— Pas besoin de médecin ! Dans trois jours, vous ne me reconnaîtrez plus. Parlons de vous à présent et dites-moi comment vous avez réussi à me tirer de là.

Ce fut un récit à deux voix que la rescapée écouta avec une attention profonde sans faire le moindre commentaire et sans rien marquer de ses impressions profondes. Et ce fut seulement quand Delacroix eut achevé de raconter l’entrevue avec Louis-Philippe qu’elle sortit de son mutisme.

— Et vous appelez cela un roi ? s’écria-t-elle avec mépris. Un homme qui inaugure son règne par des exactions, qui cherche l’argent avec cette avidité ? Moi, je dirais que c’est un commerçant. C’est dans, la famille, d’ailleurs. Qu’était-ce d’autre, pour Philippe-Egalité, que ces galeries construites jadis au long de ses jardins sinon une très fructueuse entreprise commerciale ?

— Une entreprise qui pourrait bien ne plus durer longtemps, fit Delacroix en riant. On assure que la reine Marie-Amélie et sa belle-sœur, Madame Adélaïde, assiègent le roi pour qu’il supprime les tripots, les cafés et surtout, bien sûr, les maisons de filles. Il ne pourra pas leur résister bien longtemps…

— Il perdra alors beaucoup d’argent. Mais c’est affaire à lui. Hortense, je ne sais vraiment pas comment je pourrais vous remercier. Vous avez pris tant de risques…, en dehors du fait que vous avez, pour moi, abandonné votre Auvergne et ceux qui vous sont chers.

— N’ayez pas trop de regrets à ce sujet, Felicia, murmura Hortense. Ceux qui me sont chers peuvent parfaitement se passer de moi pendant quelque temps.

— Hmm ! J’ai l’impression que vous avez encore bien des choses à me raconter. Et je n’aime pas beaucoup cette note de mélancolie dans votre voix. Mais nous avons tout le temps, à présent, car, bien sûr, vous restez ici. J’ai déjà demandé que l’on prépare votre chambre.

— Pas ce soir. J’habite depuis mon arrivée à Saint-Mandé, chez cette adorable Mme Morizet. Je lui dois au moins une dernière soirée. Mais je vous promets de revenir demain. J’ai en effet bien des choses à vous dire.

— Nous pourrions envoyer Gaetano prévenir votre amie et prendre vos bagages ? Je suis sûre que Mme Morizet comprendrait… et je suis si heureuse de vous retrouver.

— Moi aussi, Felicia, et j’espère que vous n’en doutez pas mais je dois quelques égards a son amitié… ainsi d’ailleurs qu’à son âge.

Elle n’ajouta pas que la pauvre Mme Morizet ne l’avait pas revue depuis plus de vingt-quatre heures et qu’elle devait être mortellement inquiète. Aussi, après avoir demandé qu’on voulût bien lui faire chercher une voiture, elle confia à Delacroix le soin de tenir compagnie à Felicia et se retira.

Néanmoins, en quittant l’hôtel Morosini, elle regarda soigneusement autour d’elle si aucune voiture suspecte, aucun passant un peu trop flâneur ne se montrait. Si Butler voulait se lancer sur sa trace, il ne manquerait pas de venir la chercher rue de Babylone. Mais, à l’exception d’un couple qui visiblement se hâtait de rentrer chez lui et de deux jeunes gens qui discutaient devant l’ancienne caserne des Suisses, la rue était parfaitement déserte et Hortense s’efforça de chasser son ennemi de sa pensée. Il lui fallait à présent trouver un mensonge plausible pour sa vieille amie car, pour rien au monde, elle ne voulait lui dire la vérité sur ce qui s’était passé la dernière nuit.

L’univers aimable et délicat de la vieille dame en serait par trop perturbé. Finalement, après avoir longuement réfléchi, elle s’arrêta à l’explication qui lui paraissait la plus simple : devant se trouver de bonne heure à la Force pour libérer son amie, elle avait choisi, sur le conseil de Delacroix, de passer la nuit dans un hôtel du quai Voltaire proche du domicile du peintre.

Et, de fait, l’aimable femme accepta d’autant plus volontiers l’explication de sa jeune amie qu’elle ne s’était pas vraiment inquiétée.

— Je me doutais bien de quelque chose de semblable, lui dit-elle. D’autant que ce cher M. Vidocq vous avait vue suivre le roi et entrer derrière lui au Palais-Royal. Évidemment, si vous n’étiez pas revenue aujourd’hui, nous nous serions inquiétés. Malgré tout je suis bien heureuse que tout se termine à votre satisfaction. Mon seul regret est de vous voir partir. Car, naturellement, vous voulez passer quelques jours avec votre amie avant de rentrer chez vous ?

— En effet, et je vous quitterai demain mais je n’oublierai ni votre hospitalité ni votre amitié. Et peut-être qu’aux beaux jours je pourrai vous amener Étienne. Je suis sûre qu’il serait très heureux de se retrouver ici…

— Cher petit ange ! Rien ne me ferait plus de plaisir. Écrivez-moi dès que vous serez rentrée chez vous afin que je sache si vous avez fait bonne route !

Pour Vidocq, qui vint aux nouvelles le soir même, Hortense dut répéter son histoire, avec un égal bonheur. L’ayant aperçue avec Delacroix, l’ancien policier ne mit pas une minute en doute ce qu’elle lui racontait. Ce dont elle éprouva un peu de confusion… Elle découvrait que le mensonge lui devenait aisé, facile et cela lui ouvrait, sur elle-même, d’étranges perspectives. Des perspectives qui n’avaient rien d’agréable. Mais comment faire autrement après l’horreur de la dernière nuit ? Désormais il allait falloir mentir, et encore mentir… tout au moins par omission lorsqu’elle retrouverait Jean.

A la seule pensée de l’homme qu’elle aimait, l’angoisse l’étreignait. pensée le revoir d’un front serein avec pareil souvenir derrière elle ? Déjà, il allait falloir avouer qu’elle n’attendait pas d’enfant, qu’elle avait voulu le prendre à ce piège grossier pour l’amener à un mariage dont il ne voulait pas. A présent, Patrick Butler, invisible mais présent, se trouverait toujours entre eux et même si Jean ne se doutait jamais de rien, Hortense saurait qu’il était là et son bonheur s’en trouverait empoisonné… Et que se passerait-il si ce misérable, acharné à sa poursuite, parvenait jusqu’à Combert ?…

Avec une sorte de terreur, Hortense repoussa cette idée. Il ne fallait pas qu’elle imaginât une chose pareille. Si elle savait brouiller ses pistes, jamais Butler ne la retrouverait. Grâce à Dieu, l’Auvergne était assez profonde et secrète pour la bien cacher. Et, de toute façon, demain elle parlerait à Felicia. Elle la déciderait à partir avec elle le plus tôt possible…

En revenant rue de Babylone après avoir fait ses adieux à Mme Morizet, Hortense s’attendait à trouver Felicia reprenant lentement goût à la vie au fond d’une chaise longue, mais en entrant dans la chambre de son amie, elle eut la surprise de la trouver debout devant sa grande psyché. Vêtue d’une longue amazone noire, Felicia cherchait le bon angle d’inclinaison d’un élégant haut-de-forme ceint d’une longue écharpe de mousseline blanche.

— Je vous attendais avec impatience ! lança-t-elle au reflet de son amie, comment me trouvez-vous ?

— Stupéfiante ! dit Hortense, sincère. Est-ce que vous ne devriez pas être encore dans votre lit ?

— J’ai passé une longue nuit dans mon lit et ce matin je me sens tout à fait remise. Ah ! ma chère Hortense, c’est tellement merveilleux de se sentir à nouveau libre, à nouveau vivante, que je ne veux plus perdre une seule minute de ce bonheur dans un repos inutile.

Se retournant, Felicia avait pris Hortense dans ses bras et l’embrassait chaleureusement…

— Et tout cela grâce à vous qui avez volé à mon secours.

— N’est-ce pas au mien que vous aviez volé en vous laissant enfermer ? Je sais que ce misérable est allé vous voir dans votre prison pour essayer de vous arracher mon nom, mon adresse. Oh, Felicia, comment aurais-je pu ne pas tout faire pour vous tirer de là ?

Felicia ôta son chapeau et le posa sur une chaise. La joie avait disparu de son visage.

— N’aviez-vous pas assez de soucis et n’était-ce pas pour nous aider, moi et mon pauvre frère, que vous avez déchaîné l’amour insensé de cet homme ? Je ne pouvais pas permettre qu’il allât vous rejoindre et causer Dieu sait quel drame. Je vous devais cela !

— Vous pouviez y laisser votre liberté pour toujours, peut-être votre vie ?

— Une dette est une dette. Celle que j’ai contractée envers vous est sacrée… Au surplus, ne parlons plus de cela ! J’ai des comptes à régler et je les réglerai. Pour l’instant il y a mieux à faire. Mais dites-moi : où en êtes-vous avec le marquis votre oncle ?

Hortense regarda son amie avec stupeur. Elle avait oublié que Felicia, qu’elle croyait partie pour l’Autriche depuis leur séparation, ne savait rien, absolument rien de ce qui s’était passé à Lauzargues ni du drame qui avait détruit le château…

— Je crois, dit-elle avec un sourire, que je vais en avoir pour toute la journée à vous raconter ma vie.

— Je vous ai dit hier que nous aurions beaucoup à parler, dit Felicia en riant. Je change de robe et nous nous y mettons ! D’ailleurs le déjeuner va bientôt être servi.

Aidée par Hortense, elle commença à dégrafer l’étroit corsage montant de son amazone. Et tandis que ses doigts s’activaient, celle-ci demanda :

— Pourquoi ce costume, Felicia ? Pensez-vous déjà remonter à cheval ?

— Peut-être. J’ai l’intention de voyager, en tout cas… et plus jamais je ne veux porter de costume masculin. J’en suis dégoûtée…

— Je suis heureuse que vous ayez envie de quitter Paris. C’est la sagesse, je crois. Et je serai si heureuse de vous faire connaître mon Auvergne !

Felicia se retourna si brusquement que le tissu de l’amazone faillit se déchirer entre les mains d’Hortense.

— L’Auvergne ? fit-elle avec autant de douceur qu’elle avait mis de brusquerie dans son mouvement. C’est votre hospitalité que vous m’offrez généreusement, mon ange… mais je n’ai rien à faire en Auvergne… alors que je peux avoir beaucoup à faire ailleurs. Vous savez depuis longtemps où vont mes aspirations. Mon séjour en prison n’a fait que les renforcer. Ce n’est pas ce roi-mercanti qu’il faut à la France : c’est un empereur. Et je vais partir pour Vienne. Je suis déjà bien assez en retard…

Felicia était à présent débarrassée de son amazone et enfilait la robe de cachemire rouge qu’elle portait la veille et que d’ailleurs elle affectionnait parce qu’elle convenait parfaitement à son teint d’Italienne et à ses cheveux noirs. Hortense la regarda avec une admiration découragée. Comment avait-elle pu imaginer un instant que Felicia, même épuisée, consentirait à s’enterrer dans un hameau perdu des montagnes, elle qui considérait que le vaste monde était tout juste assez grand pour qu’elle pût s’y ébattre ?

— Delacroix ne vous a pas tout dit hier, quand il vous a raconté notre entrevue avec le roi, soupira-t-elle. J’ai dû m’engager à veiller sur vous et je réponds de vos… agissements, sur ma tête !

Une brusque colère empourpra le visage de Felicia. La brosse dont elle se servait pour remettre de l’ordre dans ses cheveux lui échappa :

— Sur votre tête ? Par tous les diables de l’enfer, jusqu’où peut aller la sottise d’un homme ! Faire de vous une geôlière ! Empoisonner votre vie par la crainte constante que je ne commette une sottise fatale ! Comment avez-vous pu accepter cela ?

— Je n’avais pas le choix. C’était cela ou…

— Ou me laisser pourrir dans ma prison ? Cette histoire de bombe a dû donner une fière frousse à ce pauvre Louis-Philippe !… Venez, Hortense, nous allons déjeuner ! Cela va nous aider à tirer au clair un tas de choses qui me paraissent encore obscures… Il est temps d’accorder nos violons.

Le repas… et le récit terminés, Felicia alla prendre un long cigare mince dans la boîte de bois des îles posée sur une desserte, l’alluma à l’une des bougies de la table et, revenant à sa place, fuma un instant en silence. Habituée, Hortense huma, non sans plaisir, l’odeur fine du havane dont la fumée bleue enveloppait l’étroit visage méditatif de son amie, lui prêtant une sorte de charme mystérieux.

— Que vous soyez débarrassée du marquis est une bonne chose, dit enfin Mme Morosini, mais la société actuelle est ainsi faite que vous deviez fatalement rencontrer une grande difficulté à vivre au grand jour votre belle histoire d’amour.

— La société m’est indifférente, Felicia et ses ragots plus encore. Pour vivre heureuse, je n’ai besoin que de Jean et de mon fils…

— Mais Jean, pour autant que je le connaisse, ce qui est bien peu, n’est pas homme à accepter de vivre en cage. Et il a tout à fait raison de refuser de vivre ouvertement avec vous. Et vous, vous n’auriez pas dû lui mentir…

— Je l’ai déjà regretté. Dès mon retour, je lui dirai la vérité.

— Alors, ce retour, il faut qu’il soit rapide. Allez-vous-en ! Et ne me parlez plus de vos engagements envers votre gros roi. Jamais, je vous en donne ma parole d’honneur, je ne prendrai les armes contre lui et à présent que je suis au fait, je vous jure de ne jamais rien faire qui puisse vous mettre en danger.