre les pavés de la cour.
Butler, qui n’avait pas abandonné la main d’Hortense, l’entraîna à l’intérieur de la maison et lui fit monter un escalier de pierre aux marches usées dont certaines branlaient quelque peu.
— J’ai hérité cette maison l’an passé, expliqua-t-il. Je n’ai pas encore eu le temps, ni le goût, à dire vrai, de la faire remettre en état. Mais j’avoue qu’en ce moment je la trouve fort utile.
Il poussa une porte qu’il referma derrière lui d’un coup de talon après avoir fait entrer Hortense qu’enfin il lâcha.
— Voilà ! fit-il avec un rire que la jeune femme jugea des plus déplaisants. Ici nous allons pouvoir parler en toute tranquillité. Vous pouvez retirer votre manteau et votre chapeau et vous considérer comme chez vous. Vous n’y aurez pas froid.
Un bon feu flambait en effet dans l’antique cheminée, mais si Hortense s’en approcha, elle n’obéit cependant pas à l’invitation d’ôter son manteau. Cette pièce, en effet, n’était pas un salon comme elle le pensait mais bel et bien une chambre à coucher, prête d’ailleurs à accueillir quelqu’un car la couverture du lit était faite.
Le regard d’Hortense ne fit qu’effleurer ce lit qui était vieux, à colonnes avec des rideaux en tapisserie fanée, puis fit le tour de la pièce. Celle-ci avait dû être à la mode au temps des Précieuses et elle offrait un assez beau décor de panneaux peints où des traces de dorure se voyaient encore, mais autant sur les murs que sur les sièges, l’usure du temps se faisait sentir et, en dépit du feu, une vague odeur de moisi flottait.
L’examen de la jeune femme s’acheva par Patrick Butler sur lequel s’arrêtèrent ses yeux froids :
— Votre éducation ne s’est pas améliorée depuis notre dernière rencontre, fit-elle avec dédain. Vous devriez savoir qu’on ne reçoit pas une dame dans une chambre. Cet hôtel me semble assez vaste pour renfermer au moins un salon ?
— Il y en a quatre, mais encore plus vétustes que cette pièce. Et puis… pour le genre de conversation que nous allons avoir, belle dame, ajouta-t-il en appuyant intentionnellement sur le mot dame, une chambre me paraît un lieu tout à fait convenable. En fait, n’est-ce pas cette sorte d’endroit que vous m’aviez laissé espérer lorsque vous me disiez votre intention de me rejoindre à Brest ? Rappelez-vous !… Rappelez-vous avec quelle grâce vous acceptiez mes hommages… mon amour ! Vous saviez, n’est-ce pas, que je vous aimais ?… Que dis-je ? Que j’étais fou de vous et prêt à accomplir les choses les plus insensées pour vous gagner ! Allons ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit, certain jour ! Je vous ai dit que j’étais prêt à aller prendre au Taureau la place de l’homme que certainement vous souhaitiez délivrer, en échange d’une nuit d’amour ! Et vous, m’avez-vous assez juré que vous ne vous intéressiez à aucun prisonnier ? Que vous ne vouliez délivrer personne ?
— Nous n’avons délivré personne ! fit Hortense avec lassitude. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise, aussi mécontente d’elle-même et du rôle qu’elle avait dû jouer dans l’espoir d’aider Felicia à délivrer son frère. Chacun des reproches que Butler lui adressait était justifié… et jamais elle ne s’était sentie aussi humiliée… A présent, l’armateur riait.
— Je le sais bien que vous n’avez délivré personne ; mais uniquement parce qu’il est mort avant, n’est-ce pas ? Il s’appelait Gianfranco Orsini… le prince Orsini ! Oh, ne soyez pas surprise, je connais fort bien le gouverneur du château. Je n’ai eu aucune peine à apprendre ce qui s’était passé certaine nuit où vous auriez dû, en principe, être sur la route de Brest pour me rejoindre. Vous l’aimiez, n’est-ce pas, ce prince ? C’est pour lui que vous avez fait tout cela, joué ce rôle dégradant…
— Oui, c’est pour lui ! Mais je ne l’aimais pas.
— A d’autres !
— Je ne le connaissais même pas ! Mais, pour Felicia sa sœur, j’ai au moins autant d’affection que si nous avions eu la même mère. Nous avons été élevées ensemble et je ne pouvais refuser de l’aider. Son frère était tout ce qu’elle aimait au monde… avec moi peut-être !
Butler fit quelques pas dans la pièce dont le parquet au point de Hongrie craqua sous son poids. Il jeta son chapeau dans un coin, ôta le manteau à collets qui l’enveloppait et le lança sur un siège. La passion qui avait animé son visage tandis qu’il jetait ses reproches à la jeune femme semblait l’avoir abandonné. C’est très calmement qu’il vint vers elle, assez près d’elle pour qu’elle pût sentir à nouveau l’odeur légère de tabac anglais et de verveine qui imprégnait sa personne.
— Vous devez l’aimer beaucoup, en effet, ma belle inconnue, pour avoir accepté ce misérable rôle. Ou bien n’êtes-vous, après tout, qu’une bonne comédienne… une fille de théâtre peut-être ? Il en est de fort belles et tout à fait capables de jouer les grandes dames. Vous étiez parfaite dans votre personnage de lady irlandaise. Je crois vous l’avoir dit car je n’étais pas vraiment dupe. Alors ? De quels tréteaux sortez-vous ?
C’était plus qu’Hortense n’en pouvait supporter. Peu importait, après tout, que cet homme sût son nom puisqu’il savait déjà celui de Felicia et qu’il avait été assez habile pour la retrouver elle.
— Je suis la comtesse de Lauzargues. Hortense de Lauzargues. Je suis veuve et mère d’un petit garçon. A présent, vous savez la vérité. Oh, ne prenez pas cet air satisfait ! Vous pensez sans doute qu’en me traitant de fille de théâtre vous avez déclenché en moi une réaction d’orgueil ? Il n’en est rien… ou si peu ! J’avais déjà décidé de vous dire qui je suis. Je vous devais bien cela.
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