— Vous le seriez peut-être davantage avec moi ? dit Prokesch. J’ai une sœur, en Bohême, qui est à peu près de votre âge et qui vous ressemble. Vous pourriez voyager sous son nom en ma compagnie car naturellement si monseigneur part, je le suis…

— Je n’en attendais pas moins, s’écria le prince. Vous savez très bien que je ne partirais pas sans vous car j’aurai besoin de vos conseils. Votre idée d’ailleurs me séduit. Mais, une fois à Paris, que ferez-vous de moi, princesse ?

— Si Votre Altesse impériale veut bien me faire l’honneur de loger chez moi un temps, celui de rassembler ses partisans, je serai la femme la plus heureuse du monde.

— Où est-ce, chez vous ? dit le prince avec une curiosité enfantine.

— Rue de Babylone…

— Rue de Babylone ! A Paris ! Comme ce doit être agréable d’habiter rue de Babylone à Paris. Avez-vous un jardin ?

— Un petit mais plein de fleurs et le printemps arrive. Vous verrez comme c’est beau Paris au printemps !

— Je sais. Je n’ai pas oublié les marronniers des Tuileries ni le jardin de la terrasse du bord de l’eau… Revoir Paris !

— Bientôt, si Votre Altesse impériale nous fait confiance, murmura Hortense.

Durant quelques instants, on causa des détails de l’opération et l’on se mit finalement d’accord sur la date du 11 mars, qui paraissait de bon augure, car elle marquait à la fois l’anniversaire du prince et celui d’Hortense.

— Je n’oublie pas que nous sommes presque jumeaux, dit le duc à Hortense. Si nous réussissons, vous serez ma sœur. Je vous donnerai…

— Votre amitié et rien de plus. Je suis une campagnarde, monseigneur, et ma vie est en Auvergne. Mais, de près ou de loin, je serai toujours la plus fidèle sujette de… Votre Majesté ! ajouta-t-elle en s’abîmant dans une révérence. Le prince lui tendit la main.

— Eh bien, j’irai vous voir en Auvergne ! dit-il joyeusement. Et avec toute ma cour nous vous envahirons. Je veux que tout le monde sache que je vous aime bien ! Et aussi que…

Il s’interrompit. La porte venait de se rouvrir, cette fois sous la main de l’archiduchesse Sophie. Elle était très belle dans une robe de taffetas bleu assorti à ses yeux, des perles à son cou et à ses oreilles, mais elle semblait aussi très inquiète.

— Franz, dit-elle après avoir payé d’un sourire saluts et révérences, il me semble que cette conversation dure un peu longtemps. Il ne faut pas donner dans l’invraisemblance…

— … et vous ne voyez pas bien ce que vous auriez pu dire à ces deux dames pendant tout ce temps ? dit le prince en lui baisant la main. Vous avez raison comme toujours mais nous avions terminé. Souffrez cependant que je vous présente la princesse Felicia Orsini et la comtesse Hortense de Lauzargues qui est filleule de mon père et de ma tante Hortense. Cela me paraît la moindre des choses…

— A moi aussi, dit l’archiduchesse en souriant et en tendant ses deux mains sur lesquelles s’inclinèrent les deux femmes. Je suis heureuse de voir autour du duc de Reichstadt des cœurs dévoués. Mais je vous en supplie, prenez bien garde ! Ne le mettez pas en danger !

— Je serai là pour y veiller, s’écria Prokesch, Votre Altesse impériale sait bien qu’elle peut me faire confiance.

— A vous, oui, parce que je vous connais et vous sais sage, mais sans vous je serais moins disposée à aider Franz à nous quitter. Je l’aime moi aussi. Assez pour le vouloir heureux…

— Alors Votre Altesse impériale peut nous faire toute confiance, murmura Felicia. L’une comme l’autre nous sommes prêtes à tout sacrifier à… notre empereur !

— Que Dieu vous entende et vous aide ! Vous en aurez grand besoin. A présent, retirez-vous !

Le cœur de Felicia et celui d’Hortense chantaient de joie en rentrant au palais Palm. Il y avait une réception chez la duchesse de Sagan et la Schenkenstrasse était envahie par les équipages ce qui créait un joli tableau plein de couleurs. Wilhelmine avait d’ailleurs invité ses voisines mais, d’un commun accord, celles-ci décidèrent de s’abstenir et firent porter un mot annonçant qu’Hortense était souffrante. Elles ne pouvaient, dans ce salon où fréquentait Metternich, partager leur joie avec qui que ce fût et préféraient la garder pour elles seules afin de mieux la savourer.

On avait deux semaines. Demain il serait temps de prévenir Maria Lipona. Quant à Duchamp, Felicia le mettrait au courant en allant prendre sa leçon comme de coutume. On était en effet convenus, avec le prince et le chevalier, de ne rien changer aux habitudes de vie afin de ne pas éveiller l’attention de la police de Sedlinsky.

— Je propose de boire du champagne pour célébrer l’événement, dit Felicia.

— Nous sommes en carême, objecta Hortense. Nous allons commettre un péché.

C’était vrai. Depuis la fin du carnaval, le carême vidait les salles de bal et remplissait les églises. La réception de Wilhelmine n’était d’ailleurs qu’une simple réunion d’amis mais elle en avait tant que cela prenait tout de suite chez elle des allures de rassemblement.

— Nous allons boire à la foi et à l’espérance. Et puis, même en temps de pénitence, les prêtres mettent du vin blanc dans leur calice…

Et l’on but au retour en France, à l’avènement de Napoléon II, à la réalisation du rêve qui, si peu de temps auparavant, semblait impossible, au bonheur de la France et de l’Italie. Enfin, ajouta Hortense intérieurement, « à mon retour à Combert et à ceux que j’aime ».

Durant quelques jours, on vécut dans un grand calme apparent mais dans une forte fièvre intérieure. Felicia continuait ses leçons et suivait avec Hortense les offices religieux, soit à l’église des Minorites qu’elle aimait parce qu’elle, réunissait la colonie italienne, soit à la cathédrale Saint-Etienne dont toutes deux aimaient la noble atmosphère et la beauté des chœurs d’enfants.

Les jours coulaient l’un après l’autre. Trop lents au gré des conspiratrices, mais tout de même porteurs d’espoir. Il y eut un grand moment d’émotion quand une lettre de Prokesch leur demanda de reporter la date au 30 mars. Mais ce retard était dû au simple fait qu’il fallait attendre la fin du carême pour organiser une fête…

Nous aurions dû y penser, commenta Felicia. En vérité, nous formons une curieuse paire de conspiratrices…

Ce qu’elle ne disait pas, c’est que l’idée de se séparer d’Hortense pour le retour lui était de plus en plus pénible même si, entre Prokesch et Duchamp, elle la savait en bonnes mains. Il avait été convenu, en effet, que le chevalier accompagnerait le prince au palais Palm, repartirait avec celui-ci qui jouerait son rôle, puis reviendrait avec sa voiture pour chercher Hortense devenue sa sœur pour la circonstance.

Tout cela était bien réglé, pourtant Felicia n’était pas tranquille. Mais, en vérité, ce plan était le seul acceptable, le seul qui eût une chance de réussite…

Peut-être parce qu’il était un peu fou…

— C’est vous qui allez prendre tous les risques, se lamentait Hortense de son côté. Moi je ne risquerai pas grand-chose mais vous, si vous êtes prise avec le prince, vous risquez la prison à vie, sinon pire. On pourrait vous tuer tous les deux…

— Ce serait pour moi une grande joie et un grand honneur, mais ne craignez rien pour le prince. Il est bien trop précieux. Metternich le hait mais il ne renoncera pas facilement à être celui qui peut lâcher le fils de Napoléon sur l’Europe…

Tout cela, au fond, ne faisait que traduire la mutuelle affection des deux jeunes femmes et le souci que chacune d’elles prenait de l’autre. Mais toutes deux brûlaient d’agir… Et l’on en vint ainsi au lundi 28 mars, avant-veille du départ.

Ce matin-là, Hortense, pour tromper son impatience, accompagna Felicia chez Duchamp. Et, dès l’entrée, elles eurent l’impression que quelque chose n’allait pas. Duchamp achevait de donner une leçon de sabre à un mince et long jeune homme apathique pour qui les armes représentaient visiblement une corvée. Et le colonel semblait hors de lui, harcelant le malheureux d’injonctions violentes, hurlées à pleins poumons et entrecoupées de coups de taille et de pointe tellement drus que Felicia s’inquiéta pour l’élève.

— Prenez garde, mon cher Grünfeld ! Vous allez lui couper les oreilles avec vos moulinets.

— Soyez sans crainte, madame la princesse. La leçon est terminée. Mais vit-on jamais pareil maladroit ! Voilà des mois que j’essaie d’en faire un tireur convenable… Disparaissez, vous !

Le long jeune homme ne se le fit pas dire deux fois et disparut en effet avec la soudaineté d’une ombre. Duchamp, armé désormais d’une serviette, s’essuyait le visage et les mains d’un air sombre qui acheva d’inquiéter ses visiteuses.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Rien ne va plus ! Notre projet est à l’eau. Si vous n’étiez venue ce matin, j’allais m’arranger pour passer chez vous.

— Que s’est-il passé ?

— Le chevalier de Prokesch-Osten vient d’être nommé ambassadeur à Bologne et il doit quitter Vienne aujourd’hui ou demain.

— Ah !

Il y eut un silence, si pesant que les respirations devenaient perceptibles. D’un geste furieux, Duchamp brisa un masque d’escrime, en le saisissant et en l’expédiant à l’autre bout de la salle dans un trophée d’armes qui s’écroula avec un bruit d’Apocalypse. Alors Hortense, le pensant un peu calmé, osa avancer :

— Ce n’est peut-être qu’un contretemps ? Notre premier projet ne prévoyait pas la participation du chevalier. Je devais vous rejoindre et partir avec vous.

Duchamp eut pour elle un regard d’une infinie tendresse et trouva le courage de sourire :

— Et j’en serais infiniment heureux ! Ce voyage avec vous, c’était mon plus beau rêve mais vous savez bien que le prince refuse de partir sans son ami…

— Quelle sottise ! s’insurgea Felicia. Prokesch nous rejoindra plus tard. Quand nous aurons réussi, il obtiendra sans peine le poste d’ambassadeur en France. Revenons à notre premier projet et tâchons de joindre le prince au plus vite…

Mais Duchamp hocha la tête et se mit à tirailler sa moustache. Son visage était plus sombre encore s’il était possible.

— Ce n’est pas tout. Le bruit court que, pour apaiser les troubles qui agitent Modène, l’empereur François songerait à y envoyer son petit-fils et l’on dit le prince séduit par cette idée d’aller régner en Italie…

— Je peux le comprendre, dit Felicia avec amertume. Tout, plutôt que continuer à étouffer ici ! Mais tout de même ! Entre le trône de France et celui de Modène…

— L’un est aléatoire, dit Hortense. Si l’autre est sûr, on peut comprendre que le prince s’y attache. Cela le rapprocherait de sa mère par laquelle il pourrait tenir Parme et ensuite… qui peut savoir ?

— Vous pensez que Napoléon a commencé par l’Italie ? s’écria Felicia, une flamme dans les yeux. Au fond, ces mauvaises nouvelles ne le seraient pas autant que nous le pensons ? Depuis la péninsule, on gagne facilement la France…

— Je suis d’accord avec vous, soupira Duchamp. Mais je vous l’avoue, j’ai peine à croire à cette histoire de Modène, justement parce que l’Empereur a commencé ses conquêtes par là. Je vois mal Metternich envoyant son prisonnier régner sur une poudrière…

— Ne soyez donc pas si pessimiste ! Vous nous annoncez une nouvelle et, tout de suite après, vous la démentez. Donnez-moi plutôt ma leçon… cela vous calmera.

L’instant d’après, le cliquetis des épées accompagnait la rêverie d’Hortense assise dans un fauteuil au coin du feu. Elle avait quelque peine à se défendre d’un vague sentiment de soulagement qu’elle jugea écœurant :

— Décidément, je n’ai vraiment rien d’une héroïne, pensa-t-elle en regardant ferrailler Felicia qui bondissait avec la souple grâce d’une panthère noire. Et pas davantage d’une amazone…

S’y joignait cependant un regret. Elle avait tellement envie de rentrer en France !

Mais il était écrit que ce jour-là serait celui des mauvaises nouvelles. Quand les deux femmes rentrèrent à la Schenkenstrasse, elles trouvèrent, avec un mot de Prokesch exprimant des regrets qui n’excluaient tout de même pas l’espérance, un court billet de Maria Lipona : Patrick Butler avait profité d’une des absences de son hôtesse pour s’enfuir de chez elle sans même un mot d’excuses ou de remerciements pour les soins prodigués.

— Et c’est malheureusement un Français ! soupira Felicia. De quoi avons-nous l’air ?

CHAPITRE IX

L’ATTENTAT

Le battement des éventails agitait doucement l’air alourdi par les parfums des visiteurs et les suaves odeurs de chocolat, de vanille, de café, de brioches chaudes et de crème fraîche qui emplissaient le salon. On se serait cru chez Demel, le grand pâtissier du Kohlmarkt, et non dans la demeure d’une duchesse régnante. Mais les friandises étaient le péché mignon de Wilhelmine et de ses sœurs ; aussi l’heure du thé, dans l’aile droite du palais Palm, attirait-elle toujours nombre d’amis soucieux de voler à la maussaderie du temps un agréable moment de chaude convivialité en compagnie de charmantes femmes sachant admirablement recevoir. Felicia et Hortense se laissaient elles-mêmes prendre volontiers à cette séduction et il n’était pas rare de les trouver dans le beau salon des laques où Wilhelmine aimait à recevoir à l’heure du goûter.