— Cette fois, dit Felicia à Hortense, c’est à vous de jouer, ma chère amie ! Timour vous conduira ce soir chez Palmyre où vous coucherez afin d’être à pied d’œuvre et bien dans votre rôle dès demain matin.
Le soleil et la chaleur avaient fait place à d’épais nuages et à une certaine fraîcheur, grâce à un orage violent qui avait sévi dans la nuit, quand la voiture de Palmyre, contenant les deux jeunes femmes plus une pile impressionnante de cartons, franchit les deux obélisques soutenant la grille du château. Ces obélisques étaient curieusement surmontés d’aigles napoléoniennes, souvenirs du passage de l’Empereur après Wagram et conservées Dieu sait pourquoi. Peut-être à cause de leur grande beauté. Mais ce souvenir historique inattendu parut à Hortense de très bon augure.
Le cœur lui battait un peu fort, encore qu’elle n’éprouvât aucune crainte. C’était plutôt l’excitation de l’aventure et aussi l’idée que, dans un instant, elle approcherait de nouveau le jeune prince qui avait pris tant de place dans sa vie. Allait-elle se montrer à la hauteur de la tâche qu’on lui avait confiée ?
Pour cette importante visite, les deux jeunes femmes s’étaient habillées avec un soin tout particulier. Ne devaient-elles pas faire admirer le goût français ? Palmyre portait une robe de satin mat pékiné bleu pervenche et blanc sous un petit spencer de velours du même bleu. Une crosse de marabout blanche ponctuait sa capeline bleue. Hortense, elle, se contentait d’une robe de batiste blanche à volants dentelés qu’une large ceinture de rubans verts serrait à la taille. Les mêmes rubans nouaient sous son menton un charmant cabriolet garni de roses pâles. Elles étaient tout à fait charmantes ainsi que les en assurèrent les regards attendris des soldats de garde.
Précédées de deux laquais surchargés de cartons, elles en suivirent un troisième sur le long chemin des appartements de l’archiduchesse dont les fenêtres donnaient sur la cour d’honneur.
Il était encore tôt le matin et les deux jeunes femmes s’attendaient à ce qu’on les reçût en négligé. Ce qui eût été plus commode sans doute pour d’éventuels essayages, mais quand on les introduisit dans le petit salon d’angle donnant sur une terrasse ensoleillée, elles purent constater que Sophie, habillée de pied en cap était, en dépit de l’heure, tirée à quatre épingles. Pas un cheveu ne dépassait de sa chevelure savamment lustrée et sa robe de percale bleu ciel à fichu de dentelle semblait sortir tout droit du repassage. Assise à un petit bureau semi-circulaire en bois de citronnier dont la courbe s’achevait de chaque côté en jardinières garnies de roses fraîches, elle écrivait d’une main rapide et ne leva pas la tête à l’entrée de ses visiteuses :
— Je suis à vous dans l’instant, dit-elle seulement.
La lettre, en effet, fut vite achevée. Sophie la relut, la sabla, la cacheta et la déposa devant elle sur le bureau. Puis elle se leva.
— Eh bien, dit-elle, que m’apportez-vous là ?
Le déballage des robes et des multiples objets que contenaient les cartons parut interminable à Hortense. L’archiduchesse regardait, disait un mot mais ne semblait pas s’intéresser véritablement à ce qu’on lui montrait. Avec une certaine inquiétude, Hortense remarqua la pâleur de son visage et les larges cernes qui marquaient ses yeux d’un bleu aigue-marine. Visiblement, elle faisait un effort sur elle-même pour parler chiffons et frivolités. Néanmoins, elle choisit deux robes, un bonnet de mousseline, un joli châle brodé et une robe d’enfant pour le petit François-Joseph…
— Nous avons aussi de belles choses pour un homme, dit enfin Palmyre. Des cravates de cachemire, des écharpes blanches à franges d’or, des nœuds d’épée…
Sophie la regarda et ne répondit pas tout de suite. Elle donnait l’impression de livrer quelque combat intérieur et Hortense sentit son cœur se serrer. L’archiduchesse allait-elle se raviser ? Naturellement, elle ne dit rien mais son regard, comme d’ailleurs celui de Palmyre, se chargea d’une muette supplication. Sophie poussa un soupir :
— Mon auguste époux, l’archiduc François-Charles, ne s’intéresse pas à la toilette. Ces recherches lui sont étrangères mais… Elle prit un temps qui mit de nouveau ses visiteuses à la torture. Ce qu’elles souffrirent alors dut se lire clairement sur leurs visages car, soudain, Sophie eut un fugitif sourire :
— Mais notre neveu, monseigneur le duc de Reichstadt s’y intéresse comme il convient à un jeune homme. Nous pourrions aller jusque chez lui ?…
Le soulagement de Palmyre s’exhala en un imperceptible soupir mais elle était devenue toute rouge…
— Il est vrai, murmura-t-elle, que Monseigneur est d’une élégance… célèbre. Ce serait un honneur pour ma maison que servir…… ne fût-ce qu’une fois, un aussi grand prince.
L’archiduchesse sourit à nouveau mais, cette fois, son sourire se teinta de mélancolie.
— Je n’en doute pas, dit-elle. Je vais vous conduire. Vous serez reçues plus sûrement.
Palmyre et Hortense suivirent la robe bleue de Sophie à travers une enfilade de salons qui comptaient parmi les plus beaux du palais : salon Rouge, salon des Souvenirs, des Tapisseries, des Millions, dont les marqueteries de bois de rose et les arabesques de bronze doré encadraient une inestimable collection de miniatures chinoises, des Miniatures et enfin des Porcelaines, ravissante et fraîche pièce dont les vernis anciens, bleus et blancs, imitaient la porcelaine à la perfection. Mais, quelle que fût la somptuosité de ces salons, ils gardaient quelque chose d’intime, de familial, peu courant dans une demeure impériale.
De même, la fameuse étiquette Habsbourg semblait s’adoucir entre les murs de Schönbrunn. Pas de gardes, pas de valets sinon celui qui, devant l’archiduchesse, ouvrait les portes et celui qui, chargé de deux cartons, fermait la marche. Seul, dans le salon des Porcelaines, un aide de camp faisait les cent pas. Il s’inclina profondément devant Sophie :
— Voulez-vous voir, capitaine Foresti, si le duc peut recevoir des fournisseurs ?
Il pouvait apparemment et les trois femmes pénétrèrent dans une grande chambre tendue d’admirables tapisseries tissées à Bruxelles au siècle précédent et représentant des scènes de la vie militaire. Un grand paravent de laque chinoise dissimulait le lit et une haute glace rococo flanquée de candélabres chargés de bougies reflétait la lumière des fenêtres.
— On dit, avait expliqué Palmyre à Hortense, qu’il habite la chambre où son père a couché après Austerlitz et après Wagram.
Et Hortense ne put se défendre d’une petite émotion en pénétrant dans ces lieux où avait vécu l’illustre parrain qu’elle n’avait jamais vu de son vivant.
— Nous venons te tenter, Franz ! dit gaiement l’archiduchesse en pénétrant dans la pièce, et j’espère que nous ne te dérangeons pas ?
Le duc sourit en venant gendre la main de sa tante pour la baiser avec une visible tendresse.
— Tu ne me déranges jamais ! Et puis, tu vois, je ne faisais rien sinon contempler le parc. Il est particulièrement beau ce matin. Qui sont ces dames ?
— La fameuse Mlle Palmyre, de Paris et l’une de ses vendeuses. Elles viennent te montrer des merveilles…
Pliées en deux par leurs révérences, Palmyre et Hortense n’avaient pas encore levé les yeux sur le prince, désagréablement frappées qu’elles étaient par l’enrouement pénible de sa voix. Mais quand elles se redressèrent, Hortense put voir que le regard de François était fixé sur elle et que ce regard souriait.
— Des merveilles ? Vraiment ? Il y a longtemps qu’on ne m’a offert des merveilles ! Puis il ajouta plus bas. Comment allez-vous, madame de Lauzargues ?
— Au mieux, monseigneur, puisque Votre Altesse veut bien se souvenir de moi et puisque j’ai le bonheur de revoir mon prince, souffla Hortense.
Mais Sophie protestait :
« Tu es imprudent, Franz ! Pas de noms ! » Et, plus haut, elle ajouta : Montrez donc à monseigneur ces belles cravates de cachemire de tout à l’heure. Elles devraient lui plaire.
Déjà Palmyre ouvrait des cartons, sortait un flot d’étoffes et commençait, en forçant un peu le ton de sa voix, à vanter la qualité de ce qu’elle présentait :
— Nous n’avons pas que des cachemires. Voici des satins de la Chine, des soies mates du Chantung, des passementeries filées d’or…
Elle parlait, parlait et, masqués par ce bourdonnement, Hortense et le prince purent échanger quelques phrases.
— Vous n’avez donc pas renoncé ainsi que je le pensais ?
— Non, monseigneur. On me charge de dire à Votre Altesse que tout sera prêt pour le soir qui lui plaira. Et le plus tôt sera le mieux. En été, il y a toujours beaucoup de mouvement sur les routes. Nous passerons inaperçus.
— Quel est votre plan ?
— Toujours le même : vous voyagerez sous mon aspect jusqu’au-delà de la frontière. L’important est de gagner Paris au plus vite…
— Et vous-même ? Je vous l’ai dit, je ne veux pas vous laisser derrière moi.
— Soyez sans crainte. Je vous suivrai à quelques heures avec Palmyre qui rentrera sous le prétexte de sa mère malade. D’ailleurs, elle souhaiterait vous servir à Paris. Quant à la comtesse Camerata…
— Est-elle donc revenue ?
— Mais oui. C’est elle qui, depuis la mort du colonel Duchamp, est notre meilleur lien avec les comités bonapartistes et, bien sûr, avec la famille impériale. Elle nous prêtera main-forte au soir de l’évasion puis gagnera Paris par ses propres moyens…
Le prince fut pris d’une toux sèche qui mit du rouge à ses pommettes.
— Comment voyez-vous mon départ ?
— C’est assez simple si Votre Altesse veut bien rester ici quelques jours et prendre l’habitude d’une promenade du soir avec l’archiduchesse. Au soir prévu, cette promenade devra avoir pour but le grand obélisque qui se trouve le plus près du mur d’enceinte. Une voiture attendra de l’autre côté et, le mur franchi, elle vous ramènera au palais Palm dont vous partirez aussitôt. On vous aidera à franchir le mur cependant que l’archiduchesse s’évanouira… et n’appellera au secours qu’assez tard. Cela ne demande, comme Votre Altesse le voit, qu’un peu d’audace et beaucoup de chance. Reste à choisir le jour…
Le prince réfléchit un instant et sourit à Palmyre, visiblement à bout de souffle. Alors, élevant la voix, il déclara :
— Tout ceci me plaît beaucoup. Mais je voudrais certaines modifications. Pourrez-vous me livrer dans une semaine ? Nous sommes jeudi. Peut-être jeudi prochain ?
Palmyre poussa un soupir de soulagement qui s’épanouit en un grand sourire puis elle plongea dans une révérence.
— Nous sommes aux ordres de monseigneur. Il peut être certain que nous ferons tout pour le satisfaire. Ce sera pour jeudi.
Une demi-heure plus tard, Palmyre et sa fausse vendeuse remontaient dans leur voiture et, toujours saluées par les sourires et les clins d’œil des sentinelles, quittaient palais.
— Dieu, que j’ai eu peur ! dit Palmyre en se laissant aller dans le fond de la voiture et en desserrant les rubans de sa capeline. Je ne suis pas certaine d’être vraiment taillée pour les conspirations. Mon cœur bat comme si j’avais couru plusieurs lieues. Pourtant, tout s’est très bien passé, n’est-ce pas ?
— Sans doute, néanmoins, je vous avoue que la santé du prince m’inquiète. Cet enrouement, cette toux… Non, je n’aime pas cela.
— Il est certain qu’il est fatigué. Et il a peut-être pris froid. Le bon air de chez nous le remettra vite d’aplomb. Avez-vous vu comme il semblait heureux ?
— Oui… mais l’archiduchesse, elle, semblait bien soucieuse…
— C’est normal, dit Palmyre, décidée apparemment à voir tout en beau. Il va partir et elle l’aime. Il faudrait être plus qu’humaine pour envisager ce départ d’un œil joyeux…
Les quelques jours qui suivirent se passèrent en préparatifs. La princesse Orsini et la comtesse de Lauzargues firent savoir autour d’elles leur intention de regagner la France. La plupart de ceux avec qui elles étaient en relations ayant quitté Vienne pour leurs châteaux ou leurs maisons d’été, le tour en fut assez vite fait. Maria Lipona, elle, était aux anges en voyant se réaliser ce pour quoi elle luttait depuis des années. Elle avait bien l’intention de rejoindre ses amies en compagnie de Léone Camerata, car elle tenait essentiellement à participer à l’aventure française comme elle avait participé à l’aventure autrichienne. Seul Marmont était profondément triste et ne s’en cachait pas :
— J’ai peur qu’il ne se passe bien du temps avant que je ne vous revoie… toutes deux, dit-il. Même si… l’Empereur me rappelle, je crains que le peuple de France ne revoie pas avec plaisir le duc de Raguse ?
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