— Peut-être, mais la miséricorde divine n’est-elle pas infinie ?
— Encore faut-il y croire et y faire appel, ce dont il a toujours su se garder. Oh, Godivelle, ajouta la jeune femme d’une voix soudain éteinte, faut-il vraiment que vous nous abandonniez, Étienne et moi ?
— Vous savez bien que vous n’avez pas besoin de moi. Mais lui, M. Foulques, si je l’abandonne tout à fait, j’aurai l’impression de m’abandonner moi-même parce qu’il a toujours été ma raison de vivre et que je veux mourir auprès de lui comme ces vieux chiens qui ne se peuvent consoler de la mort de leur maître et qui s’installent sur sa tombe pour attendre le dernier soupir. Il faut comprendre et, pour vous qui êtes jeune, ce n’est sûrement pas facile.
Ce qu’Hortense comprit surtout, c’est que rien ne pourrait retenir Godivelle et la vieille gouvernante partit, les bras pleins de fleurs blanches et de feuillage roux avec sur le visage cette lumière et cette certitude de qui s’en va combattre pour sa foi.
— Soyez tranquille, madame Hortense, j’en prendrai bien soin ! lui lança Pierrounet au moment du départ en guise de consolation. Je suis un homme à présent, vous savez ?
Il commençait à prendre de la moustache et il y croyait, mais si Hortense trouva un sourire à cet instant pénible, ce fut uniquement grâce à lui. Debout sur le chemin, elle regarda la carriole s’éloigner jusqu’à ce qu’elle eût disparu au premier tournant puis rentra, emportant la désagréable impression que l’ombre du marquis de Lauzargues ricanait derrière son dos. C’était la première victoire que, depuis sa mort, il remportait contre elle et Hortense se mit à souhaiter désespérément que ce fût la seule.
Elle découvrait avec tristesse qu’en dépit de ses crimes, ou peut-être à cause d’eux, le vieux forban gardait une influence qui n’allait sans doute pas tarder à se muer en auréole de légende contre laquelle ses victimes mêmes risquaient de se retrouver impuissantes. Ce départ laissait un froid, un vide qu’Hortense souhaitait oublier et combler le plus vite possible grâce à l’amour de Jean. Mais comme un fait exprès, ce fut très peu de temps après l’éloignement de Godivelle que Jean prit l’habitude de s’absenter davantage et que son regard eut, plus souvent, l’expression lointaine de l’homme qui se voudrait ailleurs.
Pourtant, leur amour n’était pas en cause. Hortense savait que Jean l’aimait et n’imaginait pas un seul instant qu’il pût en être autrement car leurs nuits faisaient toujours renaître la même ardeur passionnée qui les avait jetés l’un vers l’autre lorsque Hortense s’était donnée. Leurs corps, instruments merveilleusement accordés, jouaient, sans se lasser jamais, une symphonie toujours semblable et toujours renouvelée. Malheureusement, le jour revenait inexorablement, et le jour chassait Jean des bras d’Hortense pour le renvoyer vers cette vie rude à laquelle la jeune femme n’avait pas part et que, cependant, il refusait de changer parce qu’il avait appris à l’aimer et n’en avait jamais connu d’autre. La douceur des repas pris en commun, la joie de voir Jean fumer sa pipe au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et le dos appuyé à des coussins de soie étaient bien rarement accordées à Hortense.
— Je ne veux pas vivre de toi puisque je ne peux même pas te donner un nom en échange, disait-il.
Alors il allait aider son ami François Devès aux travaux de la ferme, gagnant ainsi son pain quotidien jour après jour, jusqu’à ce que son goût de l’errance le reprît et le chassât en compagnie de Luern vers les lointains bleus des montagnes… ou vers Lauzargues.
Le nom sonore atteignit Hortense au fond du sommeil où elle avait glissé insensiblement et la réveilla, frissonnante. Dans la cheminée, le feu n’était plus que braises rouges qu’elle se hâta de couvrir de cendres pour qu’on pût, au matin, le ranimer facilement. Puis, prenant Mme Soyeuse dans ses bras où la chatte se pelotonna avec délices, elle souffla les chandelles du salon, prit son bougeoir sur le coffre du vestibule, monta à sa chambre et se hâta de gagner son lit où le « moine » installé par Clémence entretenait une douce chaleur. Non sans soupirer d’ailleurs : lorsque Clémence mettait le « moine » en place, c’est qu’elle était à peu près certaine que Jean ne viendrait pas cette nuit-là et elle faisait preuve en cette matière d’une étrange divination.
Mais Hortense n’avait plus envie de penser, préférant le sommeil qui, souvent, lui ramenait son ami. Elle s’endormit, la tête à peine sur l’oreiller, Mme Soyeuse lovée contre son flanc et ronronnant comme un rouet ancien. A celle-là, l’éloignement de Jean ne portait pas peine car, en son absence, elle s’étalait béatement sur le lit d’Hortense au lieu de s’en aller dormir sur son grand coussin bleu.
La douairière de Sainte-Croix devait regagner Saint-Flour au matin et ce fut le chapeau sur la tête – un étonnant assemblage de velours, de plumes et de raisins violets – qu’elle prit en face d’Hortense un petit déjeuner substantiel destiné à adoucir la fatigue des cinq lieues de route à travers la planèze couverte de gelée blanche. Le café de Clémence y figurait naturellement en belle place auprès du jambon de montagne, du beurre frais, des confitures de pruneaux et d’un superbe « Cadet-Mathieu[3] » aux pommes sauvages que Clémence avait confectionné dès le matin d’après une recette personnelle de Godivelle et qui, encore tiède, embaumait la vanille et la crème.
La vieille dame fit honneur au tout et ne protesta pas quand Hortense ordonna à Clémence d’emballer le reste du gâteau et d’y joindre deux pots de confiture de pruneaux plus quelques pâtes de coing pour que sa visiteuse pût se souvenir plus agréablement de Combert une fois rentrée chez elle.
— C’est chez vous le palais de Dame Tartine, ma chère enfant, il n’est que trop facile de s’en souvenir.
— Que n’y venez-vous plus souvent alors ? Ou même que n’y restez-vous un peu plus longtemps ? Cette visite fut bien courte et je ne vois pas ce qui vous presse.
— L’archiprêtre de la cathédrale compte sur moi pour les préparatifs de Noël. Il paraît que personne ne sait comme moi décorer la crèche et veiller à l’élégance de ses habitants. Si je laissais faire le marguillier, la Sainte Vierge aurait l’air d’une campagnarde du haut-plateau et saint Joseph d’un bandit de grand chemin.
— La Sainte Vierge était bien un peu campagnarde, tout de même ? sourit Hortense.
— Peut-être mais je ne veux pas le savoir. De toute façon, ce n’est pas supportable dans une cathédrale. Mais revenons à nos moutons ! Il ne serait pas charitable à moi de m’attarder auprès de vous. Je crains que ma présence ne tienne à l’écart… certaines visites et ce ne serait pas gentil de payer de cette façon une si douce hospitalité. L’amour a ses droits que je ne me sens pas le cœur de contrarier.
— Je sais. Et je sais aussi qu’en cette circonstance vous êtes de mon côté. Et je l’apprécie car, je vous l’avoue, il y a des moments où je ne sais trop quelle conduite tenir.
— Mon âge m’autorise à vous donner tous les conseils du monde, ma chère Hortense, pourtant je n’en ferai rien. Simplement, je me contenterai de vous poser une dernière question… si vous le permettez.
— Je vous en prie.
— L’amour comporte des risques et vous ne les ignorez pas. Que ferez-vous si vous vous trouvez enceinte ?
Hortense comprit alors que cette seule question avait de la valeur et que c’était dans l’unique but de la poser que sa vieille amie avait fait le voyage de Saint-Flour. Et c’était en effet une question grave, une question qui méritait que l’on s’y arrêtât, même si jusqu’à présent elle ne se l’était jamais posée. Peut-être parce qu’elle devinait que Jean se la posait à sa place et se comportait en conséquence.
Cette fois, elle regarda l’hypothèse en face, la soupesa, l’examina et finalement déclara tout doucement :
— Je crois que j’en serais très heureuse. Il n’est jamais bon pour un enfant d’être élevé seul…
— Réfléchissez aux conséquences, au bruit : la comtesse de Lauzargues attendant un enfant hors mariage, cela ne se peut concevoir ! Songez que votre fils Étienne est d’ores et déjà titré marquis de Lauzargues. Vous ne pouvez lui infliger cette offense.
— Une offense qu’il est peut-être un peu jeune pour ressentir, mais si vous pensez à l’avenir, je crois qu’au fond un événement de ce genre apporterait une réponse aux questions que je me pose car il obligerait Jean à m’épouser.
— Un mariage avec lui serait presque aussi scandaleux aux yeux du monde.
— Le monde ne m’intéresse pas, ma chère comtesse. Seule compte à mes yeux la paix avec ma conscience et aussi avec Dieu. Je suis certaine que le cher chanoine de Combert bénirait volontiers un mariage entre Jean et moi. Et pourquoi pas un mariage secret qui me permettrait de garder mon nom ?
— Peut-être. A condition bien sûr qu’il ne soit pas trop secret et que le bruit en transpire quelque peu. A présent, je vous laisse, ma chère enfant, en vous remerciant encore d’avoir gâté la vieille gourmande que je suis… et surtout de l’avoir écoutée. Je vous aime beaucoup, décidément… Lorsque j’avais votre âge, je vous ressemblais un peu…
Elle partit et Hortense regarda sa voiture s’éloigner comme elle avait regardé s’éloigner celle de Godivelle mais dans un état d’esprit bien différent. Ce que lui laissait la douairière, c’était le goût renouvelé du combat. Cette visite lui avait fait toucher du doigt ce qu’elle soupçonnait depuis la guérison de Jean : c’est que la fin du marquis de Lauzargues ne signifiait pas obligatoirement pour elle le début du bonheur absolu et qu’il restait des obstacles, moins faciles à franchir qu’elle ne l’avait cru. Des obstacles qu’elle était désormais bien décidée à abattre.
Songeuse, elle rentra chez elle et gagna la cuisine où Jeannette faisait manger une bouillie sucrée à « Monsieur le marquis » avec un succès évident. Agé de dix-neuf mois à présent, le petit Étienne gardait un appétit qui faisait la joie de ses adoratrices. Il dévorait littéralement et poussait comme un champignon tout en laissant paraître les signes avant-coureurs d’un caractère digne en tout point de sa lignée. La moindre contrariété lui arrachait des cris de rage mais il supportait les souffrances des poussées dentaires avec un étonnant courage. Seules les larmes qui coulaient silencieusement sur sa petite figure brune révélaient son mal et cette douleur si vaillamment supportée bouleversait le cœur d’Hortense, de Jeannette et de Clémence qui, ensuite, ne se sentaient plus le courage de sévir lorsque l’enfant piquait une colère. En outre, il commençait à marcher timidement, mais se déplaçait à quatre pattes avec une vélocité qui obligeait à une surveillance continuelle.
Apercevant sa mère, Étienne se mit à gazouiller comme un moineau au printemps et, arrachant la cuillère des doigts de Jeannette, il s’en servit pour taper dans sa bouillie avec une énergie toute virile qui arracha à sa jeune nourrice des cris de protestation :
— Mon Dieu, madame Hortense, il va falloir que je le change complètement ! gémit Jeannette. Regardez comme il s’arrange !
En effet, la bouillie s’étalait largement à présent sur le bonnet et les vêtements du petit garçon, comme d’ailleurs sur la table et sur les vêtements de Jeannette.
— Un vrai petit diable ! commenta Clémence, déjà occupée à réparer les dégâts à grands coups de torchon. Une petite fessée ne lui ferait peut-être pas de mal.
— Gre… gre ! approuva Étienne avant d’ajouter aimablement avec un sourire épanoui qui montra trois quenottes couleur de lait : Mama… mamama…
Hortense se mit à rire et embrassa la frimousse barbouillée de son fils.
— Tu es un petit sacripant… mais tu es trop mignon !
— Si vous lui passez tous ses caprices, madame Hortense, on n’a pas fini de s’en voir avec lui !
— Laissez-lui encore un peu de temps pour grandir, Clémence… et remettons les fessées à plus tard !
— N’empêche que c’est un Lauzargues, et un vrai, et qu’à ces gens-là, faut la poigne d’un homme !
— Le temps des hommes viendra, dit Jeannette doucement. Tant qu’il est encore à nous, laissez-nous en profiter. Avec cela d’ailleurs que vous seriez capable de le battre, hein, Clémence ?
— C’est pas mon travail, déclara celle-ci en retournant à ses casseroles. Et ce que j’en dis, c’est histoire d’en causer. Je l’aime moi, ce petiot.
— Si vous croyez que je ne le sais pas. Dites-moi, Jeannette, est-ce que François est à la ferme, ce matin ?
— Je crois. Il voulait remplacer deux des lauzes du toit de la laiterie qui ont été emportées par le grand vent de l’autre soir. Vous voulez que j’aille le chercher ?
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