Mais, dans la loge du maréchal Maison, il n’y avait plus que Marmont et le petit homme à cheveux gris. Les jumelles des deux jeunes femmes eurent beau fouiller la salle, elles ne rencontrèrent Butler nulle part. Néanmoins, Felicia désigna à son amie un homme roux, vêtu d’un habit vert, qui était assis à l’orchestre et que la musique semblait plonger dans une sorte d’extase.
— C’est sûrement cet homme que vous avez vu…
Mais Hortense n’était pas convaincue. L’émotion qu’elle avait éprouvée était encore très fraîche et elle se promettait de poursuivre ses investigations dès le prochain entracte, quand, au beau milieu d’un grand air, Wilhelmine se leva, bâilla et déclara qu’il était temps de rentrer. Elle ne venait jamais au théâtre que pour passer un moment, se montrer et recevoir les hommages de l’entracte. Évidemment, il n’était jamais élégant d’arriver au début d’un spectacle mais Wilhelmine estimait qu’il n’était pas de meilleur ton d’y rester jusqu’au bout. Et comme, chez elle, arrivée et départ s’effectuaient toujours dans une sorte de brouhaha et d’agitation, comédiens et chanteurs préféraient de beaucoup que la loge de la duchesse de Sagan demeurât vide. Le public aussi d’ailleurs qui ne se gênait pas pour protester. Mais force fut aux invités de la duchesse de la suivre dans sa retraite.
Hortense dormit mal cette nuit-là et fit des cauchemars. L’idée que Patrick Butler était à Vienne s’était emparée de son esprit et s’y accrochait, gâchant la joie qu’elle avait eue de sa brève rencontre avec celui que Wilhelmine s’obstinait à appeler, non sans dédain, le petit Napoléon… Et elle avait si mauvaise mine quand elle rejoignit Felicia pour le petit déjeuner que celle-ci s’inquiéta.
— Vous n’allez tout de même pas vous rendre malade ? Je vais faire porter un billet au maréchal Marmont pour le prier de passer nous voir. Puisque vous l’avez vu parler avec cet homme, il doit bien savoir de qui il s’agit ? Et si cela ne suffit pas, nous pourrions demander à Duchamp d’essayer de savoir si Butler est à Vienne. Il connaît tous les hôtels.
L’idée de voir Marmont n’enchantait pas Hortense. Elle n’avait aucune sympathie pour l’homme et gardait rancune au traître d’Essonne. En outre, elle était agacée par la cour pressante qu’il faisait à Felicia et que la jeune femme accueillait, selon elle, de façon trop souriante. Elle avait tenté de s’en expliquer avec Felicia mais celle-ci n’avait fait que rire :
— Bien sûr que cet homme me déplaît ! Mais on ne prend pas les mouches avec du vinaigre et il peut nous être fort utile.
— Je ne crois pas. Duchamp dit qu’il échoue dans tout ce qu’il entreprend. Et puis il change un peu trop facilement d’avis. Voyez-le ! Après avoir suivi Charles X jusqu’en exil, le voilà qui papillonne autour de l’ambassade de France. Je parie qu’il brûle de servir Louis-Philippe…
— Il n’a aucune chance. Les Parisiens ont trop bonne mémoire et le lapideraient s’il osait reparaître dans les alentours des Orléans. En revanche… s’il revenait en serviteur dévoué de Napoléon II, il pourrait se voir accorder peut-être une chance de finir ses jours sur la terre de France. C’est, du moins, ce que je commence tout doucement à lui glisser dans l’esprit. Aussi, ma chère, faites-lui bonne figure. Vous m’aiderez…
Mais, cette fois, Hortense n’eut pas besoin des recommandations de Felicia pour sourire au duc de Raguse quand, dans l’après-midi, il se présenta au palais Palm. Bien qu’il n’apportât que peu d’éclaircissement au problème qui hantait la jeune femme.
— Je me souviens en effet d’avoir parlé hier soir avec un homme roux dans la loge de l’ambassadeur mais du diable si je peux vous dire son nom ! On vous présente toujours force gens aux entractes des théâtres et s’il fallait retenir tous ces noms ! D’autant que ma mémoire n’est plus ce qu’elle était.
— Faites un effort ! insista Felicia. Ne s’appelait-il pas Butler ? Patrick Butler ?
Marmont la regarda d’un air sincèrement navré.
— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est peut-être cela mais quant à vous l’affirmer ! Vous allez décidément me prendre pour une vieille baderne, princesse. Vous me battez aux armes et quand vous me demandez un nom je suis incapable de vous le dire. Mais je vous promets d’essayer de me renseigner. Je verrai Maison. Puisque cet homme était chez lui il doit tout de même bien savoir qui il invite. Encore que je n’en sois pas absolument certain…
— Ce serait un peu fort ? dit Hortense.
— Mais pas impossible, belle dame. Maison est loin d’être une lumière et comme il est ici depuis peu, il mélange tout et se perd dans les noms étrangers qui défilent à ses oreilles. Mais, je vous l’ai dit : je le verrai. A présent, parlons d’autre chose ! Si vous ne m’aviez appelé, je serais venu tout de même. Demain a lieu, à la Redoute, le premier bal de carnaval. Tout Vienne y sera, la ville et la Cour. C’est toujours un peu mélangé mais assez amusant car il s’agit d’un bal masqué. Me permettez-vous de vous y accompagner ? Ce serait pour moi une grande joie que d’escorter de si jolies femmes. Et puis, vous qui aimez la musique, vous pourrez y danser au son de l’orchestre de Joseph Lanner. C’est l’un des deux rois de la valse qui se partagent le cœur des Viennois.
CHAPITRE VIII
UN BAL À LA REDOUTE
Dire que Johann Strauss[10] et Joseph Lanner se partageaient le cœur des Viennois relevait d’un aimable euphémisme. En réalité, une véritable « guerre des valses » emportait alors la capitale autrichienne, les partisans de l’un des chefs d’orchestre se refusant farouchement à reconnaître à l’autre le moindre talent. Et cela donnait lieu parfois à de réels affrontements qui avaient pour champs de bataille les immenses salles de danse que, depuis l’empereur Joseph II, on avait construites dans divers quartiers de la ville. Des salles où pouvaient évoluer plusieurs milliers de personnes et qui, pour le luxe et l’élégance, n’avaient rien à envier aux plus somptueux palais de l’aristocratie. Les fidèles des deux grands hommes y communiaient avec ferveur dans leur passion pour la valse.
Dans cette étrange guerre, c’était bien souvent Strauss, le « Napoléon de la valse », qui l’emportait. Noir de cheveu, noir de poil, il emportait dans la magie endiablée de son archet les habitués du fameux bal Sperl et il arrivait qu’il jouât même à la cour. Mais pour ce soir de carnaval, c’était vers le blond, le tendre Joseph Lanner qu’allaient les suffrages et le Tout-Vienne se dirigeait joyeusement vers la salle de la Redoute, proche des remparts. Les bals y étaient toujours fastueux et l’on était sûr de s’y amuser.
Quand, un peu avant minuit, Hortense et Felicia y pénétrèrent sous la conduite de Marmont, une foule multicolore tournoyait déjà sous les immenses lustres de cristal que les hautes glaces des murs reflétaient à l’infini. C’était un monde de personnages de rêve qui se laissait emporter au rythme de la danse, glissant sur le parquet miroitant dans l’odeur de cire chaude des milliers de bougies qui faisaient resplendir la Redoute. Les masques de satin ou de velours cachaient des visages de Colombine, d’Arlequin, de Pierrot, d’Isabelle et des autres charmants personnages de la commedia dell’arte auxquels se mêlaient des rois et des reines de fantaisie, des bergères enrubannées, des sultans et des magiciens, des sauvages et des paysannes d’opérette. En dépit du froid qu’il faisait au-dehors, la chaleur de la salle commençait à faner les guirlandes de fleurs disposées autour des glaces et exaltait jusqu’à la migraine le mélange des parfums.
Identiquement vêtues de dominos lilas piqués du même bouquet de violettes, leurs traits dissimulés sous des masques vénitiens à barbe de dentelle de même nuance que leurs costumes, Hortense et Felicia s’arrêtèrent au seuil de la salle, saisies par ce tourbillon de sons et de couleurs qui leur faisait un peu tourner la tête.
— Que de monde ! soupira Hortense. Et tous ces masques ! Comment reconnaître quelqu’un dans tout cela ?
— En effet, Maria Lipona, qui devait se rendre au bal avec plusieurs amis, leur avait donné rendez-vous. Mais Felicia, habituée depuis longtemps aux veglioni des carnavals romains, ne s’émut pas pour autant.
— Ce ne sera pas aussi difficile que vous l’imaginez. Maria sait comment nous sommes habillées et je sais moi qu’elle doit porter un domino de satin jaune citron avec des branches de mimosa et un masque blanc.
— Ce n’est pas de jeu ! protesta le maréchal en riant. La règle veut que l’on ignore tout de ses amis, et qu’ils ne sachent rien de vous. On s’amuse alors beaucoup à les chercher et, quand on les a trouvés, à les aborder et à leur poser, en prenant une voix de fausset, toutes sortes de questions abracadabrantes.
— On voit que vous connaissez bien mon pays, dit Felicia. C’est en effet ainsi que cela se pratique chez nous et, à Rome, j’aurais pu donner à mon amie d’utiles conseils mais nous sommes trop neuves ici et nous ne connaissons pas assez ces gens pour pouvoir nous amuser vraiment. La comtesse Lipona le sait…
— Je pense que nous la retrouverons facilement dès que la valse aura cessé… Ah ! c’est fini.
Les couples venaient en effet de s’arrêter et rejoignaient les loges disposées tout autour de la salle. Abandonné, le parquet redevint semblable à un grand lac sombre où les lumières des lustres mettaient autant d’étoiles. Il était beaucoup plus facile de voir qui se trouvait là.
— Tenez ! fit Felicia, voilà le domino jaune que nous cherchons…
Il était d’autant plus aisé de reconnaître Maria Lipona qu’ayant trop chaud parce qu’elle venait de danser, elle retirait justement son masque et s’en éventait tout en bavardant avec un groupe d’arlequins bleus et de dominos noirs. Elle accueillit ses amies avec sa bonne humeur habituelle puis, avec une jolie désinvolture, renvoya ses compagnons se livrer au plaisir de la danse.
— J’ai envie de bavarder un peu, leur dit-elle. Laissez-nous entre femmes.
Ils s’inclinèrent en silence et s’éloignèrent. D’ailleurs à cet instant Lanner – le Mozart de la valse si Strauss en était le Napoléon – levait son archet et entraînait ses violons. Une délicieuse musique se fit entendre.
— Par ma foi, dit Marmont, je vous laisse causer. Cette musique donnerait des fourmis dans les jambes à un paralytique. Je vais danser. Cela me rappellera mon beau temps…
Il s’éloigna et on le vit inviter une grande femme blonde en robe de velours rubis coiffée d’un hennin médiéval ennuagé de dentelles. La valse les emporta tous les deux.
— On savait danser dans la Grande Armée, apprécia Maria Lipona. Mes chères, je vous attendais avec impatience. Je me suis d’ailleurs démasquée dans l’espoir que vous me retrouveriez plus vite. J’avais hâte de vous apprendre que le prince est là.
— Vous en êtes certaine ? demanda Felicia.
— Tout à fait. Voyez-vous là-bas cette princesse chinoise en robe turquoise et masquée d’or ? C’est Nandine Karolyi. Le déguisement est transparent car, à cause de son type légèrement mongol, Reichstadt et son ami Esterhazy l’appellent « le Chinois ». Dieu sait pourquoi ce masculin d’ailleurs ! Elle est féminine en diable… A présent, voyez-vous ce domino violet à côté d’elle et cet autre, noir avec un masque blanc en forme de bec d’oiseau ? Le premier, c’est Maurice Esterhazy, mais l’autre c’est notre prince. D’ailleurs… regardez ! une mèche blonde dépasse du capuchon et retombe sur le masque…
— Je vois, dit Felicia. Mais vous avez une idée derrière la tête, Maria. A quoi pensez-vous ?
— Il faut que l’une de vous l’aborde. C’est la meilleure occasion que vous aurez jamais de lui parler…
— Dans un bal ? C’est de la folie ! murmura Hortense. Que pourrions-nous dire ?
— Au moins que vous existez et que vous souhaitez une entrevue sans témoins. La comtesse Camerata aurait donné cher pour une occasion comme celle-là !
— Vous avez parfaitement raison, dit Felicia. Mais nous irons toutes les deux, Hortense et moi. Ce sera plus facile ainsi de l’isoler. Venez Hortense !
— Mais Felicia, je n’oserai jamais…
— C’est moi qui oserai. Vous, contentez-vous de faire semblant de perdre votre masque. Il vous a déjà rencontrée. Il devrait vous reconnaître…
Tel un vaisseau de haut bord remorquant une timide frégate, Felicia fendit la foule, entraînant après elle Hortense dont le cœur battait la chamade. Elles rejoignirent le prince que leurs flots de faille lilas séparèrent de ses amis et comme en se jouant, l’entraînèrent à l’écart vers l’une des hautes fenêtres. Il protesta gentiment contre cette aimable violence.
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