— Recevoir ici cet homme ? Celui qui a trahi mon parrain ? Celui qui a fait tirer ses canons, en juillet dernier, sur le peuple de Paris au nom de Charles X ?

— Non. Celui que le duc de Reichstadt reçoit dans son particulier. Ce n’est pas le moment de vous montrer plus royaliste que le roi ! Et n’oubliez pas que si nous affichons nos convictions, il serait aussi simple de refaire tout de suite nos bagages. Déjà, je crains de m’être laissée emporter tout à l’heure…

— Vous avez raison. Et, à propos des ennemis de l’Empereur, on nous a porté ce matin un mot de la duchesse de Sagan, notre voisine. Elle nous recevra tantôt…

— Tout de même ? Elle y aura mis le temps ! déclara Felicia en se dirigeant vers sa chambre pour changer de toilette.

En effet, dès leur arrivée au palais Palm, les deux amies avaient fait déposer leur carte chez leur noble voisine comme le voulaient les règles du bon voisinage et le protocole exigeant des petites cours allemandes. Elles pensaient recevoir une réponse assez rapide, mais en dépit de la présence évidente de la duchesse, aucun signe ne leur était encore parvenu. Ce qui était à la limite de l’offense mais puisque l’on daignait les inviter, le mieux, dans leur situation actuelle, était de répondre à l’invitation.

Aussi, vers trois heures, Felicia, vêtue d’épais satin gris clair soutaché de brun, sous un grand chapeau brun empanaché de gris, et Hortense, symphonie de velours havane sous une capote garnie de feuillages en soie aux tons d’automne, donnaient leurs noms au majordome emperruqué de blanc qui se tenait à l’entrée des salons…

— Madame la princesse Orsini, Madame la comtesse de Lauzargues…

Les noms roulèrent au long d’une enfilade de salons repris par deux laquais qui les apportèrent jusqu’à l’entrée d’un vaste boudoir dont les portes s’ouvrirent instantanément.

Jadis décorés par Moreau, qui avait été l’ornemaniste préféré de feue l’impératrice Maria-Ludovica, troisième femme de François II, les salons de la duchesse de Sagan n’avaient aucun style bien défini car le décorateur en avait imaginé un qui les englobait tous. Ce qui donnait un effet assez surprenant. Les siècles s’y mêlaient les uns aux autres dans une profusion de taffetas, de lamés, de broderies multicolores, de laques rouges ou noires et de bois dorés. N’eussent été les nobles dimensions des pièces, cela eût ressemblé à un magasin d’antiquités mais quand les deux amies, un peu éberluées, franchirent le seuil du dernier salon, elles furent obligées d’admettre que cette débauche de dorures, de matières précieuses et de couleurs tendres convenait étrangement à la personnalité et à la beauté, encore réelle, de la maîtresse de céans. Ainsi d’ailleurs qu’à celle des deux femmes qui l’encadraient et qui lui ressemblaient : mêmes cheveux blonds à peine touchés d’argent, même teint de lis entretenu sans doute à force d’onguents et de soins, mêmes larges yeux violets d’une teinte assez rare pour qu’on la remarquât.

A se trouver ainsi en face de celles qu’au temps du fameux Congrès on appelait les Trois grâces de Courlande – Wilhelmine de Sagan, Pauline de Hohenzollern-Elchingen et Jeanne d’Acerenza – Hortense et Felicia eurent d’abord la curieuse sensation de voir triple mais elles revinrent très vite de cette impression car les personnalités se dégagèrent d’autant plus rapidement que celle de la duchesse de Sagan dominait nettement les autres.

A cinquante ans, l’aînée des Courlande gardait un éclat et une majesté qui réduisaient ses sœurs à l’état de comparses. Elle avait été mariée trois fois : à un Français, le prince Louis de Rohan-Guéménée, à un Russe, le prince Vassili Troubetzkoï, et à un Allemand, le comte von Schulenburg, mais ces hommes, dont elle n’avait pas eu d’enfant d’ailleurs – sa seule fille lui venait de l’un de ses amants, le comte d’Armfeldt, un Suédois – ces trois hommes donc n’avaient fait que passer dans sa vie, y jouant un rôle purement décoratif et ne laissant pas plus d’empreinte sur Wilhelmine que la vague sur le sable d’une plage. Des amants, en revanche, elle en avait eu plusieurs dont certains, comme le tsar Alexandre Ier ou même Talleyrand pour qui elle avait eu quelques bontés, n’avaient pas compté vraiment mais d’autres lui étaient restés fortement attachés. C’étaient Armfeldt, le prince de Windischgrâtz qu’elle avait beaucoup aimé et surtout le chancelier d’Autriche, Clément de Metternich, qu’elle avait fait beaucoup souffrir sans qu’il parvienne toutefois à se guérir de cet amour.

Et ce n’était un secret pour personne que, souvent, le chancelier de François II franchissait le seuil du palais Palm pour venir évoquer avec Wilhelmine le temps si doux de leurs anciennes amours.

Se sachant en face d’une souveraine, Felicia et Hortense lui offrirent, dès le seuil, une révérence qui parut la charmer.

— Approchez, mesdames ! dit-elle en français mais avec un sensible accent slave. C’est toujours un plaisir de recevoir des étrangères de qualité et plus encore lorsqu’il s’agit de voisines. Vous me pardonnerez, j’espère, d’avoir différé tous ces jours à vous recevoir mais les affaires de Sagan m’ont beaucoup occupée. Naturellement, vous connaissez mes sœurs ? Non ? Alors voici Pauline…

Durant quelques instants, un véritable flot de paroles submergea les nouvelles venues, mêlant les présentations à ces considérations sur le temps et à des compliments sur l’élégance des visiteuses.

— Vous êtes romaine, je crois, princesse ? Est-ce à Rome que l’on habille aussi bien ?

— Non, Altesse, c’est à Paris, répondit Felicia. Je suis romaine sans doute, mais mon amie Hortense est française, comme Votre Altesse doit le savoir…

Wilhelmine eut un grand sourire et agita frénétiquement son éventail d’écaille et de dentelle comme s’il faisait tout à coup une chaleur torride.

— Bien sûr, bien sûr ! Ah, Paris ! il n’y a que là que l’on habille bien. Ma dernière sœur, la duchesse de Dino, est, sachez-le, la femme la mieux habillée du monde.

— Je le sais d’autant mieux, dit Hortense avec un sourire, que j’ai l’honneur de connaître Mme la duchesse, chez laquelle j’ai eu l’agrément de séjourner un moment.

— Rue Saint-Florentin ? Vous connaissez Douchka ?

— Mais oui, madame. La princesse Orsini la connaît bien, elle aussi. C’est même elle qui m’a présentée. Je regrette, à ce propos, de ne pouvoir apporter à Votre Altesse les pensées de sa sœur. Je n’ai pas revu Mme de Dino depuis son départ pour l’Angleterre.

— C’est depuis plus dommage, dit Jeanne d’Acerenza, que nous sommes sans nouvelles depuis longtemps. Apparemment, Douchka préfère toujours servir de secrétaire à ce vieux diable de Talleyrand plutôt qu’écrire à ses sœurs…

— Je sais qu’il la fascine par son esprit et cette espèce de génie sais qu’il possède, lança Pauline, la troisième sœur, mais j’espère sincèrement qu’elle n’est plus sa maîtresse. Un vieillard podagre ! C’est déjà assez dégoûtant qu’elle le fût devenue…

Le ton était méchant et Hortense décida que cette dame ne lui serait jamais sympathique, mais déjà Wilhelmine relevait le propos.

— Ne parlez donc pas de ce que vous ne connaissez pas, Pauline ! Ce vieillard podagre possède plus de charme que bien des jeunes et fringants officiers. Mais laissons cela et puisque vous êtes des amies de Douchka, vous serez de nos amies aussi. Voulez-vous sonner, Jeanne, pour que l’on nous serve le café ? Le froid s’infiltre partout dans ces grandes bâtisses et je me sens glacée. Nous avons toutes besoin de quelque chose de chaud.

Felicia retint un sourire. Que la duchesse eût froid n’avait rien d’étonnant : sa robe était un vaporeux assemblage de soies légères et de dentelles. Il arrivait même à Wilhelmine de Sagan de porter de la mousseline au cœur de l’hiver car elle ne se jugeait à son avantage que dans des vêtements aériens ou des fourrures mousseuses, ces dernières étant, évidemment, réservées à l’extérieur. Ce qui ne l’empêchait pas de s’intéresser vivement à ce que portaient les autres femmes et, tandis que l’on servait le célèbre café viennois couronné de crème fraîche et cerné de pâtisseries dont ces dames semblaient faire grand cas, les voyageuses venues de Paris subirent un feu roulant de questions sur ce qui se portait actuellement et sur les dernières tendances de la mode. Elles y répondirent de leur mieux et proposèrent même à leur hôtesse de lui montrer leurs dernières trouvailles si toutefois elle voulait bien honorer l’aile gauche du palais de son auguste présence. Ce qui fut accepté d’enthousiasme.

— Tout de même, dit Felicia, les dames de Vienne ne sont pas si déshéritées. Nous sommes allées chez une certaine Palmyre qui fait des merveilles…

— Palmyre est bien sans doute, concéda la duchesse, mais je la soupçonne d’être toujours en retard d’une mode. Et c’est agaçant.

A cet instant, Pauline de Hohenzollern, qui s’était approchée de l’une des fenêtres et en soulevait le rideau, remarqua :

— Tiens ! On dirait que le petit Napoléon est guéri. Le voilà qui sort du palais !…

Le cœur d’Hortense bondit et elle ne put maîtriser un premier mouvement qui la fit lever.

— Que Votre Altesse me pardonne, s’excusa-t-elle en rougissant, mais je n’ai encore jamais vu le prince et j’aimerais…

— Voir à quoi il ressemble ? C’est trop naturel et il en vaut la peine d’ailleurs. Venez, je vais vous montrer par la même occasion le balcon d’où nous avons, en 1814, assisté à l’entrée triomphale de notre cher tsar Alexandre. Mes fourrures !

Comme par magie, Wilhelmine se trouva soudain transformée en une boule de renard bleu tandis que, sur un signe d’elle, un laquais ouvrait l’une des hautes fenêtres.

— Vous allez nous faire geler, grogna Pauline. Moi, je reste au coin du feu. Je le connais par cœur ce gamin !

— Moi, j’y vais, dit Jeanne. C’est un spectacle dont je ne me lasse pas. Un beau garçon est toujours agréable à regarder.

Hortense et Felicia échangèrent un regard. Elles éprouvaient toutes deux la même émotion, plus intense peut-être chez la Romaine qui, depuis si longtemps, se voulait vouée à la cause de Napoléon II. En silence, elles suivirent Wilhelmine sur le balcon. D’où l’on dominait non seulement la rue mais aussi, à l’arrière-plan, les arbres dessinés au fusain de la Minoritenplatz. Le temps était gris, froid et sec. Un petit vent allègre faisait bouger les branchettes des arbres et poussait par saccades un morceau de papier oublié dans la rue. Pourtant, c’était tête nue que le duc de Reichstadt s’avançait au petit trot de son cheval…

Un grand manteau bleu à triple collet l’enveloppait qui ne laissait voir de son corps que ses jambes gainées de peau blanche et de hautes bottes vernies. L’air absent, son regard bleu fiché sur une ligne qui passait entre les oreilles de sa monture, il allait, sans regarder personne, sans voir les saluts des hommes et le sourire des femmes. Le vent faisait bouger sur son front l’épaisse mèche de cheveux blonds qui avait toujours tendance à retomber sur son œil. Il semblait très grand, très mince, un peu fragile. Image parfaite du prince de légende dont rêvent les jeunes filles mais avec quelque chose de menacé, de glacé qui serra le cœur d’Hortense.

Les trois officiers qui le suivaient se tenaient à quelques pas derrière lui, pourtant, la jeune femme ne put s’empêcher de voir en eux de simples geôliers. Aux uniformes près, ils ressemblaient, avec leurs regards mornes, à ceux qu’elle avait vus jadis sur la plate-forme du château du Taureau, en Bretagne, surveiller la promenade des prisonniers. L’impression fut si nette qu’elle faillit se signer, ce qui eût été, évidemment, d’un effet déplorable. Les larmes cependant lui montaient aux yeux et elle chercha à tâtons la main de Felicia qu’elle serra si fort que celle-ci comprit et lui rendit son étreinte. A cet instant précis, Hortense venait de se vouer entièrement à la cause de ce jeune prince, né le même jour qu’elle-même et qui, jusqu’à présent, lui était apparu si lointain, presque mythique. La réalité venait d’emporter tout l’enthousiasme, tout le besoin de dévouement que renfermait son cœur.

Penchée sur le balcon, Wilhelmine, après un signe assez vague adressé au jeune prince qui répondait d’une inclination de tête, pérorait inlassablement, racontant avec un grand luxe de détails ce moment glorieux qu’avait été l’entrée de son tsar au Congrès de Vienne. Mais ni Hortense ni Felicia n’entendaient. Cette dernière était devenue si pâle qu’Hortense, se penchant vers elle, chuchota :

— Prenez garde ! Vous êtes blanche comme un linge !

Felicia tressaillit et, vivement, se frotta les joues pour y rappeler le sang. D’ailleurs, on rentrait : le prince était passé et la duchesse en avait enfin fini de son morceau de bravoure.