— Vous me devez encore bien autre chose, ma chère. Mais je suis content, je l’avoue, de vous connaître enfin sous votre véritable aspect. Hortense !… C’est un bien joli nom ! Surtout pour un homme chez qui les hortensias poussent comme de l’herbe au printemps. Vous vous souvenez de ma maison du Dourduff ? Ils étaient ce jour-là du même bleu que votre robe… du même bleu que le ciel. Et vous les avez admirés.
A nouveau il s’éloignait d’elle qui demeurait debout auprès de la cheminée, raidie dans un orgueil qui lui interdisait même de s’asseoir en dépit de la fatigue qu’elle sentait monter en elle. Il alla jusqu’à une lourde table aux pieds torsadés et s’assit sur l’un des coins, une jambe pendante, la regardant avec un demi-sourire.
— Vous étiez bien belle ce jour-là et moi j’étais bien fou. Mais je crois qu’aujourd’hui vous l’êtes encore davantage.
— Et vous êtes plus fou encore pour vous en être pris à une innocente…
— Pas si innocente que ça ! Elle vous a poussée à jouer avec moi ce jeu infâme. Elle méritait de payer et elle paie… comme vous allez payer vous aussi. Vous ne sortirez pas de cette chambre sans m’avoir appartenu !
Sous le choc du mot, Hortense recula et dut s’appuyer à la cheminée.
— Vous ne savez pas ce que vous dites, fit-elle d’une voix blanche. Je vous en supplie, laissez-moi partir ! Je reconnais que j’ai eu, envers vous, des torts immenses et je vous supplie de me les pardonner. Voilà des semaines que vous vous vengez de Felicia. Et de moi…
— Cela ne fait guère qu’un peu plus d’une heure, dit Butler en tirant de sa poche une grosse montre d’or. Je trouve que c’est un peu insuffisant. Voilà pourquoi j’entends que vous me payiez la dette que vous avez contractée envers moi lorsque vous m’avez obligé à vous aimer…
— Vous ne m’aimez pas, s’écria Hortense chez qui la colère remplaçait la peur. Pour oser demander froidement une chose pareille, il faut n’éprouver rien de ce qui fait l’amour. Quand on aime quelqu’un sincèrement…
— On se fait bêtement rouler. Eh bien, mettons que je ne vous aime pas. En revanche, je vous désire plus encore je crois que je ne vous désirais naguère. Et croyez-moi, ce n’est pas peu de chose. J’ai juré, entendez-vous ? j’ai juré qu’au jour où je vous retrouverais je vous posséderais. Et croyez-moi, je n’ai jamais manqué à ma parole. Surtout envers moi-même. Regardez ! Le lit est prêt. Il nous attend… Dans un instant, on va nous monter un souper agréable… du champagne. Et je vais allumer toutes les chandelles de cette chambre afin de lui donner un air de fête…
Joignant le geste à la parole, il prit un brandon dans le feu et se mit à allumer toutes les bougies qui se trouvaient sur la cheminée, sur la table, sur les chevets et sur divers meubles. Rapidement, la nuit qui commençait à envahir la pièce recula, disparut presque sous les bouquets de lumières.
— Je voudrais pouvoir faire entrer ici le soleil pour mieux éclairer vos yeux quand, tout à l’heure, le plaisir les fera pâlir… Je ne veux aucune ombre sur votre beauté lorsque, dans un instant, je vais la dévoiler. J’en ai tant rêvé, de ce corps que vous prétendez me refuser !
— Pour le coup, vous êtes fou ! cria Hortense, effrayée par le flamboiement d’un regard qui, à cet instant, était bien celui d’un homme qui a perdu la raison. Et je ne resterai pas ici une minute de plus !
Elle s’élança vers la porte mais, déjà, rejetant son brandon dans la cheminée, il l’avait rejointe, la ceinturait et l’arrachait à cette porte dont elle touchait presque le loquet. Un instant, ils luttèrent. Hortense, tenaillée par le désir éperdu d’échapper à son persécuteur, se battit farouchement, des pieds et des griffes, mais le combat était par trop inégal. Les muscles de Butler, développés par des années de navigation, vinrent à bout rapidement de la force uniquement nerveuse de la jeune femme. Elle se retrouva jetée sur le lit comme un simple paquet et maintenue par le poids du corps de son ennemi et par ses mains qui lui tenaient les poignets écartés de leurs deux visages.
— Une vraie chatte sauvage ! fit-il en riant, mais je ne déteste pas… à condition que cela ne dure pas trop longtemps. Vous m’avez fait mal, ma chère… Hortense ! C’est curieux, ce nom nouveau auquel je ne suis pas habitué. Depuis longtemps, dans mes rêves, vous êtes Lucy. Cela apporte dans notre histoire l’attrait de la nouveauté… Voyons à présent si cette Hortense que je tiens à ma merci vaut la Lucy de mes songes amoureux !
Il l’embrassa longuement, profondément mais sans brutalité superflue avec, au contraire, une science qui surprit la jeune femme et la raidit encore davantage. Si cet homme savait être un amant, il n’en devenait que plus dangereux et, en dépit de la fugitive tentation qui lui vint, elle ne lui rendit pas son baiser. Une tentation dont elle n’aurait su dire de quelle obscure profondeur de son être elle lui venait.
Il la lâcha bientôt avec un soupir de déception.
— Décidément, je préférais Lucy ! Vous êtes un glaçon, ma chère.
— Espériez-vous donc autre chose ? Une femme que l’on viole n’est certainement pas une partenaire agréable…
— N’en soyez pas trop sûre. Il y a une saveur âpre dans la violence… et il arrive même qu’elle s’achève assez bien après avoir commencé fort mal. Je vais dire que l’on nous monte du champagne… et aussi à souper. Cela vous donnera peut-être du ton.
Il se dirigea vers la sonnette dont le cordon de tapisserie pendait le long de la cheminée. Ce faisant, il ramassa, sur le tapis, le réticule d’Hortense qui était tombé durant la bataille et s’était ouvert. Le contenu en était à demi répandu, au milieu duquel une grande feuille de papier plié : l’ordre d’élargissement de Felicia. Que, bien sûr, Butler se hâta de lire. Il éclata de rire.
— Voilà donc, dit-il, ce que vous avez obtenu du roi ? Compliment ! C’est du beau travail. Notez que je m’attendais un peu à quelque chose de ce genre. C’était étrange cette rencontre aux Tuileries, ce retour dans l’escorte royale… et cette longue attente que j’ai dû subir avant de vous voir ressortir du palais !… Ainsi, vous alliez m’arracher ma meilleure arme ? Vous alliez gagner contre moi sans même que je m’en doute ? J’imagine que vous songiez à quitter Paris aussitôt ?
— Ce n’est pas certain, se hâta de dire Hortense, inquiète de ce grondement de colère qu’elle entendait monter dans la voix de Butler. Mais, je vous en prie, rendez-moi ce papier. Vous devez comprendre à quel point il m’est précieux…
— C’est à la portée du premier idiot venu, ma chère. Seulement, justement, je n’ai pas envie de vous le rendre.
— Je vous en prie : elle a assez souffert injustement ! Laissez-la revivre. Garder ce papier ne vous apportera rien. Je n’étais pas seule, chez le roi…
— Mais si vous ne le présentez pas demain matin à la Force, la libération pourrait se trouver différée… peut-être sine die ? J’ai bien envie de le jeter au feu !
— Non !
Le cri d’Hortense résonna à travers la vaste chambre, si haut qu’on dut l’entendre dans tout l’hôtel. Une fièvre monta aux pommettes de la jeune femme éperdue.
— Que voulez-vous, dit-elle d’une voix rauque, que voulez-vous pour me rendre ce papier ?
Il eut pour elle ce sourire de loup qui donnait à Hortense l’envie de lui sauter à la figure. Au bout de ses doigts, la grâce royale tremblait doucement dans le souffle qui venait du feu. Il suffisait d’un geste, d’un tout petit geste pour que les efforts d’Hortense, ses espoirs se trouvassent anéantis car, avec un homme aussi indécis que Louis-Philippe, il serait sans doute plus difficile d’en obtenir un second.
— Que voulez-vous ? dit-elle une troisième fois.
— Rien de plus que ce que je vous ai demandé tout à l’heure. Je vous veux.
Accablée de honte et de douleur, Hortense baissa la tête, s’efforçant désespérément de repousser loin d’elle l’image de Jean, le souvenir de Jean et de les remplacer par la pensée de Felicia attendant au fond d’une prison une libération qui ne viendrait peut-être plus jamais…
— Qu’il en soit fait comme vous le voulez ! soupira-t-elle. Vous pourrez me prendre sans que je me défende… mais, par pitié, éloignez ce papier du feu !
Le sourire s’accentua en même temps qu’étincelaient d’orgueil les yeux verts de l’armateur.
— Vous avez raison : il est bien précieux puisqu’il vous amène à composition. Tenez… je vais le poser là, ajouta-t-il en désignant la tablette de la cheminée. Vous pourrez l’y reprendre vous-même plus tard. Mais je ne le poserai que lorsque vous m’aurez donné un commencement de satisfaction.
— C’est-à-dire ?
— Je veux que vous vous déshabilliez ! Là, devant moi. Et entièrement.
— Vous voulez ?… oh non !
— Non ?
Le papier trembla un peu plus et la main de Butler pencha légèrement vers les flammes :
— J’ai vu vendre bien des femmes dans ma vie, dit-il lentement. Sous le soleil d’Afrique ou d’Orient, on les dépouille de tout vêtement afin que l’acheteur se rende mieux compte de ce qu’il achète. Moi, je vous achète pour une nuit avec cet ordre de libération. Je veux savoir si vous en valez la peine.
Hortense sentit des larmes lui monter aux yeux. Ce misérable entendait ne lui épargner aucune humiliation !… Hélas, il lui fallait en passer par ses exigences. Alors, elle ôta son manteau qu’elle laissa glisser à ses pieds, son chapeau qu’elle jeta plus loin et, de ses doigts qui tremblaient, défit la collerette de dentelle qui éclairait le velours noir de sa robe et commença à déboutonner celle-ci.
Quand la robe tomba, elle ferma les yeux. Les nombreuses lumières allumées par son bourreau la blessaient et puis elle ne voulait plus voir ce regard avide qui la détaillait, suivant chacun de ses gestes avec une attention maniaque. A l’aveugle, elle ôta un jupon, puis un autre, dégrafa le léger corset de coutil qui lui étranglait la taille, le laissa tomber. Quand elle n’eut plus sur elle qu’une mince chemise garnie de dentelle et le long pantalon brodé qui descendait jusqu’à ses chevilles habillées de bas de soie blanche, elle s’arrêta, les mains nouées sur sa poitrine en un geste de défense dérisoire contre le regard qu’elle sentait sur elle, plus brûlant, certes, que les flammes. Mais Butler n’était pas encore satisfait.
— Allons ! Encore un effort !… Je veux vous voir nue.
Fébrilement alors, Hortense dénoua le cordon qui retenait son pantalon, fit glisser les épaulettes de sa chemise et demeura droite dans la lumière sans plus aucun autre voile que ses bas et les escarpins dont les rubans croisés montaient jusqu’à ses mollets.
Les oreilles bourdonnantes, elle attendit ce qui allait venir… et ne venait pas. Elle percevait, tout proche d’elle, un souffle qui s’écourtait. Il y eut un bruit d’étoffes froissées, le double choc des bottes sur le parquet. Elle comprit qu’il se déshabillait et serra plus fort ses paupières. Son cœur battait dans sa gorge, l’étouffant à demi. Et, soudain, l’homme fut contre elle : une masse de muscles durs qui l’étreignaient, l’épousaient des épaules aux genoux. Hortense sentit ses lèvres dans son cou et son souffle brûlant :
— Tu es trop belle, gémit-il contre sa gorge. Tu vaux bien plus qu’un simple chiffon de papier. Et moi je crois que je ne t’oublierai jamais…
Déjà il la soulevait, l’emportait jusqu’au lit où il s’ensevelit avec elle. Une tempête de caresses et de baisers s’abattit sur la jeune femme qui, inerte et désespérée, se laissa emporter ; il lui semblait qu’elle était en train de mourir, que c’en était fini d’elle à jamais. Et puis quelque chose réagit en elle, quelque chose qui était la voix même de sa honte et de son impuissance et, à l’instant où Butler s’assouvit en elle avec un grognement animal, elle éclata en sanglots. De gros sanglots de petite fille malheureuse qui le dégrisèrent. Encore haletant, il se pencha sur elle, toucha du bout des lèvres ses joues mouillées, ses yeux fermés…
— Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il doucement. Je t’ai fait mal ?
Incapable de répondre, elle hocha la tête négativement. Comment expliquer à cet homme impitoyable que c’était à son âme, non a son corps qu’il avait fait mal et que, de cette blessure qu’il venait lui infliger, elle aurait du mal à guérir.
— Je t’ai atteinte dans ton orgueil, n’est-ce pas ? Mais le mien, as-tu jamais songé à ce que tu lui as fait endurer ?
Alors elle ouvrit les yeux, vit tout près de son visage le terrible regard vert qui la regardait sans le moindre brin de tendresse.
— Vous avez eu ce que vous vouliez, murmura-t-elle d’une voix qu’elle ne reconnut pas elle-même. Alors, à présent, laissez-moi m’en aller.
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