Jugeant que leur visite avait suffisamment duré pour une première fois, les deux amies demandèrent la permission de se retirer tout en remerciant Son Altesse de son aimable accueil. Elles achevaient leurs révérences au seuil du salon quand la voix du majordome emplit à nouveau l’espace :

— Son Excellence monseigneur le prince de Metternich !

Un homme déjà âgé, grand et de haute mine, dont les cheveux gris couronnaient un visage d’une beauté à la fois insolente et sensuelle, s’avançait d’un pas rapide à travers les salons. Les deux femmes le rencontrèrent à mi-chemin. Il leur adressa un salut plein de grâce auquel elles répondirent avec leur aisance habituelle tandis qu’éclatait derrière elles la voix de la duchesse.

— Ah ! cher Clément ! Qu’il est aimable à vous de venir dépenser avec nous un peu de votre précieux temps…

Le reste se perdit dans le brouhaha de l’arrivée du tout-puissant ministre. Mais, à peine rentrée dans leur appartement, Felicia ôta son chapeau, son manteau et ses gants qu’elle lança au petit bonheur et alla se jeter sur un canapé en éclatant de rire.

— Mon Dieu ! Que trouvez-vous de si drôle ? fit Hortense qui, plus calmement, ôtait elle aussi ses vêtements de sortie.

— Vous ne le voyez pas ? Vraiment, ma chère, je commence à croire que le ciel est avec nous. Nous vivons porte à porte avec la femme chez qui Metternich se rend le plus volontiers.

— Et cela vous fait plaisir ? Moi, la vue de cet homme m’a glacé le sang.

— Parce que vous manquez d’imagination et ne voyez que l’instant présent. Personnellement, je trouve divinement amusant de conspirer à deux pas du geôlier de l’Aiglon et de sa maîtresse. Maria Lipona a bien raison : nulle part nous ne pourrions trouver une maison plus sûre ni plus commode pour le développement de nos projets.

— Nos projets ? dit Hortense tristement, je trouve, moi, qu’ils n’avancent guère. Nous avons aperçu le prince… mais nous sommes peut-être encore loin de pouvoir l’approcher.

— Il faut avoir la foi, Hortense. Je sais moi que le moment est proche où nous pourrons lui parler.

Enchantée de ses voisines qui, deux jours après leur visite, organisèrent pour elle une sorte de présentation de mode privée, Wilhelmine de Sagan les emmena au théâtre « An der Wien » assister, dans sa loge, à une reprise de la Flûte enchantée de Mozart dont ce théâtre avait eu jadis le privilège de donner les premières représentations.

En dépit de décors d’un style égyptien assez atroce, les deux pseudo-mélomanes prirent tout de même un plaisir réel à la musique du divin Mozart… mais peut-être un plaisir plus grand encore à contempler la salle où s’entassait tout ce que Vienne contenait de noble, de riche ou de grand. Néanmoins ce qui les intéressa le plus, ce fut la loge impériale dans laquelle le duc de Reichstadt apparut, quelques instants après leur arrivée, escortant une jeune femme brune à la peau très blanche dont les longues boucles brillantes encadraient un visage fin et spirituel. Le sourire un peu ironique, dû à certain pli de la bouche, contrastait avec la mélancolie un peu rêveuse de deux grands yeux clairs. Vêtue de satin d’un bleu très pâle, cette jeune femme portait d’admirables joyaux et le diadème de diamants et d’opales qui couronnait sa tête lui donnait l’air d’une reine.

Hortense nota le soin tendre avec lequel le jeune prince aidait sa compagne à prendre place sur le devant de la loge et disposait sur le dossier du fauteuil le grand manteau qu’elle venait d’abandonner. Alors, incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres, elle se pencha vers Wilhelmine et, derrière son éventail déployé, chuchota :

— Cette jeune femme qui accompagne le duc de Reichstadt, qui est-elle ? Si elle n’était si jeune, on pourrait la prendre pour l’impératrice.

— Qu’elle sera peut-être un jour. Ah ça, ma chère, mais vous ne connaissez vraiment personne ici ?

— Personne de la famille impériale en tout cas. Je rappelle à Votre Altesse que nous ne sommes ici que depuis bien peu de temps.

— C’est vrai. Eh bien, ma chère petite, cette jeune dame est l’archiduchesse Sophie, la tante du petit Napoléon.

— Sa tante ? C’est une Bonaparte ?

Wilhelmine lui jeta un regard proprement scandalisé et Hortense se sentit rougir jusqu’à son décolleté.

— Que ferait ici une Bonaparte ? Est-ce qu’on n’aurait pas quelque tendance, en France, à oublier que le petit Napoléon n’est pas né que d’un homme et qu’il a aussi une famille maternelle ? L’archiduchesse Sophie est sa tante parce qu’elle est l’épouse… pas très heureuse d’ailleurs, de son oncle l’archiduc François-Charles, frère cadet de sa mère. C’est une princesse de Bavière.

— Elle paraît bien jeune pour une tante ?

— Elle a vingt-six ans. Je crois d’ailleurs que les sentiments qui les unissent sont d’une nature rien moins que familiale. Le jeune duc éprouverait pour Sophie une vénération bien proche de l’amour. Quant à l’archiduchesse, mariée à un brave homme d’archiduc lourd et endormi à souhait, elle aurait peut-être quelque peine à démêler ce qui appartient, dans les sentiments qu’elle porte à ce beau neveu, à cette tendresse maternelle dont il manque tant.

— Disons les choses clairement, dit Felicia qui écoutait et qui aimait les situations nettes. Ils s’aiment ?

L’éventail de la duchesse de Sagan pencha cette fois vers celui de la Romaine.

— Certains vont même jusqu’à parler de passion partagée et les plus mauvaises langues prétendent que le petit François-Joseph mis au monde l’an passé par Sophie et qui est un superbe bébé blond ne serait pas tout à fait le fils du bon François-Charles. C’est depuis cette naissance d’ailleurs que – peut-être pour donner le change – le petit Napoléon s’affiche avec une jeune femme de la meilleure société : la comtesse Nandine Karolyi, née princesse Kaunitz… Il est vrai que Nandine se montre aussi beaucoup avec Maurice Esterhazy, l’un des meilleurs amis du prince… Je vous la montrerai tout à l’heure…

Le second acte de la Flûte enchantée s’achevait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements qui prouvaient que, contrairement aux Parisiens qui allaient au théâtre pour bavarder, les Viennois, eux, y allaient pour écouter. Le rideau se releva plusieurs fois puis la vaste salle se trouva livrée à la vie mondaine. Il était de coutume, comme à Paris, de se rendre visite de loge à loge, les hommes se déplaçant pour aller saluer les femmes qui, elles, ne bougeaient guère. Bientôt, la loge de la duchesse de Sagan se trouva envahie. Où qu’elle allât, Wilhelmine semblait toujours traîner autour d’elle une véritable cour. Felicia et Hortense, qui s’étaient rapprochées, en profitèrent pour dévorer des yeux la loge impériale où d’ailleurs se jouait une petite scène : sanglé dans un frac bleu nuit constellé de décorations, le prince de Metternich venait d’y faire son entrée et s’inclinait devant l’archiduchesse alors occupée à bavarder joyeusement avec son neveu.

A l’aspect du nouveau venu, le sourire de la jeune femme s’effaça et ce fut avec un air d’ennui véritablement impérial qu’elle laissa le chancelier effleurer de ses lèvres son gant de soie brodée. Puis elle se détourna légèrement tandis que Metternich s’adressait au jeune prince comme si ce qu’ils pouvaient se dire ne l’intéressait en rien.

Dans l’entourage de Wilhelmine, quelqu’un dit :

— L’aversion de l’archiduchesse Sophie pour Metternich est de plus en plus évidente. Je pense qu’elle finira par lui tourner carrément le dos.

— Elle le déteste à ce point ? Mais pourquoi ? demanda Felicia, intervenant tranquillement dans la conversation.

Celui qui avait parlé, un jeune fat portant un nom d’Europe centrale extrêmement difficile à retenir et plus encore à orthographier, se mit à rire :

— Elle lui reproche sa politique. Quelle audace, n’est-ce pas, pour une petite archiduchesse ? Il est vrai qu’elle aurait, paraît-il, sur la question, des idées tout à fait personnelles. Et des ambitions…

— Justifiées si elle doit coiffer un jour la couronne impériale ?

— Oh ! cela n’aurait rien d’étonnant ! Ferdinand, l’héritier du trône, est un simple d’esprit. Son frère François-Charles pourrait lui succéder assez vite. Mais je crois surtout que le plus grand grief de Sophie tient à la rigueur dans laquelle Metternich tient le jeune Reichstadt…

Brusquement, Hortense, qui suivait le dialogue avec attention, cessa d’écouter. Son regard, errant sur la salle, venait de se fixer sur la loge dans laquelle le nouvel ambassadeur de France, le maréchal Maison, étalait son ventre et ses favoris gris curieusement hérissés auprès d’une dame d’un âge certain coiffée en barbes de dentelle et emballée de velours pourpre qui devait être sa femme. Derrière eux, trois hommes causaient ensemble dont l’un était le maréchal Marmont, et le second, un petit homme mince à cheveux gris. Mais le troisième érigeait, sur un habit vert foncé, une crinière rousse dont la vue accéléra les battements du cœur d’Hortense. Cette chevelure… cette tournure… ce visage dont elle n’apercevait qu’un profil perdu mais qu’elle croyait bien reconnaître… est-ce que ce n’était pas Patrick Butler ?

Elle avait guetté son apparition tout au long du voyage mais, depuis qu’elle était à Vienne, elle avait fini par penser qu’il avait perdu sa trace, qu’il avait renoncé et que, peut-être honteux de sa conduite envers une femme mais somme toute satisfait, il était reparti vers ses brumes bretonnes et une maison d’armement naval qui tout de même devait réclamer sa présence de temps en temps. Et voilà qu’il apparaissait brusquement dans ce théâtre viennois !… Mais était-ce vraiment lui ? Une ressemblance était toujours possible…

Décidée à en avoir le cœur net et poussée par une sorte de panique, Hortense, sans autre explication, bousculant même Felicia, se précipita hors de la loge et, ramassant ses amples jupes de taffetas rose pâle, s’élança au long de la galerie en demi-cercle qui contournait les loges. Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien. Pas même l’appel de Felicia qui s’élançait à sa poursuite. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle ferait, ce qu’elle dirait si l’homme était bien Butler mais il fallait qu’elle le voie de près.

Un choc brutal arrêta son élan et elle se retrouva le nez contre une épaule vêtue de velours bleu azur :

— Mon Dieu, madame, où courez-vous si vite ? dit une voix douce et bien timbrée tandis que deux mains fermes la retenaient de tomber. Elle s’écarta, voulut s’excuser et resta sans voix. L’homme qu’elle venait de heurter si brutalement n’était autre que le duc de Reichstadt, qui sortait tout juste de la loge impériale.

Les jambes fauchées, elle plongea dans ce qui pouvait passer à la rigueur pour une révérence.

— Mon… monseigneur, réussit-elle à balbutier d’une voix presque blanche, je… je demande… pardon à…

Le prince eut un sourire qui pénétra jusqu’au fond du cœur d’Hortense.

— Je parie que vous êtes française, dit-il en riant. Savez-vous que votre allemand est détestable ?

— Je le crois volontiers, monseigneur, fit-elle, en français cette fois. Je ne sais que quelques phrases et encore bien mal.

— Comme vous avez raison ! Quand on a la chance d’être français, on ne devrait jamais parler une autre langue. Je vous salue, madame…

Deux officiers l’avaient rejoint et il s’éloignait déjà pour entrer dans une autre loge. Hortense resta là, ne sachant plus bien où elle en était, ce qui permit à Felicia de la rejoindre.

— Eh bien, ma chère, fit-elle en souriant, vous avez d’étranges façons de faire connaissance avec les gens qui vous intéressent ! Mais me direz-vous ce qui vous a pris de partir ainsi en courant ?

Hortense passa sur son front une main qui tremblait :

— J’ai aperçu un homme dans la loge du maréchal Maison, un homme qui causait avec le duc de Raguse…

— Et alors ?

— Je suis presque certaine que c’était Patrick Butler. En tout cas, il lui ressemblait beaucoup… la même couleur de cheveux… la même stature…

Felicia prit doucement mais fermement le bras de son amie et l’obligea à revenir sur ses pas.

— Si vous vous précipitez ainsi sur tous les rouquins que vous apercevez, vous aurez des aventures désagréables. Il me semble que, si cet homme nous avait suivies, nous le saurions déjà. Et d’ailleurs, en admettant que ce soit lui, qu’alliez-vous lui dire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je voulais, c’était une certitude. Vous n’imaginez pas comme il me fait peur.

— Avec moi, vous n’avez aucune raison d’avoir peur. A présent, regagnons la loge. Le spectacle va reprendre et nous pourrons observer à notre aise les gens de l’ambassade de France.