— Je lui préférais de beaucoup le canapé de votre petit salon. J’étais plié en deux mais j’étais près de vous et cela me donnait la délicieuse impression de tenir quelque place dans votre vie…

— Le service que vous m’avez rendu vous donne droit à une place que personne ne pourra vous prendre, mon ami…

Et elle lui tendit une main sur laquelle il appuya des lèvres passionnées mais qu’elle lui reprit au bout d’un instant…

— A présent, rentrez chez vous. Moi, je vais enfin dormir. Mais revenez demain soir…

— Demain ? Je peux ?…

Elle eut un éclat de rire :

— Pour dîner, bien sûr ! Qu’allez-vous imaginer ?…

CHAPITRE XI

LA CONSPIRATION DES FEMMES

Dans sa retraite campagnarde, Hortense apprit, avec un mélange de soulagement et de tristesse, la mise hors de combat de celui qu’il fallait bien appeler son ennemi. Une coquette se fût réjouie secrètement d’avoir poussé un homme jusqu’à un tel degré de folie. Elle déplorait sincèrement l’entêtement criminel de Patrick Butler qui, non content d’avoir poursuivi deux femmes d’une assez misérable vengeance, prétendait de surcroît se faire aimer, contre toute logique, en employant l’obsession et la force.

— Il eût été si simple d’essayer de devenir un ami au lieu de se comporter comme un fauve furieux ! soupira-t-elle.

— Après ce qu’il nous avait fait, à l’une comme à l’autre, il lui était tout de même difficile de venir nous demander béatement notre amitié, répondit Felicia. Il a délibérément choisi la violence parce que c’est la seule voie qui convienne à son caractère…

— Il eût peut-être été différent si je l’avais aimé ?

— Sincèrement, je ne le crois pas. Souvenez-vous de ce qu’il vous a dit, lorsque nous sommes allées à cette réception chez lui : « Quand on veut une femme, on y parvient toujours. C’est une question de temps, de patience, d’habileté, parfois d’argent et rien de plus. » C’était assez clair…

— Il a rempli son programme : il m’a eue.

— Ne confondez pas. Il ne vous a jamais eue. Il a possédé votre corps, par force et par ruse mais il n’a jamais rien eu de votre moi véritable. Et grâce à Dieu, cette pénible expérience n’a pas eu de suites. Il faut la classer au chapitre des mauvais rêves et l’oublier comme j’oublierai désormais mon séjour à la Force.

— Et… s’il guérit ? Après tout, cela peut arriver ?

— Avouez, chère hypocrite, que cette idée ne vous séduit guère ? Eh bien, s’il guérit, ce ne sera pas avant longtemps. Nous aurons disparu bien avant. Du moins je l’espère…

— Vous croyez ? dit Hortense, désabusée. Il y a des moments où il me semble que nous sommes ici pour l’éternité…

— Et vous mourez d’envie de rentrer enfin chez vous, mon cœur. Je ne le sais que trop, mais je vous promets que nous allons tout faire pour en finir rapidement. J’avoue que moi aussi je m’impatiente et Palmyre est comme nous. Depuis la mort de Duchamp, le pavé de Vienne lui brûle les pieds. Il est vrai que les choses semblent se compliquer à plaisir…

Le duc de Reichstadt consacrait tout son temps au régiment auquel on l’avait affecté. Il ne quittait la caserne de l’Alslergasse qu’à la tête de ses soldats, et si son approche avait été difficile jusqu’à présent, elle était devenue tout à fait impossible. Ce dont enrageait Felicia. Elle ne comprenait pas qu’après leur tentative avortée le prince n’eût jamais essayé de reprendre contact avec celles dont il savait pourtant bien qu’elles lui étaient entièrement dévouées.

— On lui a donné un uniforme blanc et une poignée d’hommes à commander et le voilà content ! grondait-elle. N’est-il donc qu’un enfant que le premier jouet venu peut satisfaire ?

La comtesse Camerata qui arrivait à cet instant saisit la balle au bond :

— Je ne crois pas que ce soit cela, dit-elle. Il a toujours porté en lui l’âme d’un soldat et je crois sincèrement qu’en s’adonnant ainsi à la vie militaire, il croit entreprendre une préparation à sa vie de futur monarque…

— En tant que simple chef de bataillon ? fit Hortense. Je ne vois là rien de bien excitant…

— Avant de devenir le général Bonaparte puis l’empereur Napoléon, son père a connu les grades subalternes, dit à son tour Maria Lipona, le petit le sait et je crois qu’il doit voir là une manière de s’identifier à lui…

Les quatre femmes déjeunaient sous les tilleuls près de la maison de vignerons où Hortense avait reçu l’hospitalité de Maria. Elle y avait noué amitié avec celle dont on disait qu’elle était le seul homme de la famille de Bonaparte et, à cette amitié, Felicia était venue se joindre tout naturellement. La princesse romaine et la nièce de l’Empereur s’étaient trouvé de nombreuses affinités. Toutes deux avaient vécu à Rome et y avaient des amis communs. Toutes deux avaient le goût des armes et la secrète passion de l’aventure. Elles se reconnurent au premier regard.

— Elles sont l’une comme l’autre de véritables amazones, traduisit Maria Lipona. Avec elles, nous pouvons parfaitement nous passer d’hommes…

— Avouez tout de même qu’un bon régiment nous donnerait plus de poids, dit Léone Camerata. En tout cas, nous aurions plus de chances d’intéresser mon beau cousin. J’ai appris que, cet hiver, il avait fait son commensal de ce traître de Marmont ? Faut-il qu’il soit démuni…

— Ne dites pas trop de mal de Marmont, intervint Felicia. Nous en avons fait un ami véritable… et un conspirateur très acceptable.

— Vous ne me ferez pas croire à la parfaite loyauté de cet homme. Il doit être amoureux de l’une de vous…

Il était agréable de bavarder ainsi, en prenant un bon repas sous l’ombre fraîche des grands arbres avec toute la ville de Vienne étalée à leurs pieds.

Depuis quelques jours, une lourde chaleur sévissait sur la ville, fermant les volets pour tenir les habitants au frais de leurs maisons et faisant fuir les plus fortunés vers leurs maisons des champs, des bois ou des lacs. Felicia et Hortense refusèrent néanmoins l’invitation que leur adressait Maria de s’attarder à Cobenzl. Elles préféraient rester en ville afin de s’y trouver prêtes à toutes les éventualités. Cela leur permettait aussi de garder un contact plus étroit avec Marmont, que Camerata ne voulait pas voir, mais qui était devenu cependant la meilleure source d’information de Felicia touchant les allées et venues du 60e régiment d’infanterie hongroise et de son jeune commandant.

En rentrant, ce soir-là, elles furent frappées par le calme un peu oppressant des rues où s’attardait une chaleur orageuse. La Schenkenstrasse était à peu près déserte et le palais Palm, où la duchesse de Sagan n’était pas revenue – Wilhelmine s’était installée pour l’été en Bohême dans son manoir de Ratiborsitz, près de Nachod –, ressemblait assez à un mausolée. Mais l’épaisseur des pierres y entretenait une agréable fraîcheur et le silence qui y régnait depuis le départ de la duchesse en faisait un séjour estival somme toute acceptable.

Marmont vint, comme chaque soir, boire un verre de porto – il avait pris cette habitude en Angleterre – et apporter les nouvelles du jour. Des nouvelles singulièrement sinistres qui glacèrent le sang des deux jeunes femmes : une épidémie de choléra venait d’éclater en Pologne et, selon les bruits qui commençaient à courir, le fléau se déplaçait en direction de la Bohême et de l’Autriche. Il serait question, au Ballhausplatz, d’établir un immense cordon sanitaire qui couperait l’Europe depuis la mer du Nord jusqu’à l’Adriatique. De toute façon, si la menace se précisait, il faudrait peut-être quitter Vienne.

— Cette chaleur anormale aide à véhiculer le mal et j’aimerais vous savoir à l’abri…, dit Marmont.

Felicia l’arrêta tout de suite.

— Pas question de partir avant d’en avoir fini avec ce que nous sommes venues faire. Où en sont les choses à l’Alslergasse ?

— Elles ne vont pas au mieux. Le prince se fatigue beaucoup trop. Ce ne sont que marches, contre-marches, manœuvres en tout genre. Le tout sous des uniformes qui ne sont pas faits pour la chaleur et dans lesquels il étouffe. L’archiduchesse Sophie essaie de le faire revenir à Schônbrunn où il aurait plus de fraîcheur mais il s’y refuse.

— Avez-vous essayé de le voir comme je vous l’avais demandé ?

— Bien sûr ! Il m’a reçu un instant, le pied à l’étrier, en s’excusant, d’une voix brisée, de ne pouvoir m’accorder davantage. « Le service avant tout, m’a-t-il dit avec un beau sourire, vous devez comprendre cela, monsieur le maréchal… »

— D’une voix brisée ? Que voulez-vous dire ?

— C’est le terme qui convient. Il est atteint d’une sorte de laryngite due aux commandements hurlés dans un air plein de poussière. Il tousse aussi et si vous voulez tout savoir, je l’ai trouvé pâle…

— On le dit incroyablement heureux de ce commandement minable qu’on lui a donné. Est-ce vrai ?

— Heureux ? je ne crois pas. Pas vraiment. Il cherche peut-être à s’étourdir. Prokesch lui manque…

— Si nous sommes menacés du choléra, cela l’achèvera. Il faut l’emmener le plus vite possible, dit Felicia. Demain, je vais à Schônbrunn et je demande une audience à l’archiduchesse Sophie.

— Est-ce que vous n’êtes pas devenue folle ? fit Marmont, ahuri.

— Pas du tout ! Vous dites qu’elle s’inquiète. Si elle l’aime vraiment… et je le crois – elle nous aidera.

— Mais enfin, Felicia, renchérit Hortense, vous connaissez l’étiquette des palais impériaux. Vous ne pouvez y entrer sans y être invitée.

— Croirait-on que je suis n’importe qui ? A moins que l’archiduchesse ne soit au fond de son lit – et encore ! – je vous dis qu’elle me recevra !

Et naturellement elle y parvint car le palais, impérial ou non, qui refuserait d’admettre la princesse Orsini quand elle avait décidé d’y pénétrer ne s’élevait pas encore sous le soleil. Après avoir subi l’examen d’un rutilant officier de la garde hongroise, doré sur tranches comme un missel, d’un chambellan noir discrètement soutaché d’argent et d’une dame d’honneur en léger taffetas puce – plus une attente de trois bons quarts d’heure ! – Felicia se retrouva en train de trotter derrière ladite dame d’honneur dans l’une des allées du parc.

En dépit de la rancune tenace qu’elle gardait à l’Autriche, Felicia aimait le palais de Schônbrunn. Elle aimait sa longue façade d’un jaune doux qui avait l’élégance d’un Versailles moins imposant et plus familier, elle aimait ses grâces qui évoquaient le siècle de la grande Marie-Thérèse et la joie de vivre de sa nombreuse progéniture, les jeux et les premiers rêves d’une Marie-Antoinette enfant et le charme d’un rondeau de Mozart. C’était une demeure faite pour la paix et la joie que l’on eût souhaitée sans gardes, malgré la splendeur et la gaieté de leurs uniformes. Ils évoquaient la guerre, même si leur faste rappelait le temps de ce que l’on appelait les guerres en dentelle.

Il faisait un temps idéal, point encore trop chaud. La grosse chaleur viendrait plus tard, comme le promettait la brume où s’enveloppait la Gloriette dont la colonnade, surmontée de l’aigle impériale, s’érigeait sur la colline, au bout des jardins d’eaux vives et de parterres fleuris.

En quittant le château, la dame d’honneur prit à gauche, vers le Jardin du Prince héritier ponctué en son centre par une belle fontaine des Naïades que l’on contourna pour se diriger vers la Ruine romaine. C’était un nymphée extrêmement romantique, un bassin chevelu de lys d’eau et de nénuphars qui s’étendait au pied d’une arche romaine artistement ruinée. L’archiduchesse Sophie était là.

Vêtue de mousseline blanche, une large ombrelle assortie ouverte au-dessus de sa tête, Sophie, lente et gracieuse, marchait à petits pas en tenant la main d’un tout petit garçon en robe bleu pâle qu’une gouvernante étayait de l’autre côté. Dans les flèches de lumière qui perçaient la voûte verte des grands arbres, le tableau était charmant. Le bébé, blond et bouclé – il devait avoir à peine un an – gazouillait et riait en agitant ses petits pieds de façon désordonnée et les deux dames riaient avec lui. Mais, en entendant crisser le gravier sous les pas des arrivantes, l’archiduchesse tourna la tête, se baissa vivement pour enlever son fils et le remit à la gouvernante.

— Emmenez François-Joseph et couchez-le, baronne ! Il faut qu’il se repose à présent.

— Aux ordres de Votre Altesse impériale ! Venez, monseigneur !

L’archiduchesse la regarda s’éloigner sous les arbres puis se retourna franchement et, après avoir congédié sa dame d’honneur d’un geste gracieux, elle attendit calmement que Felicia eût achevé sa profonde et parfaite révérence.