— C’est mon droit absolu de reprendre mon nom de fille, expliqua-t-elle à Hortense. En outre, les Orsini sont une vaste famille dont certains membres montrent d’ailleurs quelque sympathie à l’Autriche. Il serait donc étonnant que j’aie le moindre ennui à Vienne. Que je connais d’ailleurs pour y avoir vécu quelque temps dans ma prime jeunesse.

— Grâce à l’indispensable Vidocq et à ses relations, les passeports furent obtenus dans un temps record et l’on employa les derniers jours précédant le départ à courir les magasins afin d’équiper Hortense qui n’avait pas emporté de gros bagages. Grâce à Dieu, les deux jeunes femmes étaient assez bien pourvues d’argent et les mille louis de Louis Vernet y ajoutaient un complément agréable. On fit aussi une dernière visite à Delacroix.

Le peintre approuva fort le voyage à Vienne qui était, selon lui, la meilleure façon d’éviter les tracasseries toujours possibles de la police et de brouiller la piste de Patrick Butler. Il caressa un instant l’idée d’accompagner ses amies car il se sentait d’humeur voyageuse. Il souhaitait se rendre à Venise, que l’on pouvait atteindre facilement depuis l’Autriche, par Innsbruck et le col du Brenner. Mais à cette saison, le col devait être impraticable et puis il y avait le Salon où Delacroix voulait exposer le tableau qu’il avait finalement décidé d’intituler la Barricade.

— Il est mal vu qu’un artiste ne se tienne pas, l’arme au pied, auprès de son œuvre au moment du défilé des personnages officiels, soupira-t-il. Le roi ne me le pardonnerait pas et je n’ai guère envie d’altérer nos bonnes relations. Mais j’irai peut-être vous rejoindre. Si vous n’êtes pas revenue avant. Auquel cas vous me trouverez au premier rang de la foule, criant « Vive Napoléon II » à m’en faire éclater le gosier.

On se sépara avec embrassades et sur promesse de s’écrire, ne fut-ce que pour donner une adresse. C’était la veille du départ et, le lendemain, escortées du seul Timour, Felicia et Hortense montaient en voiture avec au cœur une grande espérance et l’agréable sentiment de se comporter en héroïnes de roman, ce qui est toujours assez exaltant.

On laissait l’hôtel de la rue de Babylone à la garde de Livia et de Gaetano qui s’étaient mariés quelques semaines plus tôt et qu’il n’était plus possible de séparer. Cela privait Felicia de sa femme de chambre pendant la durée du voyage, mais ce n’était là qu’un moindre inconvénient et la jeune femme eût déteste être une entrave quelconque au bonheur de si fidèles serviteurs.

C’était janvier. Le temps était froid avec de brèves et légères chutes de neige, mais la berline était un havre de confort douillet qui permettait d’oublier les intempéries.

Via Strasbourg, Munich, Salzbourg et Linz, les voyageuses gagnèrent Vienne par étapes, agréables en dépit du temps d’hiver, comme il convenait à des femmes voyageant pour leur plaisir. Et du plaisir, Hortense en avait trouvé réellement à courir ainsi les grands chemins avec un maximum de confort. Sa seule inquiétude, celle de voir apparaître Patrick Butler, s’était dissipée après les premiers relais. Pas plus qu’il n’avait été aperçu dans les rues de Paris ou aux abords de l’hôtel Morosini, avant le départ, l’armateur ne s’était montré. Et Hortense en éprouvait une sorte de soulagement, contrairement à Felicia qui, elle, comptait bien sur les surprises de la route et sur la force impitoyable de Timour pour la débarrasser d’un ennemi auquel elle gardait une solide rancune.

— Il a peut-être renoncé ? hasarda Hortense. Après tout, il a eu ce qu’il voulait. Son orgueil est sauf et je finis par croire qu’il a seulement voulu m’inquiéter encore. Et puis, il a d’importantes affaires en Bretagne : il a dû repartir…

Mais Felicia hochait la tête avec une moue dubitative. Ce genre d’homme, selon elle, appartenait à la race des molosses qui ne lâchent jamais leur os.

— Je suis persuadée que nous le verrons reparaître à un moment ou à un autre. Il faut nous tenir sur nos gardes, vous surtout… mais que cela ne nous empêche pas de faire un agréable voyage et de préparer nos plans dans la joie. C’est une si belle chose que l’espérance !

Et cette espérance leur avait tenu compagnie tout au long des routes plus ou moins enneigées, tout au long des soirées d’auberge et des repas pris aux tables d’hôtes ou dans leur chambre lorsque la compagnie leur paraissait peu fréquentable. Ce qui était souvent le cas.

A présent, Duchamp achevait de boire la tasse de café qu’il s’était fait servir après son souper. Felicia, qui ne le quittait pas des yeux sous ses paupières à demi baissées, le vit replier tranquillement son journal, bâiller, tirer de sa poche un calepin et un crayon, écrire quelque chose puis, la mine mécontente, déchirer la page et la mettre dans sa poche. Après quoi, ayant réglé son écot, il se leva et, du pas lent de l’homme qui a bien mangé, se dirigea vers la sortie. Mais en passant près des deux femmes, son pied accrocha celui de leur table et il trébucha, bousculant Felicia qui le foudroya d’un regard indigné.

— Peste soit du maladroit !… commença-t-elle. Mais déjà Duchamp se confondait en volubiles excuses allemandes et, après trois ou quatre courbettes qui faisaient grand honneur à son talent de comédien, courut vers la porte, prit sa canne dans le porte-parapluies et disparut en coup de vent, suivi des yeux par une partie des dîneurs. Ce qui permit à Felicia d’escamoter le petit papier que le colonel avait laissé tomber sur ses genoux. Quittant son air courroucé, la jeune femme adressa un grand sourire à son amie :

— Si nous allions dormir, à présent ? dit-elle en étouffant un léger bâillement, je tombe de sommeil…

Quelques minutes plus tard, toutes deux se retrouvaient dans la chambre de Felicia après avoir congédié la petite servante qui faisait la couverture.

— Voyons un peu ce que l’on nous dit ? fit Felicia en dépliant le billet qui était, à la vérité, assez court :

« Ne restez pas dans cet hôtel, écrivait Duchamp. Dès demain, arrangez-vous pour émigrer au “Cygne” dans la Kärtnerstrasse. J’y serai beaucoup plus à l’aise pour vous rendre visite… » C’était signé : Grünfeld, maître d’armes… »

— Apparemment, commenta Felicia, notre ami a changé d’identité. Mais il faut faire ce qu’il dit. Et d’abord prévenir Timour afin qu’il soit, demain matin, à notre disposition. Vous savez, depuis Morlaix, la passion qu’il nourrit pour les promenades à pied à travers une ville. D’autant qu’à Vienne, il doit avoir laissé, dans les cafés, quelques habitudes. Et comme il pense que nous restons ici…

Convoqué, le Turc promit de ne pas quitter l’hôtel sans en avoir reçu permission et se montra même fort satisfait à l’idée de quitter le « Kaiserin von Cesterreich ».

— Est-ce que tu ne t’y plais pas ? demanda Felicia. C’est pourtant une maison d’assez bonne réputation.

— Il y a trop de gens qui ressemblent à des policiers, dit Timour. Et puis, je n’aime pas qu’on me traite comme un domestique. Je suis ton écuyer, Madame la princesse, pas ton valet !

Le lendemain matin, les échos de l’hôtel retentirent de la colère, entièrement feinte, de Felicia. A l’entendre, cette maison était ce que l’on pouvait rêver de plus infâme. Les draps y étaient de toile grossière, les bruits nocturnes insupportables et, honte suprême, une punaise s’était aventurée insolemment dans le lit de Mme la princesse Orsini qui, sans rien vouloir entendre des explications désolées et des excuses de l’aubergiste, réclama avec hauteur et du même coup, sa note et sa voiture. Une demi-heure plus tard, elle, Hortense et Timour quittaient le « Kaiserin von Œsterreich », laissant son propriétaire courbé sous le poids d’une infamie parfaitement injustifiée et se demandant ce qu’il avait bien pu faire au ciel pour qu’il lui ait envoyé une cliente aussi catastrophique.

— Est-ce que vous n’avez pas un peu exagéré ? fit Hortense en riant quand la voiture eut démarré. C’est une très bonne maison, tout compte fait…

— Il faut toujours exagérer, surtout lorsque l’on est de mauvaise foi. De pâles critiques ne nous auraient pas tirées de là. Par ailleurs, si Duchamp nous demande de partir, c’est que cette maison est moins bonne qu’elle n’en a l’air. Et puis j’ai confiance dans le flair de Timour et lui a vu des policiers dans tous les coins.

L’hôtel du Cygne, proche de la Hofburg et situé dans l’une des rues les mieux achalandées de la ville, réserva aux deux jeunes femmes d’agréables surprises. D’abord il venait d’être refait à neuf et ensuite son propriétaire, Giuseppe Pasquini, était d’origine romaine comme Felicia elle-même. Une princesse Orsini ne pouvait être accueillie chez lui qu’avec les égards les plus flatteurs et comme Duchamp avait d’ores et déjà annoncé sa venue, Pasquini alla lui-même baisser le marchepied de la voiture quand elle s’arrêta devant chez lui.

— La bienvenue à Votre Excellence ! claironna-t-il. C’est un honneur pour ma modeste maison que recevoir une grande dame de mon pays. Loué soit Notre-Seigneur !

Sensible d’ailleurs au charme de deux jolies femmes, Pasquini tint à les accompagner en personne jusqu’à leur appartement et s’y attarda même jusqu’à ce que les serviteurs chargés de bagages eussent disparu. Il avait apparemment quelque chose à dire.

— Madame la princesse et Madame la comtesse doivent savoir qu’elles sont ici chez elles… et en parfaite sécurité. Toute la maison est à leurs ordres. M. Grünfeld a bien insisté pour que Vos Excellences en soient averties dès leur arrivée.

Felicia considéra son hôte avec un sourire plein de sympathie. C’était un homme qui pouvait avoir quarante-cinq ans et dont les traits réguliers se noyaient un peu dans une aimable rondeur due à la bonne chère, mais ses yeux noirs regardaient droit et son sourire n’était pas sans charme.

— D’où connaissez-vous monsieur… Grünfeld ? demanda Felicia.

— Je l’ai connu à Milan, voici longtemps déjà puis je l’ai revu ici, après Wagram. Nous avons toujours été amis.

— Il habite donc chez vous lui aussi ?

— Non. Depuis son retour, il n’a jamais habité ici. Il avait choisi, pour éviter que l’on ne sût trop nos relations, le « Kaiserin von Œsterreich », mais il n’y est resté que deux semaines : le temps de se trouver un logis. Il a ouvert une salle d’armes assez bien fréquentée ma foi, au Kohlmarkt. Il se contente de venir de temps en temps manger de mes « passa ». Mais pour madame la princesse, il n’a pas hésité un instant à s’adresser à moi. Et je serais fort étonné s’il ne venait pas dès ce soir…

Spontanément, Felicia, avec ce grand air qui n’appartenait qu’à elle, tendit sa main à l’hôtelier :

— Je vous dis merci, monsieur Pasquini. C’est une chose agréable de se savoir chez un ami. Mais nous n’abuserons pas de votre hospitalité, la comtesse et moi-même. Le mieux serait pour nous de trouver un appartement.

L’idée de Felicia était en effet de s’installer avec Hortense dans une maison assez grande ou de louer un étage de palais comme cela se faisait couramment. Elle souhaitait en effet que toutes deux puissent prendre rang dans la société viennoise qui constituerait sans doute pour elles le meilleur poste d’observation. Qui d’ailleurs, même le plus soupçonneux des policiers, suspecterait deux jeunes femmes très belles, très élégantes et visiblement avides de se distraire ?

— Pour nous, expliquait la jeune femme, pas de mines de conspirateurs, pas de manteaux couleur de muraille, pas de chuchotements : des réceptions, des fêtes, de la gaieté. Le prince va avoir vingt ans – tout comme vous, ma chère ! – et je suppose qu’on lui permet de se distraire un peu et de fréquenter la société ?

Sages dispositions qui devaient être entièrement approuvées par Duchamp. Quand il vint, le soir, un peu avant l’heure du dîner, Pasquini l’introduisit dans le petit salon qui séparait les chambres des deux amies. Après s’être débarrassé de sa pelisse et de son chapeau, il baisa la main de Felicia mais, quand il se retourna vers Hortense, celle-ci vit briller dans ses yeux une petite flamme qui la fit rougir légèrement. Lorsqu’ils couraient ensemble leur dangereuse aventure bretonne, Duchamp lui avait laissé entendre qu’il l’aimait et apparemment, ses sentiments n’avaient pas changé.

— J’ai cru rêver hier en vous apercevant, madame, dit-il en s’inclinant sur la main d’Hortense. J’espérais depuis longtemps la venue de… la princesse mais vous, même dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pas osé espérer vous revoir si vite. Je vous croyais au fond de l’Auvergne.

— J’y étais, mais vous le voyez, il arrive que l’on en revienne et même que l’on se retrouve beaucoup plus loin qu’on ne l’imaginait.