Alors, la tête enfouie dans ses bras repliés, Hortense pleura, pleura jusqu’à ce que la fatigue vînt au bout de ses larmes…
Deuxième Partie
LES JARDINS DE SCHÖNBRUNN
CHAPITRE VI
MONSIEUR GRÜNFELD, MAÎTRE D’ARMES…
Ceinturée de remparts et de bastions que les gens de la ville avaient transformés en promenades, constellée d’imposants palais baroques ou italiens gravitant autour de la Hofburg, résidence de l’empereur, comme des satellites autour d’une planète-mère, couronnée de dômes vert-de-gris et de flèches légères sur lesquels régnait celle, immense, de la cathédrale Saint-Étienne, Vienne apparut à Hortense semblable à quelque cité de légende quand, du haut de la dernière côte du Wienerwald, elle la découvrit étendue sous le ciel bas et soulignée par le large ruban jaunâtre du Danube. Le temps était sec, aucune brume ne voilait les contours ni les couleurs et la ville impériale s’enlevait, dessinée à l’encre de Chine avec la précision d’un dessin de Dürer.
— Vous aimerez Vienne, lui avait dit Felicia. C’est une ville qui n’est sévère qu’en apparence mais, en fait, c’est peut-être la ville la plus gaie du monde. Amoureux fous de musique et de pâtisseries, les Viennois ne songent qu’à danser et à manger.
En effet, tandis que leur voiture couverte de poussière et de boue traçait son chemin à travers les rues étroites de la cité, il semblait à Hortense qu’un air de valse voltigeait ici et là, apportant sa légèreté aux pierres grises des maisons. Dans les rues d’ailleurs, c’était un surprenant festival de couleurs qui rappelait que Vienne était une porte ouverte sur l’Orient. Il y flottait une atmosphère à la fois féodale et théâtrale. Devant les hauts portails ou les grilles des palais, on pouvait voir des portiers superbement harnachés de couleurs vives relevées d’or ou d’argent. De somptueux équipages – Vienne de tous temps avait été fière de ses voitures et de ses chevaux – croisaient la voiture des deux amies, précédés de coureurs brandissant de longues cannes d’ébène à lourds pommeaux d’or ou d’argent et suivis de heiduques en costumes hongrois. On apercevait des femmes qui s’en allaient à l’église enveloppées de grandes capes noires bordées de martre ou de renard bleu, doublées de satin rouge et relevées de houppes d’or fin, un laquais portant coussin et missel sur leurs talons. Il y avait des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes de velours noir, des gardes aux uniformes rouges et aux épaulettes d’argent, des gardes aux uniformes bleu de ciel et aux épaulettes d’or. Il y avait enfin, montant des chevaux pleins de feu, des officiers arrogants laissant apercevoir par l’entrebâillement du manteau à collets les uniformes blancs, ou vert foncé. D’autres encore qui arboraient la pelisse bleue soutachée d’argent des hussards. Il n’était jusqu’au menu peuple dont l’habillement ne fin montre d’une recherche, d’un certain air de fête. Les costumes folkloriques n’étaient pas rares et le feutre tyrolien côtoyait volontiers les coiffures enrubannées des Hongroises. Même les mendiants évoquaient, par les couleurs de leurs guenilles, d’anciennes prospérités.
— C’est incroyable, dit Hortense. Nous ne sommes pourtant pas encore en carnaval.
— Ici, ma chère, le carnaval est permanent. Vienne est un énorme creuset où se rejoignent, sans se fondre vraiment, toutes sortes de peuples. Il y a des Tchèques, des Bohémiens, des Roumains, des Hongrois, des Polonais, des Grecs, des Italiens, des Levantins et personne ne gêne personne parce qu’à l’exception de la police personne ne pose de question à personne. Vienne est la ville la plus cosmopolite qui soit. C’est pourquoi je l’aime… bien que je n’aime pas beaucoup les Autrichiens.
— Vous n’avez aucune raison de les aimer, Felicia. Mais j’avoue que cette ville m’impressionne avec ses remparts d’un autre âge, ces rues que la hauteur des palais fait si profondes. Par certains aspects, elle évoque pour moi une forteresse.
— Lorsque vous aurez vu la Hofburg, votre impression sera renforcée. C’est le palais le plus lugubre que je connaisse. Mais il n’est pas de prison dont on ne s’évade pour peu que l’on vous y aide, et nous avons ici des amis. Pour l’instant, il faut songer à nous loger.
A la surprise d’Hortense, Timour dirigeait ses chevaux à travers les encombrements de la rue avec une sûreté absolue, comme s’il avait vécu à Vienne toute sa vie.
— Il semble connaître la ville parfaitement bien, remarqua-t-elle. Est-ce qu’il y est déjà venu ?
— Il y a vécu six mois avec mon pauvre Angelo, expliqua Felicia, mais y eût-il vécu seulement une semaine qu’il s’y retrouverait aussi aisément. Vous savez bien que sa mémoire est étonnante… Tenez, voilà la Hofburg !
Se penchant vivement, Hortense aperçut, au fond d’une petite place, un portail gigantesque sommé d’un dôme, des murs austères à peine relevés par l’éclat des uniformes des sentinelles qui en assuraient la garde et puis, derrière, ce qui semblait être un assortiment de bâtiments allant du médiéval au baroque. En résumé, un palais sans grâce mais imposant et qu’Hortense jugea vaguement menaçant.
— La cage de l’Aiglon ! soupira Felicia. Comment osent-ils, ces Autrichiens, le tenir enfermé dans ce mausolée, lui pour qui Napoléon voulait construire, sur la colline de Chaillot, le plus grand, le plus beau palais du monde…
Mais déjà l’image du palais s’effaçait et la voiture roulait à présent dans une rue assez large où les employés de la ville commençaient à allumer les réverbères, car la nuit d’hiver tombait vite. Elle tombait même de plus en plus vite depuis que l’on avait quitté Paris plus de trois semaines plus tôt, puisque l’on avait continuellement marché vers l’est… L’un après l’autre, les réverbères s’allumaient, diffusant une lumière tamisée particulièrement agréable.
— Comme c’est joli ! dit Hortense, sincère. Je n’ai jamais vu d’éclairage aussi réussi.
— Quand je vous disais que vous aimeriez cette ville ?… dit Felicia en riant. Les Viennois sont justement fiers de leurs lumières nocturnes. Les réverbères, comme vous le voyez, sont fixés aux maisons à intervalles réguliers et il paraît qu’on les emplit d’un mélange d’huile de lin et de graisse qui donne un résultat particulièrement poétique. En revanche, vous vous apercevrez vite que cela sent diablement mauvais. Ah ! nous arrivons.
Timour venait d’arrêter sa voiture devant l’hôtel « Kaiserin von Œsterreich », auberge de belle apparence dont la majeure partie du rez-de-chaussée était occupée par un vaste restaurant. Des valets en surgirent aussitôt, suivis d’un petit homme roux, rond et gras qui devait être le propriétaire.
— Gelobt sei Jesus-Christus ! [8] lança-t-il à l’adresse des voyageuses en matière de bienvenue, après avoir jaugé d’un coup d’œil professionnel l’élégance de la voiture et le nombre des bagages qu’elle portait. Felicia passa la tête à la portière :
— Je suis la princesse Orsini, déclara-t-elle du haut de sa tête. Je vous ai envoyé un message. J’espère que mes chambres sont prêtes ?
L’aubergiste réussit à se plier en deux, ce qui, avec son ventre, représentait une sorte d’exploit :
— Tout est prêt, Excellence, tout est prêt ! J’espère que Madame la princesse sera contente…
— Nous verrons cela ! Faites descendre les bagages et…
Elle laissa sa phrase en suspens. Son regard se fixait sur un personnage qui se préparait à entrer dans le restaurant. Vêtu d’une confortable pelisse gris fer, coiffé d’un chapeau de castor noir, c’était un homme mince et nerveux, de taille moyenne mais qui se tenait si droit qu’il paraissait grand. Il n’avait pas accordé la moindre attention à la voiture car c’était, après tout, un spectacle courant devant une auberge, mais le profil qu’il offrit aux yeux aigus de Felicia et la longue moustache blonde, à la hussarde, suffirent pour que la jeune femme le reconnût. Son coude appuya contre le flanc d’Hortense.
— Vous avez vu ? C’est Duchamp, souffla-t-elle, le ciel est avec nous.
— Je l’ai reconnu moi aussi…
Le colonel Duchamp, ancien officier de la Grande Armée, mis en demi-solde par la Restauration, était le premier ami qu’Hortense eut trouvé quand, pour fuir le marquis de Lauzargues, elle s’était réfugiée à Paris. Il lui avait sauvé la vie, certain jour où elle avait bien failli passer sous les roues d’une voiture particulièrement malfaisante et, par la suite, tous deux s’étaient retrouvés compagnons d’armes dans l’aventure qui avait eu pour but l’évasion de Gianfranco Orsini. Et aussi durant la révolution de Juillet à la suite de laquelle Duchamp, persuadé que ladite révolution préludait à l’empire, était parti précipitamment pour Vienne afin d’en ramener le fils de Napoléon… C’est lui qui avait donné rendez-vous à Felicia dans cet hôtel « Kaiserin von Œsterreich » mais, plusieurs mois s’étant écoulés depuis son départ, c’était une vraie chance que tomber sur lui dès le premier instant.
A présent, il était entré dans le restaurant et les deux femmes se hâtèrent de descendre de voiture, révérencieusement aidées par l’aubergiste.
— J’ai grand-faim, déclara Felicia à haute et intelligible voix. Est-il possible de passer à table tout de suite ? Mon serviteur va prendre possession des chambres. Je suppose qu’elles sont convenables ?
— Superbes, Madame la princesse, superbes ! Vous n’en trouverez pas de meilleures dans tout Vienne.
— Espérons-le ! Nous allons simplement nous laver les mains…
Quelques instants plus tard, les deux femmes, précédées de l’aubergiste, pénétraient dans la salle assez obscure, lambrissée de bois sombre où les dîneurs s’installaient autour de tables couvertes de nappes d’une blancheur éclatante. Elles aperçurent immédiatement Duchamp installé près de la vaste desserte et très occupé à consulter le menu. Felicia choisit immédiatement une table qui lui permît de se trouver dans le champ de vision du colonel.
Pour sa part, Hortense aurait bien préféré prendre un peu de repos et changer de vêtements avant de passer à table, mais elle comprenait que l’entrée en scène immédiate de Duchamp était une occasion à ne pas manquer : il avait dû finir par penser que Felicia ne le rejoindrait jamais…
Hortense parlait assez mal la langue allemande, qu’elle n’avait jamais aimée, la trouvant trop peu harmonieuse, mais Felicia la possédait parfaitement et, apparemment, Duchamp aussi, car les deux femmes l’entendirent commander son repas et bavarder quelques instants avec la servante en jupe froncée rouge et blanche, corselet de velours noir et fichu à fleurs drapé en pointe au creux de la poitrine. Un bonnet de lingerie, des bas blancs bien tirés et des souliers à boucles complétaient ce joyeux costume semblable à celui des autres servantes et qui mettait une note de gaieté dans cette salle un peu sévère.
Pour Hortense et elle-même, Felicia commanda un potage aux légumes, des boulettes d’agneau et de bœuf à la hongroise et des macarons à la confiture et elle le fit d’une voix assez haute pour espérer attirer l’attention de Duchamp. Ce fut exactement ce qui se passa : le colonel qui, sa commande passée, s’était plongé dans la lecture d’un journal, leva la tête. Son regard gris, où passa une flamme de joie, embrassa tour à tour les deux femmes puis se détourna et revint à la gazette.
— Voilà une bonne chose de faite ! soupira Felicia. Il sait que nous sommes là. Laissons-lui à présent l’initiative.
Toutes deux firent honneur à leur repas. La route depuis le dernier relais de Saint-Polten leur avait paru longue, sans doute parce qu’il s’agissait de la dernière étape. Elles étaient véritablement affamées. De ce fait, elles n’échangèrent que peu de paroles, attentives par ailleurs à ce qui se passait dans la salle. Elles virent, à un certain moment, Duchamp appeler discrètement le patron, lui parler à l’oreille en désignant, encore plus discrètement, la table de Felicia et d’Hortense. Selon toute vraisemblance, il s’informait de leur nom, sage précaution puisqu’il ignorait encore sous quelle identité les deux femmes avaient choisi de voyager.
A vrai dire, Felicia avait hésité sur ce point avant de quitter Paris. Son époux, le comte Angelo Morosini, ayant été fusillé à Venise par les Autrichiens, il ne lui était guère possible de se rendre à Vienne sous ce nom trop connu de la police. D’autre part, les noms d’emprunt – Mrs. Kennedy et Mlle Romero – qu’Hortense et elle-même avaient utilisés pour leur expédition en Bretagne ne leur seraient d’aucun secours. Et, d’un commun accord, elles décidèrent de choisir l’aspect qui leur était le plus naturel : celui de deux femmes du monde voyageant pour leur plaisir et désireuses de séjourner dans la capitale de la musique. Hortense garderait son identité et Felicia redeviendrait ce qu’elle était avant son mariage et n’avait jamais cessé d’être : une princesse Orsini.
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