— Je ne vois pas comment ?

— C’est simple pourtant. C’est moi qui la ramènerai sous le nom d’une de mes ouvrières. Une Française qui est venue avec moi et qui a disparu avec un riche Hongrois en oubliant son passeport…

— Vous partiriez, vous aussi ? Mais, votre commerce…

— … m’a déjà fait gagner beaucoup d’argent, dit Palmyre avec un petit sourire triste. Mais je ne voulais plus rester ici… sans lui. Et puis devenir peut-être fournisseur d’une jeune cour impériale française, ce serait tellement plus exaltant qu’habiller une vieille cour impériale autrichienne.

Silencieusement, Felicia vint embrasser la petite marchande de modes puis se détourna. Il fallait partir. D’ailleurs, la tête d’une vendeuse venait d’apparaître dans l’entrebâillement de la porte : on avait absolument besoin de Mlle Palmyre pour Mme la comtesse Schônborn aux prises avec une très grave difficulté : devait-elle charger son prochain chapeau de touffes de roses rouges ou de grappes de lilas blanc ? Felicia et Maria Lipona repassèrent dans le magasin en discutant joyeusement mousseline de l’Inde et jaconas fleuri.

Pendant ce temps, Hortense avait choisi de se rendre à la cathédrale Saint-Étienne. Elle voulait faire dire des messes pour le repos de l’âme de Duchamp et aussi prier. Cette mort la plongeait dans un trouble profond et elle se la reprochait aussi sévèrement que si elle eût elle-même manié le couteau meurtrier. Felicia avait beau lui répéter que l’on n’est pas responsable des amours que l’on suscite, elle jugeait sans indulgence désormais ses coquetteries de l’an passé, des coquetteries que cependant l’on avait exigées d’elle dans le but d’obtenir une aide pour l’évasion de Gianfranco Orsini, des coquetteries que Duchamp lui-même lui avait, par ordre et à son cœur défendant, conseillées, indiquées. A présent, ces machinations qu’Hortense avait crues innocentes venaient de trouver, après avoir mené Felicia en prison et elle-même au déshonneur, leur point culminant dans le sang du colonel. Et Hortense avait grand besoin du secours de Dieu pour trouver le courage de continuer à vivre cette aventure insensée car, n’eût-elle écouté que sa panique, elle se fût enfuie dès ce matin en direction de la France. Mais, revenir au pays, c’était immanquablement y ramener Butler, Butler devenu fou sans doute, Butler que rien n’arrêterait et qui, parvenu jusqu’à Combert, continuerait sans doute à détruire, à tuer jusqu’à ce qu’il n’y eût plus autour d’Hortense que lui-même et son amour insensé.

Une messe se préparait quand la jeune femme pénétra sous la voûte obscure de la cathédrale, imparfaitement éclairée par la lumière diffuse des vitraux anciens, mais les brassées de cierges qui brûlaient devant différentes statues de saints y suppléaient suffisamment pour que l’on pût se diriger. Hortense se fit entendre en confession puis suivit l’office qui se déroulait dans ce que l’on appelait le chœur de la Passion, c’est-à-dire le bas-côté droit. C’était une messe basse à laquelle assistaient surtout des femmes âgées agenouillées devant l’autel dominé par un grand retable de bois peint et doré, datant du XVe siècle et qui représentait la douloureuse voie du Christ.

La douceur des ors et des couleurs dans la chaude lumière des cierges donnait à cette chapelle un ton d’intimité auquel Hortense fut sensible. Elle se trouva bien, pria avec une ardeur qu’elle n’avait guère retrouvée depuis que, dans la petite chapelle vouée à saint Christophe, à Lauzargues, elle priait pour que Dieu prît en pitié son amour difficile. Et ce fut avec un grand bonheur qu’à l’instant de la communion elle reçut l’hostie des mains d’un vieux prêtre. Tandis qu’elle priait pour l’âme de son ami et pour tous ceux qu’elle aimait, Hortense sentait que son cœur s’allégeait, se purifiait… Et puis, brusquement, ce fut à nouveau l’horreur.

Elle avait eu vaguement conscience, depuis quelques instants, d’une présence auprès d’elle mais, emportée par sa prière, elle n y avait pas prêté attention. Ce fut quand elle entendit, chuchoté d’une voix pressante : « Il faut que je vous parle ! Je vous en supplie, écoutez-moi… » qu’elle comprit. Butler l’avait suivie et à présent il était là, à ses côtés.

Comme si elle avait aperçu un serpent, Hortense se leva, voulut s’écarter, mais il la retint :

— Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre. Ici, vous devriez être rassurée : vous ne risquez rien…

Hortense jeta un rapide regard aux quelques personnes qui se trouvaient autour d’eux. La messe s’achevait. Bientôt le chœur allait se vider et la proximité de cet homme lui donnait la nausée.

— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le vite, fit-elle avec rudesse. Je vous accorde deux minutes, pas une de plus ! ajouta-t-elle en jetant un regard à la petite montre pendue à sa ceinture. C’est plus que vous ne méritez !

— Vous me détestez tellement ? Vous me haïssez à ce point…

— Je viens de communier. Je n’ai plus droit à la haine. Mais je ne veux plus vous voir, jamais ! Après ce que vous avez fait…

— Il faut me comprendre. Quand j’ai vu cet homme entrer chez vous, quand j’ai deviné les soins dont vous alliez l’entourer, j’ai senti une effroyable jalousie me mordre au cœur. Je vous l’ai dit : je ne peux pas supporter qu’un autre vous aime et coure la chance d’être un jour aimé. Quand vous regardez un autre homme, il me semble qu’on me vole quelque chose…

— Vous êtes complètement fou, je crois…

— C’est vrai : je suis fou. Fou d’amour pour vous, fou de vous… la seule idée de ne plus vivre auprès de vous, dans votre orbite, me fait voir rouge. Je voudrais tant retrouver les heures si douces que nous avons vécues ensemble, à Morlaix !…

— Vous avez tout fait pour rendre ce retour impossible à jamais…

— Au moins, laissez-moi être votre ami…

— Vous voilà devenu bien modeste dans vos exigences ? Mais vous avez tué celui qui était pour moi un ami cher et vous n’imaginez tout de même pas que je vais vous offrir sa place ?

— Pourquoi pas ? Vous avez plus que jamais besoin d’être protégée, défendue. Vous allez à une catastrophe si vous vous obstinez à poursuivre le but que vous vous êtes fixé. Vous ne savez pas combien j’ai peur pour vous…

— Et c’est cette peur qui vous a poussé à abattre mon meilleur rempart ? Finissons-en, monsieur Butler ! Aussi bien les deux minutes sont écoulées. Si vous voulez que je cesse de penser à vous avec horreur, allez-vous-en ! Sortez de ma vie et n’y revenez jamais. Votre présence en fait un véritable cauchemar. Si vous voulez que j’en vienne à penser à vous plus doucement, éloignez-vous de moi. Pour l’instant, je crois que je ne pourrais même pas vous regarder en face : vous ne m’avez fait que du mal, mais ce mal, je peux vous le pardonner si vous l’admettez enfin.

— Non ! fit-il avec obstination. Vous ne comprenez pas. Je ne veux pas vous faire de mal puisque je vous aime. C’est vous seule qui, par votre entêtement, me poussez à vous en faire…

— Songez un peu où nous sommes et devant qui vous parlez ! fit Hortense en désignant le haut retable et la croix qui le dominait. Moi, j’ai dit tout ce que j’avais à dire.

Bousculant légèrement les chaises dans sa nervosité, elle s’éloigna. Pas assez vite cependant pour ne pas l’entendre dire :

— Je saurai bien vous protéger malgré vous. C’est cette femme qui vous est néfaste, cette Felicia…

Le cœur arrêté, Hortense vacilla sur ses jambes et dut s’appuyer à un pilier. Elle avait l’impression que le sol se dérobait sous elle et un malaise lui vint. Si, à présent, ce misérable fou décidait de s’en prendre à Felicia ? Un coup de pistolet est si vite parti…

Une dame cependant s’approchait d’elle et demandait si elle se sentait mal.

— Oui, murmura Hortense, la tête me tourne. Si vous vouliez être assez aimable pour m’accompagner jusqu’à une voiture…

Et ce fut appuyée sur cette inconnue qui sentait la fleur d’oranger et les voiles de crêpe qu’Hortense quitta l’église. Un fiacre passait. La dame l’y installa.

— Au palais Palm ! dit Hortense au cocher après avoir remercié l’aimable femme. Allez doucement.

— C’est pas bien loin, dit l’homme.

— Peut-être, mais vous n’y perdrez rien. Mieux encore ! Arrêtez-vous dès que vous aurez tourné le coin du Graben et attendez !

Tandis que le cocher gagnait l’endroit qu’elle lui avait indiqué, Hortense se retourna et, par la petite lucarne arrière, examina les abords de la cathédrale. Ainsi qu’elle le pensait, la voiture n’avait pas fini de traverser la vaste place que Butler apparaissait sous le portail, jetait un regard circulaire puis, remettant son chapeau, se dirigeait vers l’endroit où Hortense avait indiqué au fiacre de s’arrêter.

Bien abritée dans la voiture, la jeune femme vit Butler passer tout près d’elle et remonter le Graben d’un pas rapide. Elle se pencha et appela son cocher :

— Voyez-vous cet homme qui vient de passer, en costume vert avec des cheveux roux ?

— Ça serait difficile de pas le remarquer avec une pareille tignasse.

— Je veux savoir où il va. Un florin pour vous si vous parvenez à le suivre.

— Ça non plus ne devrait pas être trop difficile. Il marche vite…

Butler n’alla pas loin. Il entra dans un café qui se trouvait sur le Graben en face de la colonne de la Sainte-Trinité. Aussitôt, Hortense demanda à son cocher d’aller voir ce qu’il y faisait et s’il semblait décidé à y rester. L’homme revint peu après :

— Il ne va sûrement pas s’éterniser ici. Il a commandé un café et refusé les journaux. On attend ?

— On attend.

Cela dura moins longtemps qu’on ne pouvait le craindre. Une demi-heure plus tard environ, un homme sortit du café et Hortense étouffa une exclamation de surprise. C’était bien Butler, mais ce n’était plus le même homme. En dépit de la température douce, un manteau à triple collet cachait l’habit vert. Le chapeau noir était le même, mais les cheveux qu’il laissait voir étaient de longues mèches noires et plates. Des lunettes achevaient la transformation, et il fallait l’attention aiguë avec laquelle Hortense guettait pour qu’elle ne fût pas dupe de ce déguisement. Eût-elle moins bien connu son tourmenteur qu’elle l’eût laissé filer sous son nez en toute innocence.

— Le voilà ! dit-elle au cocher. L’homme au manteau noir…

— Vous êtes sûre ? Mais c’est pas le même ?

— Oh si, c’est bien le même. Suivez-le !

— Si vous le dites… Faut croire qu’il a dû se changer dans les toilettes. Doit connaître quelqu’un dans ce café et, avec de l’argent, on fait de grandes choses.

— C’est exactement ce que je vous disais tout à l’heure.

La course s’acheva plus vite que prévu. Le manteau à triple collet et son possesseur gagnèrent simplement la Schenkenstrasse et pénétrèrent dans une maison d’assez belle apparence qui se trouvait presque en face du palais Palm. Devant lequel d’ailleurs stationnait la voiture de Maria Lipona.

— L’était écrit que j’aurais pas une grande course, bougonna le cocher d’Hortense. Z’aviez bien dit au palais Palm, d’abord ?

— Oui. Arrêtez-moi devant la porte. Et merci de votre aide ! Voilà deux florins.

Enchanté de l’aubaine, l’homme au fiacre déposa Hortense et s’en alla en sifflant joyeusement. La jeune femme rentra chez elle plus que songeuse. Elle imaginait sans peine Butler armé d’une lunette marine et observant à longueur de journée ce qui se passait de l’autre côté de la rue. C’était, bien sûr, une chance de l’avoir découvert mais il n’en représentait pas moins un danger de tous les instants.

— Mon Dieu, Hortense, d’où sortez-vous ? s’écria Felicia lorsque son amie pénétra dans le salon jaune où elle s’entretenait avec Maria Lipona. On dirait que vous avez vu le diable ?

— C’est presque cela. J’ai vu ce misérable Butler, je lui ai parlé… et je peux vous dire qu’il habite juste en face de nous.

Rapidement, bien qu’interrompue sans cesse par Felicia qui lui reprochait d’être sortie seule à pied et sans prévenir personne, Hortense raconta son aventure et les conclusions sans gaieté aucune qu’elle en avait tirées. Quand elle eut fini, les deux femmes gardèrent un moment le silence. Puis la comtesse Lipona soupira :

— Vous ne pouvez pas rester plus longtemps ici. Venez vous installer chez moi…

— Il a très bien su en sortir, dit Felicia, il saura tout aussi bien y rentrer. Et puis il est inutile de vous faire courir un risque supplémentaire !

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Ma maison n’est tout de même pas un moulin. On peut en sortir facilement, mais pour y entrer c’est une autre affaire. Même chose pour le risque : j’ai mes gens qui sont tout à fait capables de me défendre, surtout contre un homme seul. D’ailleurs, dès l’instant où l’on nous attaque, personne ne nous empêche de faire appel à la police. Ne sommes-nous pas de paisibles habitantes de Vienne ? Croyez-moi toutes deux : faites vos paquets, fermez cette maison et venez habiter in casa Lipona !