Un sanglot déchira la gorge de la jeune femme tandis que, doucement, elle essuyait, à l’aide de son mouchoir, le mince filet de sang qui coulait encore. Puis la grande main de Marmont passa entre son visage et celui du colonel et ferma doucement les paupières.

Un instant, il n’y eut plus, dans la jolie pièce claire, que le bruit des sanglots d’Hortense. Tombée à genoux de l’autre côté du canapé, Felicia priait… Puis, on entendit la voix de Marmont, chargée de colère :

— Mourir assassiné au coin d’une rue par un misérable, quelle fin pour un soldat de l’Empereur !

— Nous le vengerons ! murmura Felicia. L’assassin finira bien par tomber dans nos mains.

— Vous savez donc qui il est ?

— L’homme avec qui il s’est battu en duel le soir du bal à la Redoute. Si vous avez aperçu des cheveux rouges, ce ne peut être que lui… Le lâche ! Un coup de couteau contre un coup d’épée !

— Ce soir-là, je ne l’ai pas assez vu pour le reconnaître, mais il se peut que vous ayez raison. C’est abominable, et je comprends votre douleur, mais il y a tout de même une question qu’il faut poser dès maintenant.

— Laquelle ?

— Qu’allons-nous en faire ? dit doucement le maréchal en désignant discrètement le corps inerte.

— Que pouvons-nous faire ? Appeler la police ? Raconter ce que nous avons vu ?…

— Non !

Ce fut un cri, et ce cri, Hortense l’avait poussé. Un cri d’horreur, de protestation :

— La police ? Remettre cet homme merveilleux aux mains de la police ? Et pourquoi donc pas le livrer comme le meurtrier de Metternich ? Est-ce que vous ne comprenez pas qu’on ne peut pas lui faire cela ? Songez à ce qu’elle en fera, la police ?… La fosse commune, pour un soldat de l’Empereur ?

— Il y en a malheureusement beaucoup qui n’ont rien eu d’autre, dit tristement Marmont. Mais j’ai peut-être une idée…

— Laquelle ? Dites vite ? fit Felicia fiévreusement. Que faut-il pour la réaliser ? Que voulez-vous ?

Il la regarda au fond des yeux :

Une pelle, une pioche, votre voiture et quelque chose qui puisse servir de linceul.

Deux heures plus tard, à trois lieues de Vienne, dans la plaine de Wagram, Marmont et Timour creusaient, près de l’orée d’un petit bois, la tombe du colonel Duchamp. On l’y coucha dans la plus belle sortie de bal d’Hortense, un immense manteau de faille rouge qui avait la couleur du ruban de la Légion d’honneur. Puis, doucement, les deux hommes firent retomber la terre, tandis qu’agenouillées sur un talus herbeux, les deux jeunes femmes priaient à haute voix pour le repos de cette âme fière qui n’avait eu dans sa vie que deux amours : son empereur et cette blonde jeune femme qui, tout à l’heure, avait mis entre ses mains un chapelet d’ivoire et un bouquet de violettes.

— Cette terre, dit Marmont quand la tombe fut comblée, a bu le sang de tant de ses frères, de tant de braves comme lui qu’elle est aussi sainte que terre d’église. Et elle doit lui plaire tellement plus !

— Duc de Raguse, murmura Felicia, il vous sera beaucoup pardonné à cause de ce que vous venez de faire.

Le jour n’était plus éloigné quand les deux femmes, épuisées par le chagrin plus que par la fatigue et le cœur transi, regagnèrent leur logis. On avait déposé Marmont chez lui et à présent qu’elles se retrouvaient tête à tête, Felicia et Hortense mesuraient plus cruellement leur solitude. En outre, l’une comme l’autre se sentaient rongées par le remords. Felicia, pour avoir lancé cette fatale idée d’assassiner Metternich sans laquelle rien ne serait arrivé, et Hortense, pour avoir entraîne à sa suite ce misérable Butler qui traînait après lui le malheur et la mort. Aussi, revenues dans leur grand salon jaune, elles restèrent longtemps assises côte à côte sur ce canapé qui avait vu mourir Duchamp, comme deux oiseaux frileux sur une branche. Elles avaient pleuré jusqu’à n’avoir plus de larmes et, à présent, tout se brouillait dans leur tête. Elles se trouvaient devant un grand vide.

— Nous ferions mieux d’aller dormir, soupira Felicia quand l’aube vint grisailler les fenêtres derrière les grands rideaux dorés. Ou tout au moins essayer. Demain, il faudra prévenir Maria Lipona… et cette pauvre Palmyre. Je crois qu’elle l’aimait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

— Qu’allons-nous faire maintenant qu’il n’est plus là ? chuchota Hortense comme si quelqu’un avait pu l’entendre.

— Je ne sais pas… Je ne sais plus ! Pour la première fois de ma vie, la tête me tourne… Allons nous reposer. Nous en avons besoin.

Néanmoins, elles ne parvenaient pas à se séparer. Elles se retrouvaient aussi désespérées que des fillettes qui ont peur dans le noir, peur de la solitude et des images affreuses de cette nuit terrible.

— Venez dormir chez moi, Felicia, demanda Hortense dont la voix tremblait. Je ne pourrais pas rester seule en ce moment…

— J’allais vous le proposer…

— Mais, comme elles entraient dans la chambre d’Hortense, elles virent, toutes deux en même temps, que la fenêtre était grande ouverte et que, sur la table de chevet où brûlait une veilleuse, un papier blanc était déposé. Hortense le prit d’une main mal assurée, mais ce fut Felicia qui le lut. Il ne contenait que quelques lignes.

« Je l’ai vu tirer. J’aurais pu le dénoncer, j’ai préféré le tuer, comme je tuerai tous ceux qui oseront vous aimer… »

Le billet glissa des doigts de Felicia et voltigea doucement dans le vent léger qui venait de la fenêtre jusqu’à une rose du tapis. Dans le lointain, un coq chanta, un chien aboya. Puis ce furent les oiseaux qui, en trilles joyeux, en pizzicati de cristal, se mirent à chanter leur joie de vivre dans la lumière du printemps. Le contraste était poignant entre la douceur de ce matin qui promettait un jour de soleil et les ténèbres sanglantes de la nuit qui s’achevait…

— Ou bien cet homme est complètement fou, articula lentement Felicia, ou bien il est le diable ! Mais qu’il soit l’un ou l’autre, il faut le trouver.

— Et quand nous l’aurons trouvé, dit Hortense avec une immense lassitude, qu’en ferons-nous ? Sincèrement Felicia, je ne me vois pas abattre un homme de sang-froid, si coupable soit-il.

La Romaine disparut un instant puis revint portant un coffret d’acajou incrusté d’argent dont elle tira une paire de pistolet de duel qu’elle entreprit de vérifier et de charger.

— Voilà des délicatesses hors de saison ! Perdez-vous l’esprit ? Pour moi, je vous jure que s’il me tombe entre les mains, je l’abattrai aussi froidement que s’il s’agissait d’un animal enragé.

Elle referma la fenêtre, puis s’installa dans un fauteuil.

— A présent, couchez-vous et tâchez de dormir ! Tout à l’heure et sous le premier prétexte venu, nous changerons de chambre, vous et moi. Si cet homme a osé s’introduire ici, il peut l’oser encore. Mais s’il revient, il trouvera à qui parler. Quant à Timour, il s’installera dans le cabinet voisin…

CHAPITRE X

UN AMOUR FOU…

Palmyre pleurait. Son joli visage rond enfoui dans un fichu d’organdi – la première chose qui lui était tombée sous la main – elle sanglotait doucement, sans faire le moindre bruit. Seul le mouvement de ses épaules la trahissait.

Désorientées par une douleur qu’elles n’imaginaient pas si vive, Felicia et Maria Lipona se taisaient, ne sachant que dire. Elles soupçonnaient bien que Palmyre était attachée à Duchamp, mais elles n’avaient jamais pensé que ces liens fussent si tendres et si serrés.

— J’ai tout fait pour l’empêcher de s’attaquer à Metternich, balbutia-t-elle enfin. C’était de la folie et plus encore d’imaginer qu’il pourrait ensuite échapper à la police…

— Pourtant, il y avait bel et bien échappé, dit Felicia. Il quittait tranquillement notre domicile en compagnie du maréchal Marmont quand il a été attaqué…

— Je sais mais je ne peux m’empêcher de penser que les deux faits sont liés…

— Pas vraiment. L’homme qui l’a tué est un fou, un homme qui lui en voulait depuis longtemps, qui le poursuivait d’une haine aveugle…, mentit calmement la comtesse Lipona. Elle et Felicia s’étaient mises d’accord pour laisser Hortense en dehors de l’histoire telle qu’elles voulaient la raconter à la jeune couturière. Il était inutile d’aggraver de jalousie un si grand chagrin.

— Après tout, peut-être avez-vous raison. Je ne savais pas grand-chose du colonel, sinon ce qu’il avait bien voulu me dire. Mais ce dont je suis vraiment sûre, c’est qu’il était l’homme le meilleur et le plus vaillant qui soit au monde… et que je l’aimais.

— Et lui, murmura Felicia, vous aimait-il ?

— Je me contentais de ce qu’il voulait bien me donner, dit Palmyre avec une grande dignité.

A présent, elle dominait sa douleur, se levait, rejetait le morceau d’organdi blanc et faisait quelques pas dans son arrière-boutique, une jolie pièce lambrissée de bois peint d’une belle couleur verte relevée de filets d’or qui rendait pleine justice au charmant fouillis de soieries multicolores, de dentelles, de plumes et de fleurs qui encombrait la pièce. Elle trouva enfin son mouchoir, essuya ses yeux et posa sur ses deux visiteuses un regard plein de douceur, mais aussi de résolution :

— Il faudra me mener à Wagram ! Vous avez bien fait de le mettre là. Il y sera chez lui. A présent… il ne nous reste plus qu’à accomplir sa tâche. Pas tuer Metternich, bien sûr… mais faire évader le prince…

Ce fut dit calmement, tranquillement, comme si l’évasion d’un prisonnier impérial était une chose toute simple. Maria Lipona détourna la tête et s’intéressa tout à coup à une pièce de jaconas fleuri à demi déroulée sur une commode.

— Croyez-vous réellement que nous puissions espérer y parvenir sans le colonel ? Il était la cheville ouvrière de toute l’affaire. Pour ma part, en dehors de vous et de Pasquini, je ne connais personne. Qui sont ceux qui, à la Hofburg ou à Schônbrunn, le renseignaient ?

— Moi, je le sais, dit Palmyre. La difficulté va être de recevoir leurs renseignements. On va s’apercevoir très vite, dans le quartier, de la disparition de Duchamp parce que la salle d’armes va rester vide. Bientôt la police s’y intéressera. C’est là qu’est le problème…

— Si vous connaissez ces gens et surtout s’ils vous connaissent, je ne vois pas où est le problème. Il faut seulement les prévenir très vite de ce qui vient de se passer afin qu’ils n’envoient plus leurs renseignements à la salle d’armes mais ici…

— Ce sera plus difficile. Les hommes ont d’excellentes raisons de fréquenter une salle d’armes et plus encore un café. Le colonel avait ses habitudes au café Corti. Il allait y lire son journal chaque jour et il était facile de venir lui parler. Comment voulez-vous que nous en fassions autant ? Pour ce qui est de prévenir, j’y arriverai : je dois livrer aujourd’hui à l’impératrice Carolina-Augusta un canezou[11] de dentelle de Venise et un bonnet assorti. Au lieu de l’envoyer, je ferai la livraison moi-même et je m’arrangerai pour glisser un mot à Fritz Bauer qui occupe à la Hofburg un poste de valet de pied.

— Fritz Bauer, c’est son nom ? demanda Felicia.

C’est celui sous lequel on le connaît tout au moins ; nous n’avons pas à en savoir plus. Il y a aussi à Schônbrunn le cuisinier français Jacques Blanchard dont le duc de Reichstadt apprécie beaucoup les petits plats bien de chez nous. Mais je ne sais pas si l’on peut compter sur eux pour autre chose que le renseignement. Peut-être en cas d’action nous aideraient-ils mais discrètement et, de toute façon, sans Duchamp, il ne faut pas trop y compter.

— Si je vous comprends bien, dit Maria Lipona, nous ne sommes plus guère que des femmes pour mener à bien un tel projet ?

— Que des femmes ? protesta Felicia. Je n’aime pas votre phrase, Maria. Pourquoi donc un groupe de femmes ne parviendrait-il pas à faire un aussi bon travail qu’un groupe d’hommes ? Et puis, nous avons avec nous le maréchal Marmont. Il est amoureux de moi et il a envie de revoir la France.

Palmyre eut une petite grimace qui en disait long sur ce qu’elle pensait du duc de Raguse.

— Vous avez peut-être raison, mais je crois que moins nous l’emploierons et mieux ce sera pour tout le monde. Je n’arrive pas à lui faire pleinement confiance en dépit de ce que vous m’avez dit. Mieux vaut ne compter que sur nous-mêmes. Peut-être pourrions-nous essayer de reprendre le plan élaboré par le colonel. Je sais à qui m’adresser pour les relais…

— Le départ du prince sous l’aspect de Mme de Lauzargues ? fit Maria Lipona.

— Mais oui, bien sûr. Je sais qu’il y a une difficulté puisque… c’est avec Duchamp que votre amie devait revenir en France. Mais cela aussi peut s’arranger…