Mais le maréchal ne l’écoutait pas. Penché sur le balcon comme s’il allait l’enjamber et sauter en bas, il interpella un passant qui courait.

— Hé là ! Monsieur ! Nous direz-vous ce qui se passe ? L’homme n’arrêta sa course qu’un court instant, le temps de jeter d’une voix essoufflée :

— On a tiré sur le… prince de Metternich. Je vais chercher du renfort pour tenter d’attraper l’homme, un mendiant qui s’est échappé avec l’aide d’une espèce de brute…

— Et le prince ? Est-ce qu’il est…

— Mais l’homme était déjà loin, galopant éperdument en direction de la Hofburg en criant : « A l’aide !… A l’assassin ! » ce qui créa bien vite dans la rue une assez jolie pagaille, les gens qui sortaient de chez eux pour s’informer se mêlant à ceux qui y étaient déjà. Sur le balcon, Hortense tentait de faire rentrer Felicia dont la robe mettait une tache trop somptueuse dans la rue nocturne. Mais en vain. Visiblement, la princesse attendait quelque chose, quelque chose qu’il valait mieux que Marmont ne vît pas…

— Je vous assure, dit Hortense au maréchal, nous devrions rentrer.

— C’est à votre amie qu’il faut dire cela. Je vais la chercher. Elle risque de se faire bousculer si ces gens qui courent vers le Ballhausplatz refluent par ici…

Il était impossible de le retenir. D’ailleurs, à peine eut-il quitté le balcon qu’Hortense vit soudain Timour sortir de l’ombre, portant Duchamp plus qu’il ne le soutenait. Tous deux s’engouffrèrent sous la voûte d’entrée du palais dont Felicia referma la porte. Ne voyant plus rien, Hortense rentra et referma la fenêtre. Elle n’eut que le temps de revenir vers la cheminée : Felicia reparaissait, suivie de Timour soutenant toujours Duchamp. Hortense se précipita.

— Mon Dieu ! Vous êtes blessé ?

— Non, dit Timour, reçu grand coup de canne sur la tête, un peu assommé seulement ! Ça va aller mieux…

Avec les soins d’une mère, il étendait le faux mendiant sur un canapé de brocart jaune, glissait un coussin sous sa tête tandis que Felicia cherchait un flacon de cognac et qu’Hortense se penchait avec sollicitude sur l’homme à demi inconscient. Debout au milieu de la pièce, Marmont, qui les avait rencontrés dans l’escalier, regardait la scène d’un air sombre mais personne ne faisait attention à lui. Au point qu’Hortense osa demander :

— Et Metternich ? Où en est-il ?

— Il n’est pas mort, hélas, grogna Timour. Sa canne lui a échappé des mains et il s’est baissé pour la ramasser au moment où le premier coup partait. Déjà un valet de pied se jetait sur le colonel et le second coup est allé se perdre dans la façade de la Chancellerie. Heureusement, j’étais là pour donner un coup de main, sinon le colonel n’arrivait pas jusqu’ici… On a disparu dans la nuit…

— Si vous m’expliquiez ce qui se passe ici ? articula calmement Marmont. Sa voix froide fit retourner Felicia qui, passant le cognac à Hortense, vint vers lui.

— Faut-il vraiment vous donner d’autres explications ? Je crois que vous avez fort bien compris. Moi, Felicia Orsini, comtesse Morosini, j’ai tenté ce soir de faire assassiner le chancelier d’Autriche déjà responsable, entre autres méfaits, de la mort de mon époux, Angelo Morosini, fusillé à Venise. Avez-vous quelque chose à dire à cela ?

— Absolument rien, sinon que cela vous ressemble tout à fait. Sinon peut-être aussi que vous risquez dès à présent de voir votre maison envahie par la police, d’être arrêtée… pire encore peut-être, surtout si l’on trouve cet homme chez vous…

Il s’approcha du canapé sur lequel Duchamp achevait de reprendre ses esprits en avalant un grand verre de cognac et, les bras croisés sur la poitrine, le considéra un instant.

— Le sieur Grünfeld, hein ? Un simple maître d’armes alsacien bien inoffensif uniquement amoureux de tierce et de quarte ? De quel régiment sors-tu, mon garçon ? Dragons, hussards, chasseurs ?

Galvanisé par l’orgueil plus encore que par l’alcool, Duchamp fut debout en un clin d’œil et retrouva instantanément le rituel garde-à-vous.

— Colonel Duchamp, du 12e hussards, monsieur le maréchal ! A vos ordres !

A ces simples mots qui lui rendaient un peu de la gloire des jours passés, qui effaçaient les fautes et le rendaient à lui-même, une émotion passa sur le visage du duc de Raguse, et même Felicia, qui le dévorait des yeux, l’aurait juré, une larme brilla au coin de son œil. Spontanément, il tendit la main à Duchamp qui la serra sans hésiter. Marmont eut un sourire :

— Quel dommage que vous l’ayez raté ! soupira-t-il. Cela aurait bien arrangé les affaires… du roi de Rome !

— Ce qui n’a pas réussi le soir peut réussir le lendemain, dit Duchamp. Je recommencerai.

— C’est très bien de citer César Borgia, dit Felicia, mais je crains que, cette fois, ce ne soit plus difficile…

— Surtout si l’on vous arrête et vous met en prison, dit le maréchal. Vous ne pouvez pas rester ici…

— Aussi n’y resterai-je pas. J’ai bien l’intention de rentrer chez moi. Timour m’a littéralement escamoté grâce à une voiture qui passait, mais il ne faut peut-être pas trop s’y fier.

— Vous pouvez avoir été reconnu. Rentrer chez vous ne serait pas prudent.

— Je peux aller chez Palmyre où j’ai laissé mes vêtements habituels. Elle m’attend.

Marmont se mit à rire :

— Elle aussi ? Dire que je me croyais seul tout à l’heure. Mais cela non plus ne serait prudent ni pour elle ni pour vous. Il y a beaucoup trop de femmes dans cette affaire.

— Croyez-vous que nous ne valions pas les hommes pour le courage et la détermination ?

Avec un regard significatif, le maréchal prit la main de la jeune femme et la baisa.

— Sur mon honneur, je n’ai jamais douté un seul instant de votre courage, ma chère, ni de celui de vos amies. Mais à vous trois, vous ne suffirez pas à sauver le colonel. Laissez-moi l’emmener.

— Vous voulez l’emmener ? s’écria Felicia. Mais où ?

— Chez moi, bien sûr ! J’habite un appartement dans la Johannesgasse avec un vieux valet qui est, lui aussi, un ancien de la Grande Armée. Personne ne viendra le chercher là… mais il faudrait lui trouver d’autres vêtements que cette défroque. C’est un mendiant que l’on cherche…

La question posait un problème. Le seul homme qui pût prêter un vêtement était Timour, mais la différence de taille était telle que le remède eût été pire que le mal. Duchamp alors hasarda que l’on pourrait peut-être aller chercher ses habits chez Palmyre et Timour partit aussitôt. En attendant, Hortense descendit à la cuisine pour préparer un plateau. Duchamp mourait de faim et les autres ne refusaient pas l’idée de manger quelque chose. On s’installa bientôt autour d’un petit repas composé de jambon, de pâté et de quelques gâteaux. Le calme semblait revenir petit à petit dans le quartier. Les cris avaient cessé, la voiture du prince de Metternich s’était éloignée, emportant avec elle le principal facteur d’intérêt. La foule se dispersait lentement tandis que la police commençait son travail. Du balcon, on pouvait voir ses hommes entrant ou sortant des maisons de la Minoritenplatz, quêtant des renseignements, posant sans doute des questions, fouillant peut-être. Il semblait qu’à la faveur de la nuit personne n’eût vu quelle direction avait pris le mendiant meurtrier. C’était assez rassurant mais il fallait tout de même que Duchamp quittât le palais assez vite.

Quand Timour revint, il se changea rapidement dans le cabinet de toilette de Felicia qui jeta ses guenilles dans le seul poêle encore allumé. Puis Marmont et lui se disposèrent à partir.

— Je le garderai le temps qu’il faudra, dit le maréchal, mais peut-être vaudrait-il mieux lui faire quitter l’Autriche ?…

— Je ne crois pas que cela s’impose, dit Felicia. Il n’y a aucune raison que l’on fasse un rapprochement quelconque avec le maître d’armes Grünfeld. Le plus simple est que vous le gardiez chez vous cette nuit et, demain matin, nous irons demander à Palmyre, qui est sa voisine, s’il se passe quelque chose au Kohlmarkt. Si tout est calme, il rentrera chez lui tranquillement. A présent, partez vite ! Et surtout, Duchamp, quittez l’envie de recommencer sous peu l’aventure de ce soir. Vous nous mettriez tous en danger et je regrette éperdument de vous avoir mis en tête cette idée folle.

— Pas si folle ! dit Duchamp, têtu. Nous en reparlerons !

Il était près de 11 heures. On n’entendait plus rien dans la rue, sinon le passage d’un équipage précédé de ses coureurs et des bruits de portes qui se fermaient. Felicia prit l’un des chandeliers de la cheminée pour accompagner les deux hommes à l’escalier tandis qu’Hortense retournait à la fenêtre. Elle avait besoin d’air frais et se sentait la tête en feu. La nuit était douce, un peu humide d’une pluie qui était tombée en fin de journée, mais elle charriait des senteurs de terre mouillée, d’herbe neuve qui remplaçaient avantageusement la puanteur habituelle des lampadaires grâce à celui qui, en face du palais, avait cessé de fonctionner. Elle entendit grincer doucement le portail et distingua les silhouettes des deux hommes qui venaient de le franchir et s’avançaient dans la rue d’un tranquille pas de promenade, comme s’ils rentraient chez eux après une agréable soirée chez des amis. On ne voyait plus trace de la police, qui ne s’était pas présentée au palais Palm. On savait le caractère difficile de la duchesse de Sagan et personne ne se serait risqué à venir poser des questions dans sa maison, comme Felicia l’avait escompté. Grâce à elle, sa résidence jouissait auprès des services de Sedlinsky d’une sorte d’exterritorialité bien agréable.

En marchant le long de la rue, Marmont et Duchamp respiraient à ce point le calme et la tranquillité qu’Hortense, rassurée, sourit. Cette aventure insensée se terminait dans des conditions vraiment inespérées ! La voix de Felicia lui parvint venant du salon :

— Rentrez donc, Hortense ! Vous allez prendre froid…

Avec un dernier regard aux deux promeneurs qui s’éloignaient, elle allait obéir quand, soudain, ce fut le drame. Sorti d’une encoignure de porte, une silhouette venait de se jeter sur Duchamp. Il y eut le bref éclair d’une lame puis un cri sourd, le bruit d’une chute. Le gémissement d’Hortense fit écho à celui du blessé.

— Duchamp ! On vient de l’assassiner !…

— Timour ! hurla Felicia, Timour ! Avec nous !

Un instant plus tard, tous trois couraient dans la rue, buttant sur les pavés inégaux qui meurtrissaient les fragiles chaussures de soie des deux femmes. Mais déjà Marmont revenait, portant dans ses bras le corps de son compagnon dont Timour le déchargea aussitôt.

— Que s’est-il passé ? demanda Hortense dont les larmes coulaient sans qu’elle pût les arrêter. Est-il mort ?

— Je n’en sais rien. Je crois qu’il respire encore. Quant à ce qui s’est passé, j’ai vu un homme surgir d’une porte, armé d’un poignard. Il a bondi sur ce malheureux, l’a frappé et s’est enfui en criant : « Tu n’auras plus jamais l’occasion de t’occuper d’elle ! » Je n’ai pas compris et je n’ai pas vu grand-chose de cet homme sinon qu’il avait, je crois, des cheveux roux…

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure de causer, gronda Felicia en soutenant Hortense qui manquait de s’évanouir. Rentrons vite à la maison ! Il faut coucher Duchamp, appeler un médecin…

On revint aussi vite que l’on put. Des fenêtres s’étaient ouvertes, des têtes curieuses apparaissaient. On s’interpellait d’une maison à l’autre, mais les habitants de la rue, à moitié endormis, n’avaient pas vu grand-chose. Néanmoins, Felicia poussa un soupir de soulagement quand la porte de l’appartement se referma sur elle et ses amis. Déjà Duchamp reposait sur le canapé qu’il avait quitté si peu de temps auparavant. Marmont et Hortense se penchaient sur lui.

— Un médecin, Timour ! ordonna Felicia. Vite ! Il y en a un dans la rue derrière…

Mais Marmont arrêta le Turc qui s’élançait déjà.

— Ce n’est pas la peine ! Voyez plutôt !…

Une mousse sanglante perlait aux lèvres de Duchamp et les ombres de la mort creusaient déjà son visage. Ses yeux semblaient n’avoir plus de regard, pourtant sa main, se soulevant péniblement, s’accrocha à celle d’Hortense. Ses lèvres remuèrent et comprenant qu’il voulait parler, la jeune femme se pencha davantage. Elle entendit qu’il soufflait :

— Mourir… près de vous !… Le… bonheur…

Alors, elle se pencha encore davantage et, de ses lèvres mouillées de larmes, effleura celles du mourant. Une expression d’infinie béatitude remplaça le rictus de souffrance sur le visage de Duchamp. L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres… Et puis ce fut fini… La main qu’Hortense tenait devint molle et les yeux se fixèrent sur l’éternité.