Mme de Sainte-Croix sourit :

— Ne l’avez-vous pas encore compris ? Pour boire votre merveilleux café, mon enfant… et aussi vous laisser entendre que l’on commence à jaser. Vous savez ce que sont nos petites villes et nos vieux châteaux où l’on s’ennuie si fort ? Les langues ne s’arrêtent jamais bien longtemps.

— Alors, laissez-les marcher car je m’en soucie peu. Je ne veux ni ne peux me séparer de Jean !

— Je savais bien que vous me répondriez cela. Aussi prenez que je n’aie rien dit et mettez cette visite sur le seul compte qui importe : je vous aime beaucoup et je voulais vous voir. A présent, menez-moi à ma chambre !

Elle glissa son bras sous celui d’Hortense et lentement les deux femmes montèrent l’escalier sans plus parler sinon pour échanger baisers et vœux de bonne nuit au seuil de la chambre que Clémence avait préparée avec un soin tout particulier, car elle aimait et redoutait à la fois la douairière de Sainte-Croix. Puis Hortense redescendit.

Elle retourna au salon, ajouta une bûche dans la cheminée, puis, resserrant frileusement autour d’elle le grand cachemire bleu qui couvrait ses épaules, elle s’installa dans le fauteuil abandonné par la vieille dame. A ses pieds, Mme Soyeuse ouvrit languissamment ses yeux d’or mais les referma aussitôt, ayant dûment constaté que le moment n’était pas encore venu de regagner la chambre. Dans la cuisine, des tintements de cristaux et d’argenterie signalaient que Clémence était en train d’achever sa vaisselle. Dans un instant, elle monterait se coucher et Hortense demeurerait seule.

Elle n’avait pas envie d’aller au lit. Elle attendait Jean sans l’attendre. S’il savait la présence de Mme de Sainte-Croix, il demeurerait à l’écart comme il le faisait chaque fois qu’un visiteur apparaissait à Combert.

Hortense s’en montrait affectée car elle refusait farouchement toute idée de clandestinité pour ses amours. Ce que l’on pouvait en dire dans la région lui était profondément indifférent et si ses voisins l’avaient abandonnée à la solitude, elle ne se fût pas plainte puisque cette solitude l’eût laissée plus près de Jean. Et elle ne comprenait pas qu’il eût sur ce point des idées différentes. Apparemment, il pensait à leur fils plus qu’à elle…

Avec un soupir, Hortense appuya sa tête au dossier du fauteuil et ferma les yeux. Jean savait-il seulement que la douairière était là ? Depuis deux jours, il n’avait pas reparu… Une absence qui n’avait rien d’inquiétant d’ailleurs et qui se produisait parfois depuis sa guérison. Il arrivait au solitaire de partir deux ou trois jours quand son goût de la chasse et sa passion pour les grandes solitudes l’entraînaient vers les confins de l’Aubrac, de la Margeride ou même du Gévaudan. Il s’en allait alors de son grand pas souple, un bissac sur l’épaule avec son ample cape de berger et le chapeau noir – celui des paysans de par ici – qu’il aimait à porter, toujours suivi de Luern, le grand loup roux apprivoisé qui faisait si bien partie de son personnage que personne, autour de Combert, n’en avait peur…

Jean ne disait jamais où il allait au moment du départ. Peut-être parce qu’il ne le savait pas vraiment. C’était au retour qu’il se racontait, tout en dévorant à belles dents, en homme affamé, les solides repas que lui préparaient Clémence ou Jeannette Devès, la nièce de François, quand il ne venait pas au manoir.

Certains jours, il partait pour la journée et ne disait rien du tout mais, la nuit suivante, il aimait Hortense avec plus de passion, plus d’ardeur encore que de coutume. La jeune femme alors n’avait pas besoin de l’interroger : elle savait qu’il était allé à Lauzargues et qu’il en avait rapporte une charge de chagrin et de rage.

C’était là qu’il était allé pour sa première sortie après sa blessure, sans permettre qu’Hortense l’accompagnât, acceptant seulement un cheval pour éviter la trop grosse fatigue. Il en était revenu pâle jusqu’aux lèvres et les larmes aux yeux.

— Lauzargues n’est plus qu’une énorme ruine : quatre tours à ciel ouvert veillant sur un amoncellement de pierres et de morceaux de poutres, trop gros pour brûler… Le château est mort, Hortense, mort à jamais…

Ce n’était pas une nouvelle et tous deux savaient déjà que la vieille forteresse médiévale était ravagée. Dès le lendemain de l’explosion qui l’avait mise à mal, Hortense avait envoyé François Devès pour juger de l’étendue des dégâts et prendre des dispositions en vue de l’enterrement des victimes : d’abord le marquis de Lauzargues, oncle d’Hortense et aussi Eugène Garland, le bibliothécaire fou qui avait déclenché la catastrophe, mais sauvé Hortense et Jean des desseins meurtriers du marquis[2].

François rapporta un tableau saisissant de ce qu’il avait vu. Il dit aussi qu’au lieu de deux corps il en avait trouvé quatre mais pas ceux que l’on attendait : celui d’Eugène Garland, l’incendiaire, et ceux du fermier Chapioux, de son fils et de son valet qui tentaient de forcer la porte du château à l’instant où la déflagration s’était produite. De celui du marquis, aucune trace : les énormes blocs de lave dont était construit Lauzargues s’étaient refermés sur lui comme la main de Dieu.

— Si on veut le retrouver pour lui donner sépulture en terre chrétienne, il faut déblayer tous les décombres, dit François. Avec tous ceux du village, on devrait y arriver mais ça prendrait du temps et Dieu sait ce que l’on trouverait…

Alors Hortense ordonna de laisser les choses dans l’état. L’orgueilleux marquis reposerait plus heureux sous les pierres du château où il avait apporté la malédiction que sous les dalles de la petite chapelle Saint-Christophe voisine – et miraculeusement restée intacte – où dormaient de leur dernier sommeil ses victimes principales : sa femme, assassinée par lui, et son fils Étienne, le jeune époux d’Hortense qu’il avait conduit au désespoir et qui s’était pendu.

Les choses restèrent donc, à Lauzargues, telles que les avait faites la folie d’un homme aigri. Il y avait de cela trois mois au cours desquels Hortense refusa toujours de revoir ces lieux où elle avait tant souffert et où, par deux fois, elle avait failli mourir. Elle gardait rancune au château familial de ce qu’elle y avait enduré et, peut-être aussi, de lui avoir dérobé une partie de son cœur car elle avait aimé le vieux repaire qui avait vu l’enfance de sa mère et qui l’avait conduite à Jean.

— J’y retournerai peut-être mais plus tard, disait-elle à son ami. Pour l’instant, c’est trop tôt…

Jean n’avait pas insisté et ne parla plus d’emmener Hortense mais, après cette première visite, il retourna souvent là-bas et la jeune femme n’osa l’en empêcher. Elle savait quelle puissante attraction exerçait le château dont il aurait dû porter le nom sur celui que, dans le pays, on appelait Jean de la Nuit ou le « Meneu’d’loups »…

Quelqu’un d’autre, à Combert, subissait aussi cette attirance. C’était la vieille Godivelle, qui avait été la nourrice du marquis et lui gardait un amour fidèle en dépit de ses forfaits. Au jour du désastre, il n’avait pas été si facile d’arracher la vieille gouvernante à ce château où toute sa vie s’était écoulée. On y était parvenu en lui mettant dans les bras le petit Étienne qu’elle aimait d’un amour d’aïeule doublé de l’espèce de dévotion qu’en servante fidèle Godivelle portait au dernier des Lauzargues. Et pourtant, cet amour-là ne suffit pas longtemps à la vieille femme.

Il lui eût suffi peut-être si elle avait été seule avec l’enfant mais, à Combert, il y avait aussi Jeannette qui était la nourrice du bébé Étienne et Clémence l’ancienne servante dévouée de feue Dauphine de Combert… Et cela faisait beaucoup de monde. Trop de femmes surtout, sans parler d’Hortense elle-même, pour une vieille despote habituée à régner en maîtresse sur sa cuisine – où elle s’était fait une réputation qui courait tout le pays cantalien – et sur une maisonnée d’hommes qui, à des degrés divers, reconnaissaient sa puissance.

Godivelle tint deux mois. Et puis…

Et puis, au matin du jour des morts, alors qu’Hortense au jardin cueillait les dernières fleurs et une brassée de feuillage roux pour en fleurir la tombe de Mlle de Combert, elle vit venir à elle Godivelle habillée pour sortir : robe, châle et devantier noir, la grande mante sur les épaules et le capuchon déjà rabattu sur la coiffe de lin blanc empesée.

Le visage rond de la vieille femme, avec son réseau de rides qui la faisait ressembler si fort à une pomme fripée, était pâle et tiré. Comme toute la maisonnée, à l’exception de l’enfant, elle n’avait pas dû dormir beaucoup à cause de l’ancienne coutume qui voulait que, durant toute la nuit de la Toussaint, les cloches de l’église ou de la chapelle sonnassent en glas pour les âmes des trépassés. Mais elle avait cette allure décidée et ce pli serré de la bouche qui lui étaient habituels lorsqu’elle décidait de faire ou de dire quelque chose qui lui tenait à cœur. Et, toujours à son habitude, elle alla droit au but :

— Madame Hortense, dit-elle, avec votre permission, je m’en vais.

De surprise, la jeune femme lâcha son sécateur et se baissa vivement pour le ramasser, ce qui lui donna un instant de réflexion.

— Et où allez-vous ainsi, Godivelle ?

— Je retourne à Lauzargues. Il ne faut pas m’en vouloir, madame Hortense. Je suis très bien chez vous… seulement je n’y suis pas chez moi. Je n’y suis pas à mon aise. Je crois vraiment qu’il n’y a pas de place pour moi…

— Pas de place pour vous ? Auprès de moi ? Et surtout auprès d’Étienne ? Je croyais que vous ne souhaitiez rien de mieux que vivre désormais avec lui ?

— Je le croyais aussi mais il n’a pas vraiment besoin de moi. Jeannette qui s’en est toujours occupée le fait mieux que personne. C’est normal puisqu’elle était sa nourrice…

— Et il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais avoir peine à me séparer de vous ? Je vous dois tant, Godivelle ! Sans vous, que serais-je devenue lorsque, après la mort tragique de mes parents, je suis arrivée à Lauzargues ? Vous m’êtes très chère et je crois qu’Étienne vous aime.

— Je reviendrai vous voir de temps en temps. On ne sera pas vraiment séparées. Ce n’est pas si loin, Lauzargues. Et puis, voyez-vous, madame Hortense… je crois que, là-bas, quelqu’un a besoin de moi. Je le pense depuis plusieurs jours déjà mais, aujourd’hui, en ce jour des morts, je le sens plus fort encore que d’habitude.

Godivelle détourna la tête vers les lointains bleuâtres et laissa une larme rouler le long de sa joue fripée.

— Il est tout seul là-bas sous les ruines de son château. Je sais bien qu’il a fait beaucoup de mal, mais il était comme mon enfant et moi je me sentais un peu sa mère. Alors l’idée qu’il n’aura pas de prières, pas de fleurs, que personne ne viendra s’agenouiller auprès de lui, cela me fait une trop grosse peine, madame Hortense.

— Loin de moi la pensée de vous empêcher d’aller prier là-bas, ma chère Godivelle. Tenez, ajouta Hortense en glissant le sécateur dans la main de la vieille femme, coupez ici toutes les fleurs que vous voulez et allez les lui porter. Je vais demander à François de vous conduire…

— C’est pas la peine. Mon neveu Pierrounet vient d’arriver avec le barrot à défunt Chapioux pour me chercher. Mais je veux bien quelques fleurs et je vous en dis grand merci. Seulement… je ne reviendrai pas. Pas de quelque temps, tout au moins.

— Enfin, Godivelle, soyez raisonnable ! Nous voici presque en hiver. Vous ne pouvez demeurer dans des ruines. A votre âge, ce serait aller au-devant de la mort.

— Il n’y aurait alors pas grand mal. Mais je suis encore solide et puis, n’ayez crainte : je logerai dans la ferme. Paraît qu’elle n’a pas trop souffert de l’explosion et ça sera bien suffisant pour moi. Si ça ne l’était pas, je peux toujours habiter au village chez ma sœur Sigolène qui ne demandera pas mieux. Et, au moins, je serai tout près de lui qui n’a d’autre abri que des ruines comme le réprouvé qu’il est peut-être à présent. On dit, en effet, alentour que Lauzargues est hanté. On y aurait vu des lueurs, des ombres…, ajouta Godivelle en se signant précipitamment.

— Ce n’est pas nouveau ; Lauzargues a toujours été hanté et vous le savez bien, coupa Hortense avec une soudaine violence. Avez-vous oublié que j’ai rencontré moi-même…

— Parlez pas de ça, madame Hortense ! gémit Godivelle en se signant de nouveau. Votre pauvre chère tante est en paix à présent et s’il y a là-bas une âme en peine, j’ai bien peur que ce ne soit celle de M. Foulques…

— Qu’y pourrez-vous alors ? Si le marquis est réprouvé, damné même, il a toujours fait tout ce qu’il fallait pour cela !