Ce soir-là, il y avait beaucoup de monde chez les Trois Grâces de Courlande, comme cela se produisait chaque fois que le prince de Metternich abandonnait le Ballhausplatz pour venir visiter ses amies. C’était alors comme si quelque courant mystérieux parcourait les palais viennois pour avertir leurs habitants que le prince-chancelier se rendait chez la duchesse de Sagan. Là, sur un parterre de Kinsky, de Palfy, d’Esterhazy, de Zichy panaché d’un ou deux Dietrichstein, d’une Schönborn, d’un Kevenhüller et de Trautsmandorff tout en velours, satins, poults-de-soie, fins draps anglais aux nuances différentes, fourrures précieuses, plumes et turbans, Metternich aimait à faire triompher son élégance, stricte et même un peu sévère, comme il aimait à laisser sa voix chaude moduler des phrases auxquelles tous demeuraient suspendus. L’âge venant, il prenait plaisir à tenir sous le charme de sa parole ceux qu’il séduisait jadis par sa seule beauté, celle d’un homme dont le visage et le corps semblaient calqués sur une statue d’Antinoüs.
Assis dans une haute bergère à oreilles, une tasse de chocolat à la main et ses longues jambes croisées, il tenait une sorte de conférence à deux voix avec l’autre pôle d’attraction du salon : le chevalier von Gentz, son plus ancien et fidèle conseiller, l’homme dont on disait qu’il avait dans sa main tous les secrets de l’Europe. Dieu sait pourtant que cette éminence grise du pouvoir ne payait pas de mine ! Penché en avant, sa frêle carcasse agitée d’un tremblement continu, son visage sans âge mais fripé abrité sous une perruque rousse, Gentz portait des lunettes noires qui servaient surtout à lui donner une contenance commode et abritaient un regard plutôt timide qui se posait rarement sur quelqu’un. Ses vêtements étaient corrects mais retardaient d’au moins deux modes et il était outrageusement parfumé.
Ancien journaliste et polémiste acharné, rédacteur du Congrès de Vienne, il avait manié sans doute la plume la plus féroce et la plus empoisonnée qui fût au monde. Les Français, en général, et Napoléon en particulier, avaient eu à souffrir de Frédéric von Gentz qui avait poussé la Prusse à la guerre contre la France. Homme étrange, s’il en fut, aimant l’argent et le faste, on lui prêtait pour les jeunes garçons un goût qui s’accordait bizarrement avec la passion que lui inspirait la danseuse Fanny Elssler, de quarante-six ans sa cadette et dont on disait qu’il faisait pour elle les pires folies.
Hortense n’avait pas aimé le mince sourire aveugle que Gentz avait posé sur elle au moment des présentations.
— Une Française, hein ? Nous voyons trop rarement des Françaises à Vienne, en dehors de celles qui viennent y apporter les modes de Paris ! Qu’est-ce qui peut attirer une femme du monde jeune et belle si loin des bords de la Seine ?
— La musique, monsieur. C’est ici le rendez-vous des mélomanes et je ne sais ce que j’aime le mieux, des offices de la cathédrale ou de vos merveilleuses valses…
— La musique et la gourmandise, renchérit Felicia en pêchant, sur le plateau qu’un valet lui présentait, une part d’un superbe moka praliné. Nulle part ailleurs on ne mange de si bons gâteaux !
— Et c’est afin de pouvoir en manger tout à votre aise sans rien perdre de votre finesse de taille que vous faites chaque matin des armes, princesse ?
— Rien n’est plus vrai. Mais je constate, chevalier, que votre réputation d’homme le mieux renseigné d’Europe n’est véritablement pas usurpée ! Vous en remontreriez au chef de la police.
— Ce n’est pas impossible, mais en l’occurrence il n’y a pas de miracle. Mon ami Prokesch m’a parlé de vous récemment. Il vous admire énormément…
— Que ne l’a-t-il dit ? dit Felicia avec bonne humeur. L’admiration d’un homme tel que lui est toujours agréable à entendre…
L’arrivée de Metternich coupa court à la suite de la conversation. Comme les autres visiteurs, Gentz avait fait cercle autour du chancelier et, après qu’il se fut restauré, entamé avec lui cette espèce de dialogue à deux voix qui tenait l’assistance sous le charme. La France en avait d’abord fait les frais. Metternich venait d’apprendre que Louis-Philippe promulguait une loi d’exil frappant les Bourbons de la branche aînée et chacun s’en indignait.
— Ces Orléans sont incurables, dit Wilhelmine. Quand ils ne votent pas la mort de leurs cousins, ils les exilent. C’est ce qui s’appelle avoir l’esprit de famille.
— Avec cela que les Bourbons aînés se sont privés, depuis des dizaines d’années, de leur rendre la vie difficile ? intervint Pauline de Hohenzollern-Elchingen, qui n’aimait rien tant que contrarier sa sœur aînée. J’ai connu ce Louis-Philippe au temps où la Révolution l’avait chassé de France. Il ne manquait pas de charme.
— Oh, toi ! repartit la duchesse de Sagan, tu aurais été capable de trouver du charme à Robespierre…
Quelqu’un fit dévier la conversation sur les événements d’Italie qui, de toute évidence, préoccupaient beaucoup de monde car, après Modène et Bologne, Ferrare, Ravenne et Forli étaient entrées en rébellion contre le joug autrichien réclamant à cor et à cri « un roi d’Italie issu du sang de l’immortel Napoléon ». Durant plusieurs jours, la violence avait régné, le sang avait coulé et parmi tous ces gens dont tous, ou presque, étaient anti-Français, on s’inquiétait des décisions que l’empereur François comptait prendre touchant son petit-fils. Gentz, pour sa part, ne faisait qu’en rire.
— Je ne vois vraiment aucune raison de se tourmenter. Ou je connais bien mal notre cher prince, fit-il avec un sourire à l’adresse de Metternich, ou les braves gens d’Italie s’époumonent et se font tuer en vain : on ne leur enverra jamais le duc de Reichstadt.
— Serait-ce une si mauvaise idée ? dit Wilhelmine. Si la paix est à ce prix ! Après tout, l’enfant a été élevé en Autriche, à la manière autrichienne, il pense et vit comme un Autrichien et l’on dit qu’il voue à sa mère un véritable culte. Il n’aurait peut-être là-bas d’autre souci que l’aider et la défendre ?
— Soyez certaine, dit Gentz, que s’il voue un culte à sa mère, il en voue un encore plus grand à son père. Les villes rebelles pourraient être pour lui un excellent point d’appui et je ne suis pas sûr que ce serait la loi autrichienne qu’il y rapporterait. Je crois plutôt qu’il chercherait à en faire une aire d’envol pour de nouvelles aventures napoléoniennes dont nous n’avons nul besoin.
— L’empereur cependant aime beaucoup son petit-fils, coupa la comtesse Mélanie Zichy, qui détestait autant le jeune prince qu’elle avait haï son père, beaucoup trop à mon sens ! Il est d’une faiblesse envers lui ! Je me suis laissé dire qu’il lui aurait promis un trône dans les années à venir.
Metternich tourna vers la noble dame son regard bleu, froid et nonchalant. Il y eut un petit silence, chacun devinant qu’il allait dire quelque chose. Le chancelier d’Autriche savoura ce silence puis, d’une voix soudain tranchante comme l’acier, jeta :
— Reichstadt est une fois pour toutes exclu de tous les trônes !
Il y eut un léger brouhaha de satisfaction au milieu duquel se fit soudain entendre la voix paisible de Felicia :
— Aucun trône ? Jamais ? Pas même celui de Parme qui est à sa mère et serait… logique ?
— Pas même celui de Parme. Aucun trône ! Jamais. Moi vivant, tout au moins… Et j’espère bien vivre encore de longues années…
— Nous l’espérons tous, dit Wilhelmine qui ajouta naïvement : Mais… après ? Le petit Napoléon n’a que vingt ans…
— Alors que j’en ai cinquante-huit ? Seulement moi, ma chère Wilhelmine, je jouis d’une excellente santé. Ce qui n’est pas le cas de Reichstadt. Je le destine à devenir colonel, voire général dans notre armée s’il se comporte bien mais soyez tous certains qu’il sera… solidement entouré. Il pourra ainsi montrer s’il possède quelques talents militaires, ce qui n’est pas certain, ajouta Metternich d’un ton méprisant qui fit bouillir le sang d’Hortense.
Mais il était impossible de partir en claquant les portes comme elle mourait d’envie de le faire. Un regard à Felicia lui montra que celle-ci avait pâli et que, sur son éventail d’écaille ciselée, ses doigts se crispaient dangereusement pour la fragilité de l’objet.
Pourtant, déjà on changeait de sujet de conversation et Pauline de Hohenzollern demandait à Gentz s’il avait eu quelques échos du festival de danse de Berlin, auquel Fanny Elssler avait été invitée. Le vieil amoureux se lança alors dans une sorte de panégyrique de la danse en général et de la danseuse en particulier qui permit aux deux jeunes femmes de reprendre leurs esprits. Mais jusqu’à la fin de la réception, on n’entendit plus, sinon pour les formules de politesse, la voix de la princesse Orsini.
— J’ai eu peur que vous ne brisiez votre éventail, tout à l’heure, dit Hortense quand toutes deux se retrouvèrent seules dans le calme douillet de leur petit salon. Cela aurait été d’un effet déplorable.
— Mais normal après tout de la part d’une Italienne ! Ces gens-là buvaient du petit lait à la pensée du sang que l’on verse chez moi pour que l’Autriche continue de régner là-bas. Il n’est pas toujours facile de jouer le rôle d’une visiteuse étrangère à la politique et résolument frivole. Mais ce tantôt, Hortense, j’ai pris une décision, la meilleure sans doute que l’on puisse prendre, celle qui rendra le plus grand service à notre cause.
— Laquelle ?
— Il faut tuer Metternich !
La stupeur laissa Hortense un instant sans voix. Elle considéra son amie avec angoisse, craignant peut-être de surprendre, sur son visage, les premiers stigmates de la folie mais non, le beau visage de la princesse romaine était aussi calme, aussi froid que si elle venait de décider du choix d’un nouvel équipage et non d’arrêter la mort d’un homme.
— Felicia ! dit-elle doucement, songez-vous à ce que vous venez de dire ?
— Je ne songe même qu’à cela, Hortense. Croyez-moi, c’est la seule solution raisonnable. Le mauvais génie du prince c’est ce misérable Metternich déjà responsable de la mort de mon Angelo. L’avez-vous entendu tout à l’heure supputer la mort d’un garçon de vingt ans ? Il ne lui suffit pas de l’écraser, de l’emprisonner, de lui arracher tout ce qu’il aime. Il faut qu’il le tue. C’est cela, soyez-en certaine, qu’il a dans la tête. Seule la mort du roi de Rome libérera Metternich de sa haine pour l’Empereur et moi je dis qu’il faut que Metternich meure pour que ce crime ne s’accomplisse pas. Demain, j’en parlerai à Duchamp. Je crois qu’il me donnera raison.
Hortense baissa la tête. La logique impitoyable de Felicia la confondait. A la réflexion, il était étonnant, étant donné la haine que celle-ci portait au gouvernement autrichien, qu’une telle idée ne lui fût pas déjà venue.
— Moi aussi, je vous donne raison, Felicia. Mais j’ai peur pour vous.
— Il ne faut pas avoir peur. Dieu nous aidera. Comprenez qu’il y a là une chance ! Débarrassé de Metternich, le vieil empereur se laissera fléchir. Vous avez entendu cette femme, tout à l’heure ? Il aime son petit-fils. Et puis il y a l’archiduchesse Sophie. Elle aussi exècre Metternich ; et comme elle aime le prince, elle fera tout au monde pour l’aider. Ah oui, ce sera un beau jour que celui de la mort de ce misérable ! Un jour que je veux vivre, même si ce doit être pour moi le dernier !
Du coup, Hortense éclata en sanglots.
— Ne parlez pas comme cela, mon amie ! Je ne veux pas que vous sacrifiiez ainsi votre vie. Je vous aime tellement !
— Moi aussi, Hortense, je vous aime beaucoup, dit doucement Felicia en passant un bras autour des épaules de son amie. Assez en tout cas pour vouloir votre bonheur. Ma vie à moi n’a pas beaucoup d’importance, mais la vôtre en a beaucoup. Il faut bien nous rappeler enfin que vous avez un fils… un amour, même si cette souvenance vient un peu tard. Nous nous quitterons avant que je ne frappe. Ce sera, je crois, la meilleure solution. Vous rentrerez en France…
— Mais comment donc ? s’écria Hortense, emportée par une soudaine colère. Et pourquoi pas en compagnie de Patrick Butler ? Ce n’est pas parce qu’il a disparu de chez Maria Lipona qu’il n’existe plus, celui-là. Croyez-vous qu’il a renoncé ? Je suis certaine qu’il se cache quelque part, qu’il nous surveille. Que je parte seule et il me tombera dessus comme la foudre… et jamais je ne pourrai rentrer chez moi.
— Il est certain qu’il faudrait savoir ce qu’il est devenu, soupira Felicia. Duchamp et Pasquini l’ont cherché dans tous les hôtels. Il n’est pas davantage à l’ambassade de France. Il faudrait pourtant s’en débarrasser. Vous ne vivrez jamais tranquille tant qu’il sera accroché à vos basques. D’ailleurs, à présent, il est un danger permanent pour nous tous ici.
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