— Avez-vous finalement choisi de rejoindre notre combat ?
— Dire qu’il s’agit d’un choix délibéré serait sans doute exagéré, cher colonel, dit Felicia. En fait, c’est pour me sauver que Mme de Lauzargues a quitté ses terres… et c’est pour se sauver elle-même qu’elle m’a suivie jusqu’ici. Mais bien décidée à nous aider tout de même…
— Vous sauver, la sauver ? Qu’est-il donc arrivé ?
— Vous devez bien penser que si je ne suis pas venue plus tôt c’est qu’il s’est passé quelque chose. Mais, je vous en prie, prenez ce fauteuil, laissez-moi vous offrir un verre de ce vieux lacryma-christi et causons de nos affaires. Où en sommes-nous ?
Le sourire de Duchamp s’effaça. A regret, son regard quitta Hortense et revint se poser, assombri, sur Felicia.
— Vous ne savez absolument rien. Est-on si peu au fait des événements à Paris ?
— Comment aurais-je pu savoir quelque chose ? J’étais en prison.
— En prison, vous ? Et pourquoi ?
— A cause d’un de nos vieux amis ; le sieur Patrick Butler, l’armateur de Morlaix.
Et, en quelques phrases, Felicia raconta son aventure et comment Hortense l’en avait sortie mais sans toutefois mentionner l’affaire de la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Elle savait depuis longtemps que le colonel était amoureux d’Hortense et ne tenait absolument pas à déchaîner sa fureur. La colère qu’il montra était déjà bien suffisante.
— Lorsque nous rentrerons en France, je réglerai le compte de ce misérable…
— Personne ne vous le reprochera. A présent, parlez. Où en est notre projet ?
— Pas bien loin, je le crains, et j’avoue sincèrement ma déception. Lorsque je suis arrivé ici, je rêvais de voir les Bonaparte se ruer sur l’Autriche pour réclamer le roi de Rome afin de l’escorter triomphalement jusqu’à Paris et l’y aider à reprendre son héritage.
Felicia eut un rire plein de dédain :
— Ces gens-là ? Vous en espériez vraiment quelque chose ? Hormis Madame Mère qui, à Rome et en compagnie de l’Église attend que Dieu lui permette de rejoindre son fils, les autres ne songent pas un instant à quitter leurs retraites. Joseph est en Amérique, les autres à Rome ou à Florence et tous, apparemment, s’y trouvent bien. Élira et Pauline, les seules qui se fussent joyeusement battues avec nous, sont mortes.
— Ne soyez pas trop absolue. Il y a une exception.
— J’aimerais bien savoir laquelle ?
— La fille d’Élisa : Napoléons, comtesse Camerata. Elle était ici en octobre dernier et logeait même dans cet hôtel. Je l’ai vue souvent et toujours avec la même émotion car elle est le vivant portrait de l’Empereur. Elle souligne d’ailleurs volontiers cette ressemblance en s’habillant en homme. Il est vrai qu’elle possède toutes les qualités d’un garçon de bonne race : la bravoure, l’audace. Elle monte à cheval, fait des armes…
— Et elle est prête à nous aider ?
— Elle avait même un plan, que nous partagions d’ailleurs : enlever le prince avec ou sans sa permission et le ramener en France pour tenter avec lui un effet psychologique analogue à celui du retour de l’île d’Elbe. Elle espérait qu’à sa seule vue, à son seul nom, le duc de Reichstadt tomberait dans ses bras, sauterait à cheval et fuirait avec nous vers la frontière.
— Et alors ?
— Alors, il lui a fallu perdre ses illusions. Tout ce qu’elle a réussi à obtenir, ce fut une entrevue avec l’ex-impératrice Marie-Louise, ce qui était inutile. Quant au prince, elle s’est aperçue très vite qu’il lui était impossible de l’approcher. Sa réputation d’excentricité la desservait et aussi son visage, ce visage en quoi elle espérait mais qui hante encore les rêves de Metternich. Quand celui-ci a su la présence de la comtesse à Vienne, il a resserré la surveillance autour de son jeune prisonnier. En outre, il s’est arrangé pour que le prince fût prévenu contre sa cousine et toutes les demandes d’audience sont restées sans réponse. Alors, exaspérée, elle a payé d’audace. Un soir de novembre dernier, elle est allée l’attendre près de la maison du baron d’Obenaus, son professeur d’histoire, où il a coutume de se rendre deux fois la semaine. Elle avait acheté l’un des domestiques et s’était cachée dans l’escalier. Quand le prince est arrivé, elle s’est jetée à genoux devant lui, a pris sa main et l’a baisée en dépit des efforts qu’il faisait pour la lui retirer. Il a pris pour une folle cette femme en cape écossaise qui se jetait sur lui et elle n’a pas eu le temps de s’expliquer. Déjà, Obenaus accourait avec ses gens. On a maîtrisé la comtesse et on a voulu l’entraîner. Alors, elle a crié : « Qui me refusera de baiser la main de mon souverain ? » Puis, comme on l’obligeait à redescendre l’escalier, elle a crié encore : « François ! Souviens-toi que tu es prince français ! » Mais c’était fini. L’occasion était manquée. Peut-être parce qu’elle a agi avec trop de précipitation…
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Felicia.
— On l’a ramenée ici sous bonne garde mais elle ne s’avouait pas battue. Ne pouvant parler, elle a écrit. C’était d’ailleurs la troisième fois, mais les premières lettres n’étaient pas parvenues à destination. Celle-là, par on ne sait quel miracle, est arrivée. C’était une lettre très belle, très triste mais hélas un peu exaltée. Elle n’a pas inspiré confiance au prince. Il l’a montrée à son précepteur puis a répondu, mais sa lettre à lui était froide et sèche. La comtesse en a pleuré de désespoir.
— Elle a renoncé, alors ?
— Non. Obstinée, elle a écrit encore un mot très court implorant une entrevue… « Partout où vous voudrez, j’irai pour vous parler… » Alors, le prince a regretté sa lettre si dure et, pour se faire pardonner, il a envoyé ici son plus intime ami, le chevalier de Prokesch-Osten, pour porter ses excuses. Je n’ai pas assisté à l’entrevue mais je sais que Prokesch et la Camerata se sont fort bien entendus. Le chevalier souhaite profondément, au fond de son cœur, de voir François sur le trône de France. Il a parlé longtemps avec la comtesse, s’efforçant d’apprendre d’elle de quels moyens elle pouvait disposer pour mener à bien le retour du prince. Des moyens qui, malheureusement, se limitaient à peu de chose : trois ou quatre hommes dévoués… et pas d’argent. Alors, il lui a fait comprendre que pareille entreprise s’accommodait mal de précipitation, qu’il fallait préparer des chevaux, disposer des relais, acheter des consciences. La comtesse n’est pas riche, hélas ! Cependant, Prokesch ne l’a pas découragée. Tout au contraire : « Je vous aiderai, lui a-t-il dit, dès que je serai certain que le moment sera venu. Il faut attendre encore… »
— Attendre quoi ? s’écria Felicia qui bouillait visiblement…
— Que les circonstances soient plus favorables, que les préparatifs soient mieux organisés. Et Camerata en a convenu d’ailleurs. Prokesch et elle se sont quittés en se promettant de se revoir, de travailler ensemble. Malheureusement…
— Je ne sais pas pourquoi, mais voilà un mot que j’attendais, dit Felicia. Il est étrange de constater qu’il y a toujours un obstacle quand tout paraît s’arranger…
— Ce n’est que trop vrai. Trois semaines plus tard, la comtesse Camerata recevait du chef de la police, Sedlinsky, l’ordre de quitter Vienne avec défense d’y revenir. On lui donnait jusqu’au 22 décembre pour déguerpir. Elle fut bien obligée d’obéir…
— D’après ce que vous en dites, fit Hortense, cela ne lui ressemble pas ?
— Elle n’a obéi qu’à l’ordre de quitter Vienne. L’esprit de retour n’était pas atteint. D’ailleurs, elle n’est pas partie très loin : tout juste jusqu’à Prague. Depuis nous nous écrivons. Pas souvent, bien sûr, mais je sais qu’elle garde tout son espoir.
Felicia se leva, fit quelques pas dans la pièce, faisant, dans son agitation, tournoyer autour d’elle son ample jupe de lainage écossais.
— C’est encore heureux ! fit-elle en s’arrêtant brusquement devant Duchamp qui, après avoir tant parlé, dégustait lentement son lacryma-christi. Mais ce qui me tourmente, dans tout cela, c’est moins le peu d’avancement de nos affaires que l’attitude du prince dans cette histoire. Je croyais qu’il brûlait d’échapper à sa prison, de revenir en France, de s’y battre pour ses droits et pour sa gloire ? Or, vous ne nous avez montré qu’un jeune garçon craintif qui, lorsqu’il reçoit une lettre secrète, ne trouve rien de mieux que courir la montrer à d’Obenaus…
— Obenaus n’est que son professeur d’histoire. Le précepteur, c’est le comte de Dietrichstein. Et ne vous y trompez pas : l’un comme l’autre, même s’ils obéissent à Metternich, sont sincèrement attachés à leur élève et, comme Prokesch, ils souhaitent eux aussi lui voir jouer un grand rôle dans l’histoire.
— Vous ne me ferez jamais croire cela.
— C’est moins incroyable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez, mon amie. L’un comme l’autre pensent que ce serait une excellente chose pour l’Autriche… et accessoirement pour la France, qu’un prince élevé par eux, c’est-à-dire à l’autrichienne, règne à Paris. Quant au prince, il faut le comprendre, lui aussi : la vie qu’on lui a fait mener, loin de sa mère, livré uniquement à des hommes depuis qu’on l’a séparé de sa gouvernante française Mme de Montesquiou, tout cela l’a rendu méfiant, inquiet. Il rêve d’égaler la gloire de son père dont il ne connaît même pas la vie mais il craint les traquenards. Trop de gens déjà ont tenté de surprendre sa confiance et je pense, pour ma part, que la comtesse Camerata a fait preuve d’une trop grande précipitation. Je le lui ai dit d’ailleurs…
— Mais ces circonstances favorables, coupa Hortense, quand pensez-vous les voir venir ?
— Plus vite peut-être que je ne le pensais, et c’est pourquoi je suis si heureux de votre venue. Je pense en effet que vous arrivez à point nommé parce qu’à la Hofburg certaines choses sont en train de changer. Le prince va avoir vingt ans. Il échappera alors à ses précepteurs. L’empereur François lui a promis un régiment, ce qui réaliserait l’un de ses rêves…
— Peuh ! dit Felicia en haussant furieusement les épaules, un régiment autrichien !…
— Ce ne serait pas une si mauvaise chose. Un régiment tient souvent garnison en province, et celui que l’on promet au prince, le « Duc de Nassau », est stationné à Brünn. En outre, on y fait des manœuvres au cours desquelles on peut monter un plan d’enlèvement. Enfin, sa majorité donne un peu plus de liberté au prince : il sort plus aisément du palais : ainsi vient-il d’effectuer son entrée dans la vie mondaine en se rendant, il y a dix jours, au bal de l’ambassadrice d’Angleterre, lady Cowley. Il y a, dit-on, rencontré le plus vif succès, surtout auprès des dames et il est à prévoir qu’à présent il va aller d’invitation en invitation. Voilà pourquoi j’approuve entièrement votre idée de louer une maison où vous puissiez recevoir. Vous serez reçues en retour et ainsi vous parviendrez, j’en suis persuadé, à approcher le prince le plus naturellement du monde.
— Je suis française, remarqua Hortense. Cela peut être un obstacle ?
— Certainement pas. Quand Sedlinsky se renseignera sur vous – et il le fera – il apprendra que les Lauzargues appartiennent à la faction la plus légitimiste des Français. D’ailleurs vous serez surprise du nombre de nos compatriotes installés ici, depuis une marchande de modes jusqu’à un maréchal d’Empire… sans parler du nouvel ambassadeur qu’a envoyé Louis-Philippe : cette girouette de maréchal Maison qui, depuis le départ de l’Empereur pour l’île d’Elbe, a tourné à tous les vents.
— Vous parliez d’un maréchal d’Empire ? dit Felicia. Qui donc ?
— Marmont. Notre vieil ennemi de Juillet et de l’assaut des Tuileries. Il a suivi Charles X en exil mais n’a pu se supporter dans la petite cour écossaise du roi Bourbon où d’ailleurs il était mal vu. Il a choisi de voyager et, je ne sais pourquoi, il est venu en Autriche. Peut-être pour se rapprocher du fils de l’homme qu’il a trahi. On dit qu’il brûlait de connaître le prince. Cela a été fait au bal de lady Cowley.
— Il a osé l’approcher ? s’indigna Felicia.
— Mais oui. Il a même été invité à se rendre chaque semaine à la Hofburg pour répondre aux questions du prince. Il y a longtemps que celui-ci désirait s’entretenir avec un ancien compagnon de son père.
— Il aurait dû mieux choisir…
— On prend ce qu’on trouve. Et puis un fidèle confirmé n’aurait jamais reçu l’autorisation d’approcher le fils de Napoléon. Metternich pense que Marmont est sans danger. Ce en quoi il se trompe peut-être. On m’a rapporté que le duc de Raguse était fort ému, l’autre soir, en saluant l’Aiglon. Il y a peut-être quelque chose à faire de ce côté et j’aimerais que vous le rencontriez… A présent, ajouta-t-il en se levant, vous en savez autant que moi et je vais me retirer.
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