— Hé là, belles dames, que me voulez-vous ?

— Ta tournure nous plaît, beau masque, et nous avons envie de te connaître mieux, dit Felicia d’une voix de fausset assez effroyable et qui fit sourire Hortense.

— Qui te dit que j’en vaux la peine ? Vous êtes toutes deux jeunes et belles, cela se devine aisément. Moi je suis sans intérêt : un solitaire, rien qu’un solitaire et qui aime sa solitude.

— J’en demeure d’accord. L’aigle est toujours solitaire.

— L’aigle ?

— Ou l’aiglon ? dit doucement Hortense qui se décidait enfin à se lancer dans l’aventure. Monseigneur, ne croyez pas que nous souhaitions vous importuner, ajouta-t-elle en français. Nous saisissons seulement cette occasion pour vous demander de nous accorder, où et quand il vous plaira, un moment d’entretien.

— Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ? Qui êtes-vous ?

Instantanément, le masque de satin lilas fut au bout des doigts d’Hortense dont les yeux dorés plongèrent dans ceux du prince qui sourit.

— Tiens ! La jeune dame française du théâtre « An der Wien ». Me direz-vous qui vous êtes ?

— Hortense, comtesse de Lauzargues. Je suis née, monseigneur, le même jour que vous et l’Empereur a été mon parrain, la reine de Hollande ma marraine.

— Et moi, dit Felicia retrouvant sa voix chaude, je suis Maria-Felicia, princesse Orsini, comtesse Morosini. Nous ne sommes venues à Vienne que pour vous, monseigneur. Par grâce, accordez-nous cet entretien. Nous habitons le palais Palm…

— Je vous en prie, remettez vos masques et ayons l’air de plaisanter. Je suis surveillé sans cesse…

Ses yeux en effet étaient pleins d’inquiétude alors même que ses lèvres souriaient. Felicia déploya son éventail et, comme par jeu, lui donna un petit coup sur la main :

— Alors, monseigneur ?

— Quittons-nous ! Je vous promets de vous faire tenir prochainement de mes nouvelles.

Comme s’il venait de se livrer à une excellente plaisanterie, les deux femmes éclatèrent de rire avec un bel ensemble puis, prenant chacune une des mains du prince, le firent tourner deux ou trois fois puis s’éloignèrent avec de nouveaux rires. La foule se referma sur leur sillage et elles rejoignirent Maria Lipona qui, de loin, avait suivi leur manège.

— Eh bien ? demanda-t-elle avec le sourire qu’imposait le bal.

— Je crois, dit Felicia, que nous aurons notre entrevue. Reste à savoir ce qu’il en sortira ?

— Cela dépendra de votre génie de la persuasion. A présent, si vous voulez bien accepter un conseil : dansez ! Voilà justement mes chevaliers servants qui reviennent. Mon cher Friedrich, ajouta-t-elle en se tournant vers l’un des arlequins bleus, je viens de dire à cette charmante dame que vous êtes le meilleur valseur de Vienne. A vous de l’en persuader.

Un instant plus tard, Felicia et son cavalier disparaissaient en tournoyant dans la foule bigarrée.

— A vous maintenant ! dit Maria Lipona à Hortense, mais celle-ci hocha la tête :

— Je n’ai vraiment pas envie de danser…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une voix qui sonna à ses oreilles comme la trompette du Jugement dernier venait de se faire entendre, impérative en dépit du fait qu’elle formulait une invitation.

— M’accorderez-vous cette danse, madame ?

Un domino vert foncé se dressait devant elle. Par les trous du masque de même nuance, deux yeux couleur de jeunes feuilles qu’elle connaissait trop bien la défiaient. Chassant l’effroi qui lui venait, Hortense redressa la tête et toisa le nouveau venu.

— Je viens de dire, monsieur, que je n’ai pas envie de danser.

— Avec n’importe qui, sans doute ! mais je suis persuadé qu’à défaut de plaisir, vous trouverez quelque intérêt à valser avec moi. Ne fût-ce que celui de ne pas vous faire remarquer…

— Mais, monsieur, intervint la comtesse Lipona, puisque l’on vous dit que l’on ne souhaite pas…

— Laissez, Maria ! Je vais danser. Après tout, autant en finir tout de suite !

Et elle se laissa emporter dans la valse par le bras vigoureux de Patrick Butler. Ils dansèrent un instant en silence puis la jeune femme murmura :

— L’autre soir au théâtre, c’est bien vous, n’est-ce pas, que j’ai vu dans la loge du maréchal Maison ?

— C’est bien moi, en effet. Le maréchal, que j’ai eu… le douteux privilège de rencontrer en d’autres lieux, m’avait invité. Je vous ai beaucoup admirée de loin. Vous étiez bien belle !

— Je n’ai que faire de vos compliments ! Et c’est pour ce… douteux privilège que vous avez fait tout ce chemin jusqu’à Vienne ?

— Vous savez très bien pourquoi je l’ai fait.

Il imprima à la valse un rythme plus rapide qui lui permit de serrer la jeune femme plus étroitement contre lui.

— Je vous ai dit que nous nous reverrions, souffla-t-il à son oreille. Et je tiens toujours parole.

— Serrez-moi un peu moins, s’il vous plaît ! Vous m’étouffez… En tout cas, ne me dites pas que vous m’avez suivie. Je m’en serais aperçue car vous êtes plus que visible.

— Aussi n’est-ce point moi qui vous ai suivie mais quelqu’un de parfaitement anonyme : l’un de mes valets. Il a jalonné pour moi votre parcours. Je sais trop bien que si vous m’aviez vu, vous auriez tout fait pour me dérouter.

— Très habile ! Eh bien, à présent vous m’avez retrouvée. Bien mieux : vous dansez avec moi. J’espère que vous êtes content et que vous allez cesser de m’importuner.

— Content ? pour si peu. Mais, ma chère, il n’est pas question que je renonce. Vous voir c’est agréable, danser, c’est délicieux, mais je veux encore faire l’amour avec vous. Et même, je veux vous épouser.

— Vous êtes fou. Et je vous ai dit de me serrer moins fort.

— Je vous aime.

— Tant pis pour vous ! Moi je ne vous aime pas et je ne vous aimerai jamais.

— N’engagez donc pas l’avenir ! Chaque chose viendra en son temps. Je sais être patient. Mais, pour l’heure présente, il faut que vous m’écoutiez, Hortense !…

— Je vous interdis de m’appeler Hortense. Ce nom ne vous appartient pas !

— Laissons ces détails et écoutez-moi sérieusement. Vous êtes en train de faire une énorme bêtise et je veux vous en empêcher.

— Une bêtise, vraiment ?

— Et vous savez très bien laquelle. Lorsque je suis arrivé ici, je me demandais sincèrement ce que vous veniez y faire, vous et votre amazone italienne. J’ai cru que, dans cette ville où l’on ne pense qu’à danser, vous veniez vous amuser. Mais ce soir, j’ai compris en vous voyant aborder le duc de Reichstadt. Apparemment, la manie de l’évasion vous tient toujours ? Ce doit être chez vous une seconde nature ?

— Vous dites des choses sans queue ni tête ! fit Hortense en haussant les épaules.

— Ne faites pas celle qui ne veut pas comprendre ! Et, par pitié, Hortense, au moins pour vous-même, ne vous lancez pas dans une aventure où vous risquez de laisser votre liberté et peut-être même votre vie. Je ne le permettrai jamais !

D’un brusque coup de reins, Hortense se dégagea, furieuse. Les intentions étaient peut-être bonnes mais le ton de maître qu’employait Butler lui portait sur les nerfs.

— Mais de quoi vous mêlez-vous ? Qui vous permet de me donner des ordres ? Après ce que vous avez fait, à Felicia et à moi, vous ne devriez même pas oser me regarder en face. Et vous êtes là avec votre assurance et votre ton impérieux. Alors écoutez-moi à votre tour : je ne veux plus vous voir, ni même entendre parler de vous. Retournez à Morlaix et à vos affaires et oubliez-moi ! Nos vies se sont rencontrées un temps. A présent, elles doivent se séparer.

— Renoncer à vous ? Jamais !

— Il le faudra bien. Vous m’avez piégée une fois mais vous n’aurez pas l’occasion de recommencer. Comprenez donc que vous me faites horreur !

Un pli cruel étira la bouche de Butler.

— Prenez garde ! Le maréchal Maison est de mes amis. Et si je vous dénonçais ?

— Et si je vous tuais ?

Le visage du colonel Duchamp venait de surgir d’un loup de velours noir et du capuchon d’un domino assorti. Il était blême de colère et ses yeux gris brillaient comme l’acier d’une épée dans le soleil. Butler le toisa, méprisant.

— D’où sort-il, celui-là ? Et d’abord, qui êtes-vous ?

— Les noms ne sont pas de mise dans un bal de carnaval. Qu’il vous suffise de savoir que je suis un ami de cette jeune dame. Pour le reste, une rencontre entre votre épée et la mienne devrait suffire à me faire connaître.

— Je ne me bats pas avec n’importe qui.

— Moi, si… dès l’instant où il s’agit d’une femme. Le mieux serait d’ailleurs de régler ce différend dès maintenant. Vous venez ?

— Quoi, tout de suite ?

— Il me paraît urgent de vous corriger… et de vous faire payer certaines infamies dont vous vous êtes rendu coupable en France. Au surplus, je crois que nous n’aurons aucune peine à trouver des témoins.

En effet, Maria Lipona, qui avait compris ce qui se passait, les rejoignait avec Felicia, le cavalier de celle-ci et l’un des dominos noirs qu’elle présenta d’ailleurs aussitôt ainsi que l’arlequin bleu :

— Comte von Trautheim… baron Degerfeld, qui seront, je crois, heureux de vous assister.

— Et cet homme ? ragea Butler en désignant son provocateur, qui me dira son nom ?

— Il se nomme Grünfeld, c’est le maître d’armes du Kohlmarkt, dit calmement Felicia. Tout Vienne le connaît…

— Grünfeld ? Maître d’armes ? lança Butler avec un mauvais rire. Allons donc ! Il pue le hussard de Napoléon.

— En voilà assez ! vous vous battez, oui ou non ? s’impatienta Duchamp. Je vous préviens que si c’est non, je vous gifle…

— Soit, battons-nous et allez au diable ! Je vais faire d’ailleurs tout mon possible pour vous y expédier.

Au milieu de la folie générale, la scène qui venait de se dérouler était passée tout à fait inaperçue et le groupe quitta la salle de bal sans éveiller autrement l’attention.

La neige était tombée dans la soirée et il faisait moins froid. Silencieusement, le groupe dans lequel les robes brillantes des femmes mettaient une note fastueuse gagna la promenade du rempart où les arbres, dépouillés de leurs feuilles, montaient une garde silencieuse, remplaçant les sentinelles de jadis. Et c’était étrange de voir ces quatre hommes et ces trois femmes se rendant à un rendez-vous avec la mort au son d’une valse tendre dont les échos emplissaient la nuit comme si la voix du bonheur de vivre s’efforçait de retenir ceux qui s’apprêtaient à en faire fi.

— Cela ressemble un peu à un assassinat, fit Butler. Nous n’avons même pas de médecin.

— Rassurez-vous, dit le baron Degerfeld. J’ai fait quelques études de médecine. Assez pour porter les premiers secours. Inutile d’aller plus loin, messieurs ! Je crois que cet endroit devrait vous satisfaire…

L’une des tours du rempart dessinait une large demi-lune cernée d’arbres qui laissaient tout l’espace désirable.

— C’est parfait pour moi, dit Duchamp. Et il ôta son domino, puis le frac noir qui moulait sa silhouette nerveuse. Butler l’imita.

— Il faudra donc que ce le soit pour moi. Ma chère, dit-il à Hortense qui s’appuyait au bras de Felicia, cet homme va peut-être vous débarrasser de moi à moins que je ne le tue. Vous pourriez au moins me faire la grâce d’un sourire.

— Je ne souhaite pas que vous vous battiez, fit la jeune femme, et je ne suis venue ici que dans l’espoir de vous faire entendre à tous deux la voix de la raison. Je ne veux pas que le sang coule à cause de moi.

— Ne vous mêlez pas de cela, Hortense ! coupa Felicia. Il est temps que ce Butler reçoive, d’un homme, la leçon qu’il mérite. Et il se peut que vous ne soyez qu’un prétexte.

— Écartons-nous ! dit Maria Lipona. Nous ne ferions que gêner et à présent la parole est aux hommes.

Tandis qu’elles allaient s’asseoir sur le parapet du rempart, les témoins réglèrent les modalités du combat. Ce fut vite fait. La longueur des épées, que le comte von Trautheim avait été prendre chez un ami qui habitait tout près de là, ayant été mesurée, les deux adversaires gagnèrent leurs places et firent quelques pliés pour se mettre en jambes et se réchauffer.

— C’est tout de même étrange, dit Butler en riant. Moi qui aime cette belle dame, je risque de me faire tuer en son honneur mais sans savoir pourquoi par un parfait inconnu.

— Je l’aime aussi, dit Duchamp brièvement en tombant en garde.

— Vous m’en direz tant ! Eh bien, monsieur, à nous deux !

Le combat s’engagea, rapide, brutal. A peine Degerfeld, qui faisait office de directeur du duel, eut-il prononcé le rituel « Allez, messieurs ! » que Butler chargeait son adversaire avec une violence parfaitement inattendue, dirigeant sur lui un bizarre coup tournoyant qui eût été normal au sabre mais qui ne faisait guère partie de la technique de l’épée. Cependant Duchamp était trop rompu aux armes de toutes sortes pour se laisser surprendre et il para le coup sans peine.