— Encore un moment ! pria Felicia. Ne pouvons-nous savoir qui sont ceux qui sont disposés à nous aider ? Duchamp sourit de ce rare sourire qui lui allait bien.
— En dehors de ce maître d’armes alsacien nommé Grünfeld, il y a ma voisine du Kohlmarkt, Mlle Palmyre, qui est une amie sûre. Il y a Pasquini, ici même. Il y a deux ou trois compagnons qui travaillent à la Hofburg ou à Schônbrunn, le palais d’été de la Cour. Enfin, il y a la comtesse Lipona qui est une intime de Napoléons Camerata…
— Lipona ? dit Felicia. Est-ce Maria Lipona ? J’en ai rencontré une à Rome, jadis.
— C’est bien elle. Elle habite un petit palais de la Salesianergasse et, si vous la connaissez, c’est une excellente chose car elle est remuante, fréquente énormément de monde et pourra vous introduire dans la meilleure société. Je vous donne ici les noms qui peuvent vous être les plus utiles. Pour les autres, c’est moins important et on ne sait jamais. A présent, il faut vraiment que je parte. J’ai une leçon…
— Au moins ne partirez-vous pas sans viatique…
Felicia alla fouiller dans un grand sac enfermé dans un secrétaire dont elle avait la clef et revint avec une cassette.
— Vous oubliez votre trésor de guerre, fit-elle avec un sourire.
Duchamp alla poser la cassette sur une table et l’ouvrit. Le petit salon s’emplit de lumières. Sous l’éclairage d’un bouquet de chandelles, les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs se mirent à vivre comme le cœur étincelant d’un minuscule volcan vers lequel le colonel, comme s’il craignait de se brûler, avança une main hésitante.
— Quelle merveille ! soupira-t-il en pêchant un collier de diamants et d’émeraudes. Existe-t-il vraiment une femme capable de se priver de telles parures pour une idée ?
— C’est plus qu’une idée : c’est une vengeance. Tant qu’un Bonaparte ne sera pas assis sur le trône de Napoléon, le sang de mon époux ne s’apaisera pas. Nous avons là de quoi acheter un régiment. Et puis j’ai fait faire des copies, ajouta-t-elle en souriant.
— Je ne doute pas que, portées par vous, ces copies ne paraissent authentiques mais je regrette tout de même de vous priver.
— Après Waterloo, la reine Hortense a donné à l’Empereur son dernier collier de diamants…
— Et vous donnez vos parures à son fils ! Néanmoins, je vous demande de les garder par-devers vous par prudence. On entre chez moi comme dans un moulin et nous n’en avons pas besoin pour le moment. Quand le temps en sera venu, je vous indiquerai un juif de la Josefstadt qui vous en donnera le meilleur prix parce que, jadis, je lui ai sauvé la vie. A présent, souffrez que le modeste maître d’armes vous quitte pour vous laisser commencer votre vie mondaine. Quand vous désirerez me voir…
— Ce sera bientôt, dit Felicia. Il y a longtemps que je n’ai fait des armes et j’ai grand besoin de me dérouiller…
— Je serai enchanté de vous donner des leçons… Mais c’était sur Hortense que s’attardait le regard de l’ancien colonel et Felicia se mit à rire.
— Je suis certaine que Mme de Lauzargues aura à cœur de venir assez souvent s’assurer de mes progrès. N’est-ce pas, Hortense ?
— Bien sûr, fit celle-ci. Il n’est rien que j’aime autant que l’escrime…
Pieux mensonge dont personne ne fut dupe, mais qui mit un peu de soleil dans les yeux et dans le cœur de l’ancien officier de Napoléon 1er.
— Les héros, comme les enfants, ont besoin d’encouragements, conclut Felicia lorsqu’il se fut retiré. A celui-là, il faut un sourire de temps en temps. Ne les lui ménagez pas.
CHAPITRE VII
PREMIERS PAS DANS LA VIE VIENNOISE…
D’origine florentine, la comtesse Maria Lipona possédait au plus haut degré le goût de l’intrigue et l’amour des secrets qu’elle élevait d’ailleurs à la hauteur de l’un des beaux-arts. Non qu’elle nourrît personnellement un quelconque grief contre l’Autriche où elle vivait fort agréablement mais, dans ses jeunes années, elle avait été bercée par les fabuleuses histoires de l’épopée napoléonienne, comme l’avait été Felicia Orsini. Et elle voyait, dans le fils de l’Aigle, l’héritier indéniable d’un aussi fulgurant destin. S’y joignait l’auréole du malheur, et il avait suffi d’une rencontre pour que Maria Lipona proclamât que le jeune prince était en tout point digne de la légende.
— On mourrait pour un sourire de lui, disait-elle parfois, et ce n’était pas, chez elle, une formule en l’air. Elle était prête à se dévouer corps et âme au prisonnier de la Hofburg.
Jadis, à Rome, elle avait fréquenté le palais Orsini, piazza Monte-Savello, et approché la famille de Felicia. En outre, dans l’entourage de Madame Mère, elle rencontra la comtesse Camerata dont elle devint l’intime amie. L’une des rares que l’amazone des Bonaparte se fût faites dans une gent féminine qu’elle avait plutôt tendance à mépriser. De son côté, Maria Lipona vénérait la nièce de l’Empereur, pour sa ressemblance avec lui et aussi pour le courage avec lequel elle s’était jetée dans un combat inégal, seule ou presque contre le puissant empire autrichien, pour arracher son cousin au destin misérable que lui préparait Metternich.
Et ce fut avec un chagrin extrême que Maria Lipona vit son amie partir pour Prague après sa tentative avortée auprès du duc de Reichstadt.
Aussi accueillit-elle Felicia et Hortense, annoncées par Duchamp, avec une joie bien proche de l’enthousiasme.
— Je sens que votre présence va me consoler du départ de ma chère princesse, leur dit-elle. Vous n’imaginez pas le vide qu’elle a laissé derrière elle.
— Vous n’avez jamais désespéré de notre cause tout de même ? fit Felicia.
— J’avoue en avoir été bien près et je ne comprends toujours pas pourquoi le duc de Reichstadt n’a pas accueilli sa cousine comme elle le méritait. Pourtant, d’après ce que je peux en savoir, son rêve le plus cher est de régner en France. Le chevalier de Prokesch-Osten est formel là-dessus : le prince tremble au seul nom de son pays natal. Il se sent prince français jusqu’au bout des ongles… et pourtant, jusqu’à présent, il a réagi surtout comme un bon Autrichien.
— Quand on a rêvé quelque chose pendant trop longtemps, on est saisi de crainte au moment de voir se réaliser ses espérances et une certaine angoisse doit s’ensuivre. Celle de voir tout cela s’évanouir d’un seul coup. Celle d’un réveil trop brutal… Quels préparatifs avait faits la comtesse Camerata ?
— Assez peu, je le crains, faute d’argent. Les Bonaparte craignent une aventure qui troublerait leur quiétude et ne sont guère décidés à délier les cordons de leurs bourses. Napoléons était à peu près seule avec notre colonel Duchamp et quelques amis…
— Nous bâtirons notre plan sur des bases plus solides. Mais, en fait de bases solides, il faut que nous en trouvions une pour nous-mêmes. Notre projet immédiat est de prendre un certain pied dans la société viennoise. Puisque le prince est désormais autorisé à s’y mêler, cela me paraît le meilleur moyen de l’approcher. Et d’abord il faut que nous nous installions ailleurs que dans une auberge.
— Je vous offrirais bien une partie de ma maison mais je crois que ce ne serait pas une bonne idée. En revanche, il y a en ce moment un logis qui pourrait vous convenir parfaitement.
Et d’expliquer qu’un grand appartement se trouvait à louer dans l’aile gauche du palais Palm, dans la Schenkenstrasse, c’est-à-dire à l’un des plus agréables emplacements de la ville. Nulle part ailleurs ses nouvelles amies ne trouveraient à se loger dans de meilleures conditions.
— Personne n’imaginerait que l’on pût s’installer au palais Palm pour conspirer. L’aile droite de cette vaste demeure est en effet occupée depuis des années par la duchesse Wilhelmine de Sagan, née princesse de Courlande. Elle y passe tous ses hivers, le plus souvent en compagnie de ses sœurs, la princesse de Hohenzollern-Elchingen et la duchesse d’Acerenza et Wilhelmine est sans doute la femme la plus antifrançaise qui soit au monde. Elle constituera pour vous une superbe couverture car, bien sûr, habitant à sa porte, il faudra lui demander audience.
— Audience ? protesta Hortense, choquée par le mot.
— C’est une duchesse régnante, ma chère, même si elle ne réside à Sagan qu’une partie de l’année.
— En tout cas, elle recevra peut-être mon amie Felicia, mais certainement pas moi puisqu’elle déteste si fort les Français.
— N’exagérons rien. Il lui est tout de même arrivé, durant le Congrès de Vienne, de fréquenter l’ambassade de France et le vieux Talleyrand. N’oubliez pas que sa plus jeune sœur est la nièce de celui-ci.
Le visage de Felicia, qui s’était assombri dans les derniers instants, s’éclaira brusquement.
— La duchesse de Dino ? Bien sûr ! Une princesse de Courlande, j’aurais dû m’en douter ! Mais nous connaissons beaucoup Mme de Dino et mon amie Hortense a même séjourné chez elle, rue Saint-Florentin, durant quelques jours.
— A merveille ! Eh bien, voilà votre introduction toute trouvée. Si toutefois vous vous décidez pour la maison que je vous propose…
— La première chose à faire est d’aller voir, conclut Felicia en se levant.
Construit au XVIIIe siècle dans l’une des principales rues de Vienne, proche de la Hofburg et de la charmante Minoritenplatz, le palais Palm possédait toute la puissance et la majesté des palais italiens mais s’ornait d’un fabuleux portail baroque sur lequel ouvrait un balcon toujours très couru les jours de cortège officiel. La duchesse de Sagan ne laissait ignorer à personne que, de ce balcon, elle avait assisté avec ses sœurs, en 1814, à la fabuleuse entrée du tsar Alexandre 1er venu prendre sa part du Congrès chargé de refaire l’Europe tandis que Napoléon se morfondait à l’île d’Elbe.
L’appartement que l’on proposa à la princesse Orsini avait d’ailleurs été occupé, durant cette brillante période, par la maîtresse préférée de l’autocrate russe – qui en avait beaucoup – la princesse Bagration. Il se composait de trois salons, d’une vaste salle à manger et de trois chambres, celles des domestiques se trouvant dans les combles. Le décor ressemblait au portail : pompeux et tarabiscoté, avec beaucoup de dorures, mais les hautes boiseries blanc et or encadraient des panneaux de damas d’un jaune doux qui ne déplut pas aux futures locataires. Et, surtout, entretenu à longueur d’années par un couple de domestiques allemands, l’appartement était d’une propreté et d’un ordre exemplaires. Il n’y avait qu’à s’installer.
— Ce n’est pas le style que j’aurais choisi, dit Felicia, dont les goûts allaient aux lignes nettes de l’Empire, mais je crois que nous aurions de la peine à trouver mieux. Et puis à la guerre comme à la guerre ! Nous n’allons pas y rester des années.
Le contrat pour une location de six mois fut signé une heure plus tard et, dès le lendemain, Hortense et Felicia emménageaient dans leur nouveau logis. Outre le ménage allemand, Pasquini leur envoya un jeune cuisinier italien et Maria Lipona une femme de chambre tchèque adroite et peu bavarde qui, en dehors de quelques mots d’allemand, ne parlait aucune langue connue des deux amies. Après quoi, on se lança à l’assaut de la société viennoise.
En dépit de ses airs étourdis, la comtesse Lipona possédait un véritable savoir-faire mondain. Elle donna à ses amies des conseils qui leur permirent de bien lancer leur barque, leur indiqua les maisons où il était bon de déposer une carte, les invita plusieurs fois avec des personnes attachées à la Cour, leur présenta les meilleurs danseurs du moment et, puisqu’elles passaient officiellement pour passionnées de musique, elle les introduisit dans quelques-uns des salons les plus renommés pour les concerts que l’on y donnait. On les vit ainsi chez les Kinsky et chez le banquier Arnstein où elles s’ennuyèrent avec grâce au milieu de gens qui communiaient dans l’admiration fervente de deux musiciens qu’elles ne connaissaient absolument pas : Ludwig van Beethoven et Franz Schubert, mais dont, étant femmes de goût, elles devinrent très vite de sincères admiratrices. Et comme elles étaient belles, élégantes et de grandes manières, elles firent bientôt partie de cette société dont elles espéraient tant.
Mais elles ne fréquentaient pas que la société. Deux ou trois jours après leur installation, Felicia et Hortense allèrent faire la connaissance de Mlle Palmyre, cette jeune modiste française dont Duchamp leur avait dit qu’elle était toute dévouée à la cause impériale.
Sa boutique « Aux Dames de Paris » ouvrait sur le Kohlmarkt tout près de la salle d’armes de Duchamp et à deux pas de la Hofburg. C’était peut-être la mieux achalandée de la ville. Il est vrai que l’on y trouvait des merveilles et que personne ne savait trousser un chapeau comme les ouvrières de Mlle Palmyre. Entre les boiseries sombres relevées de filets dorés de son magasin s’entassaient les satins, les mousselines, les dentelles, les moires, les failles, les collerettes, les gants, les mouchoirs, les plumes, les fleurs de soie ou de velours, tout l’arsenal charmant de la coquetterie féminine, et il n’était jusqu’aux dames de la Cour et à l’Impératrice elle-même qui ne fissent appel au goût et à l’ingéniosité de cette charmante Parisienne dont les doigts de fée réussissaient à donner de l’éclat aux femmes les plus ternes ou les plus disgraciées.
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