— En vérité, princesse, dit-elle enfin, vous semblez posséder le don de deviner les pensées. Voici quelque temps déjà que je souhaitais vous voir et je ne savais trop comment vous faire venir ici sans éveiller les curiosités.
— Votre Altesse impériale me couvre de confusion. Je n’osais même pas espérer qu’elle se souvînt encore de moi…
Sophie se mit à rire, un joli rire clair qui rendit son adolescence à son beau visage sérieux.
— Dieu, que l’humilité vous va mal, ma chère ! Vous n’ignorez certainement pas que vous avez un visage difficile à oublier. Mais puisque vous avez demandé à me parler, prenons les choses par leur début. Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?
Avec sa spontanéité tout italienne, Felicia se laissa tomber à genoux au beau milieu de l’allée sans prendre autrement souci de sa robe de jaconas jaune citron brodée de fleurs blanches au plumetis.
— Votre Altesse impériale doit bien s’en douter ? Je viens la supplier de nous aider à donner un empereur à la France.
— Rien qu’à la France ? Et pas à l’Italie ? Vous me surprenez… Mais pour l’amour de Dieu, relevez-vous. Si l’on vous voyait ainsi à mes pieds on se demanderait quel crime vous avez commis…
— Pourquoi un crime ? Pourquoi ne demanderais-je pas une grâce ?
— Parce que, dans cette cour où règne Metternich, on ne choisit jamais l’explication la plus simple. Mais venez et allons nous asseoir près du nymphée. Nous y serons au frais et hors de portée des oreilles indiscrètes qui se cachent volontiers derrière les arbres… D’autant que vos propos ne sont pas de ceux que l’on peut qualifier d’innocents.
Elles s’installèrent sur le bord du bassin où des sièges étaient ménagés et où leurs amples jupes firent éclore de grandes fleurs claires. Un moment, elles gardèrent le silence, goûtant la fraîcheur de la vieille ruine moussue, écoutant le chant des oiseaux. L’archiduchesse avait refermé son ombrelle et, de la pointe, dessinait sur le sable des signes incompréhensibles. Retenue par l’étiquette, Felicia n’osait parler tant que Sophie se taisait. Finalement, celle-ci se décida :
— Où prenez-vous que je puisse vous être d’une aide quelconque, princesse ? J’ai peu de pouvoir. L’empereur m’aime bien mais seul Metternich règne, ajouta-t-elle sans songer à dissimuler la colère qui faisait vibrer sa voix. On sait mon affection pour Franz… ou si vous préférez pour François. On me surveille et c’est pourquoi je pensais à vous. Je me demandais ce que vous deveniez et pourquoi vous ne donniez pas de vos nouvelles ?
— Votre Altesse impériale sait bien comment le départ pour Bologne du chevalier de Prokesch-Osten a fait échouer notre projet de fuite…
— C’est ce que j’ai appris, mais je vous avoue n’avoir pas compris. Le duc n’a pas à ce point besoin de Prokesch. Celui-ci aurait pu le rejoindre facilement. Il suffisait de savoir dans quel camp il choisissait de se battre…
— Sans doute, mais à ce moment-là, il n’était bruit aussi que de la rébellion des villes italiennes et d’une éventuelle accession du… duc de Reichstadt au trône de Modène qui eût fait un bon point de départ… pour une autre aventure.
— Êtes-vous naïve au point d’avoir attaché foi à cette fable ? D’avoir cru un seul instant que Metternich pourrait entrouvrir la cage ?… Je vois qu’en effet vous l’avez cru, mais les démentis sont venus assez vite. Qu’avez-vous fait depuis ?
— Pas grand-chose, je le crains, Altesse ! D’abord, il nous a été impossible de rencontrer le prince une nouvelle fois… et d’autre part nous avons perdu l’homme qui était l’âme de ce qu’il faut bien appeler notre complot. Nous en avons été désorientées…
— C’est fâcheux en effet mais, à présent, vous me semblez décidée à reprendre les choses où elles en étaient puisque vous voilà. Qu’attendez-vous de moi ?
— Que Votre Altesse impériale nous aide à rencontrer le prince. Rien qu’une fois ! Il doit bien venir ici de temps en temps ?
Un éclair de colère traversa les yeux d’un bleu transparent de Sophie.
— Jamais ! Il est tout entier à son nouveau métier. Oh, Metternich sait ce qu’il fait ! Et ce jeune sot qui se croit libre parce qu’il se retrouve hors de la Hofburg en compagnie de quelques centaines d’hommes qu’il a le droit d’emmener faire l’exercice. Et le tout, ajouta-t-elle avec une indicible amertume, dans un grade indigne d’un noble de bonne souche. Franz s’imagine qu’il respire mieux mais je sais qu’il se donne trop à cette tâche subalterne, qu’il risque d’y ruiner une santé qui n’est pas des meilleures. Et moi, je voudrais tant qu’il puisse vivre son rêve ! Mais je suis impuissante… misérablement !
Des larmes brillaient à présent dans ses yeux et Felicia, émue, retint le geste qui la poussait à prendre la main de cette jeune femme malheureuse comme elle eût pris la main d’Hortense ou de Maria.
— S’il venait ici, Altesse, pourrions-nous compter sur une aide ?…
— Vous savez bien que oui. Auriez-vous une idée ?
— Je crois. Il serait souhaitable que dans les jours à venir, disons… la semaine prochaine, Votre Altesse impériale exprime le désir de se faire présenter les derniers modèles reçus de Paris par Mlle Palmyre. Celle-ci, qui est des nôtres, viendrait accompagnée d’une de ses vendeuses. Elle apporterait aussi des cravates, des écharpes, des gants, tout ce qui peut séduire un jeune homme élégant…
— Encore faudrait-il que le jeune homme soit présent ?
— Si Dieu m’aide, je crois qu’il le sera…
— Souhaitons-le ! Et cette vendeuse, bien sûr, ce sera vous ?
— Non. J’ai mis trop d’insistance à réclamer audience tout à l’heure. Je craindrais d’être reconnue. Ce sera Mme de Lauzargues…
— A-t-elle votre pouvoir de persuasion ?
— Je l’espère. Mais elle aura seulement un message à délivrer. Quant à Votre Altesse impériale, si elle le veut bien, elle n’aura rien d’autre à faire que conduire les deux femmes chez le prince.
Felicia donna encore quelques explications complémentaires, mais le sourire de Sophie l’avait renseignée : elle avait là une alliée véritable. L’archiduchesse aimait et, comme toutes les grandes âmes, elle était prête à sacrifier son amour à la gloire de l’homme qu’elle aimait. A moins qu’elle ne vît plus loin ? Si les hasards du destin, en la rendant veuve, pouvaient la conduire elle aussi au trône de France ?
Sophie devina-t-elle la pensée qui venait de traverser l’esprit de sa visiteuse ? Toujours est-il qu’elle reprit aussitôt cet air de majesté qui lui était tellement naturel. Si une femme avait été créée pour le règne, c’était bien elle…
— J’aurai peine à le voir s’éloigner, dit-elle, mais un homme doit aller vers le destin pour lequel il est né. Franz parti, je ne songerai plus qu’à mon fils et n’aurai trêve ni repos jusqu’à ce qu’il coiffe la couronne de Charles Quint. Car je ferai en sorte qu’il soit digne de la porter. A vous revoir bientôt, princesse Orsini !
L’audience était achevée. Felicia se leva, plia le genou avec un respect sincère et baisa la main que Sophie lui tendait. Puis, elle revint lentement vers la fontaine des Naïades où l’attendait la dame d’honneur qui l’avait amenée. Elle emportait beaucoup d’espoir et, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à de l’amitié pour un membre de la famille impériale d’Autriche. Il est vrai que Sophie était bavaroise…
En quittant Schônbrunn, elle ordonna à Timour de la conduire au Kohlmarkt, chez Palmyre, où elle demeura une grande heure, se faisant montrer des dentelles, des capelines, des canezous et des chapeaux de paille d’Italie… en parlant de choses qui n’avaient vraiment rien à voir avec les frivolités.
Trois jours plus tard, on sut par Marmont, toujours aussi bien renseigné, que le prince François participerait avec son régiment à des manœuvres d’inspection sur le glacis des remparts proches de la Hofburg. C’était l’occasion rêvée pour ce que voulait faire Felicia et, une bonne demi-heure avant l’arrivée des troupes, Hortense, Felicia et Palmyre se mêlaient à la foule des badauds qui, déjà, se rassemblait. Les Viennois, en effet aimaient les parades militaires autant que les grandes processions de la Sainte-Anne ou les parties de plaisir à la campagne. Ils éprouvaient une sorte d’orgueil à voir évoluer des troupes dont ils appréciaient en connaisseurs la belle tenue et le bel ordonnancement. Les femmes et les jeunes filles se montraient encore plus friandes de ce genre de spectacle et ce n’était, sous le clair soleil d’été, que robes bleues, roses, jaunes ou blanches mêlées aux charmants costumes dont on trouvait toujours, à Vienne, un large échantillonnage.
Ce jour-là, d’ailleurs, un bruit parti on ne sait d’où avait chuchoté que l’on verrait le duc de Reichstadt, et les femmes étaient peut-être encore plus nombreuses que d’habitude sur son parcours. En effet, nombre de jeunes cœurs – et de moins jeunes ! – battaient pour ce prince si beau, si charmant et auquel un destin malheureux conférait une auréole. On avait haï son père mais le petit Napoléon, comme disait Wilhelmine, faisait oublier les heures noires et emportait tous les suffrages. Aucun archiduc ne pouvait rivaliser avec lui pour le charme et l’élégance.
Quand les troupes apparurent, elles récoltèrent leur honnête part d’enthousiasme mais c’était lui que l’on attendait et cela se vit bien quand, en avant de la ligne blanche des uniformes, s’érigea sur la robe noire et lustrée de la jument Rouler la fière silhouette du prince. Les cris atteignirent au délire.
Sanglé dans son uniforme blanc et ses culottes bleu clair soutachées d’argent, crânement coiffé d’un bicorne verni noir à ganse d’or, les étoiles de diverses décorations brillant sur sa poitrine et un sabre courbe – celui-là même qui avait appartenu jadis au général Bonaparte – pendu à son ceinturon, François avait vraiment l’air d’un prince de légende.
Sa jument, fermement tenue en main, dansait une sorte de pas espagnol et lui, insoucieux des officiers et des gardes du corps qui le suivaient de près, souriait à tous ces visages, à tous ces sourires, à tous ces vivats…
— Comme il est beau ! souffla Hortense émerveillée.
— Comme il est maigre ! gronda Felicia. Bien plus qu’à notre dernier revoir…
— Comme il est pâle ! gémit Palmyre…
Mais, déjà, elle s’élançait, courait vers le prince au risque de se faire fouler aux pieds des chevaux en criant « Vive le duc de Reichstadt ! » et lui tendait le petit bouquet de roses qu’elle avait jusque-là porté à sa ceinture.
— Tiens, mon beau prince ! Elles te porteront bonheur !
— Venant d’une aussi jolie femme, j’en suis certain !
Il prit les fleurs et, en même temps, le petit billet plié que Palmyre lui fourrait entre les doigts. Mais déjà, on écartait la jeune femme sans toutefois la molester parce que toutes les femmes présentes applaudissaient son geste hardi, en regrettant peut-être de n’avoir pas le courage d’en faire autant. Un instant plus tard, Palmyre, rouge et essoufflée, sa capote de soie corail garnie de muguet rejetée en arrière de sa tête, rejoignait ses compagnes en répondant joyeusement aux félicitations de ceux qu’elle côtoyait.
— Je n’ai pas pu m’en empêcher, expliquait-elle en riant. Ça a été plus fort que moi. Il est si charmant !
Hortense et Felicia la réprimandèrent hypocritement pour le danger « vraiment gratuit » qu’elle avait couru, mais elle haussa les épaules, récitant à merveille sa leçon :
— Avec un pareil cavalier, je n’avais rien à craindre. Et puis c’était si amusant !
Le petit remous causé par l’incident se calmait. L’attention se reportait sur le prince, qui s’éloignait en respirant ses roses avant de les glisser à son ceinturon, et sur les soldats qui s’en allaient prendre leur position. La manœuvre d’inspection allait commencer… Les trois jeunes femmes en profitèrent pour s’esquiver.
— Avez-vous réussi ? chuchota Felicia quand elles rejoignirent leur voiture.
— Oui. Il a le billet. Il n’a même pas marqué de surprise. Peut-être a-t-il cru à une lettre d’amour ?
— Auquel cas, il ne le lira même pas ! fit Hortense.
— Allons donc ! Quand on est fait comme lui, on lit toujours une lettre de femme. Au moins une fois avant de la jeter au panier. Mais cela m’étonnerait qu’il jette celle-là. Il la brûlerait plutôt…
— En effet, le billet n’avait rien du poulet galant. Il ne contenait que onze mots : « Allez au plus tôt à Schônbrunn. Il y va d’un empire… »
— Il n’y a plus qu’à attendre, conclut Felicia.
Elles attendirent cinq jours. Cinq jours qui parurent durer une éternité. Mais enfin, au matin du sixième jour, une arpette de chez Palmyre vint porter une lettre de sa patronne au palais Palm : l’archiduchesse Sophie demandait que la modiste vînt dès le lendemain au palais de Schönbrunn lui présenter ses dernières nouveautés.
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