— Le peuple de France a un cœur aussi changeant que celui d’une jolie femme, riposta Felicia. Il va adorer notre Aiglon et il suffira que celui-ci déclare qu’il vous aime pour que ce peuple oublie même que vous avez défendu Charles X. Vous savez bien que c’est votre seule chance de rentrer un jour. Et soyez certain que nous ne laisserons pas Napoléon II oublier ce qu’il vous doit…

— J’en suis convaincu. Mais tant de jours sans vous voir !…

— Pensez à celui où vous me reverrez ! Cela vous fera prendre patience…

Chez un juif de la Josefstadt, Felicia vendit l’une de ses parures, diamants et émeraudes, pour faire face aux frais du voyage et de l’installation du prince à Paris. C’était le deuxième joyau important dont elle se défaisait et Hortense s’inquiétait de voir son amie se démunir ainsi.

— Vous savez bien que je les avais sacrifiés d’avance à notre cause. Notre empereur me rendra tout cela…

— Et… si nous allions échouer ?

Felicia se mit à rire :

— J’aurais toujours la ressource de rentrer à Rome. Grâce à Dieu, les Orsini ne sont pas encore dans la misère et il en restera bien quelques-uns pour m’accueillir. Enfin… il y a le jeu ! Mais pour l’amour du ciel, Hortense, cessez d’avoir des pensées aussi négatives…

— Vous avez oublié quelque chose dans votre énumération : il vous reste aussi Combert… et mon amitié. La vie n’y est peut-être pas très brillante, ni très passionnante mais…

— Pas passionnante ? avec tout ce qui vous est arrivé là-bas ? Vous êtes difficile ! – Elle ajouta, avec une soudaine gravité : – C’est vrai. Il me reste Combert et je ne l’avais pas oublié. Mais cela me faisait plaisir de vous l’entendre dire…

Était-ce d’avoir évoqué sa maison, cette nuit-là, Hortense eut du mal à s’endormir. Une fébrilité s’emparait d’elle à l’idée de retourner enfin là-bas. Il y avait des mois et des mois, maintenant, qu’elle était partie et le silence obstiné de Jean lui pesait et même l’angoissait. Une autre lettre de François était arrivée, quelques semaines plus tôt, sans apporter la moindre nouvelle de l’homme aux loups et Hortense, connaissant François, craignait que Jean lui eût interdit d’en donner.

Elle en fut même persuadée quand le lendemain – il existe de ces coïncidences ! – elle reçut un dernier billet de Combert. François n’y disait que peu de choses mais ces choses firent se serrer le cœur de la jeune femme : « Revenez, madame Hortense ! écrivait le fermier. Je vous en supplie, revenez aussi vite que vous pourrez. On m’a défendu de vous écrire et j’espérais toujours vous voir rentrer. A présent, il faut faire quelque chose. Vous seule pouvez défendre votre bonheur… si toutefois celui que vous aimiez représente toujours le bonheur pour VOUS.. »

Ayant lu, Hortense éclata en sanglots et Felicia, après avoir jeté un coup d’œil au billet, choisit de la laisser pleurer. Ces larmes, ces sanglots reflétaient trop clairement les mois de nostalgie et d’angoisse vécus par son amie pour qu’elle les arrêtât. Ce fut seulement au bout d’un long moment qu’elle vint s’asseoir auprès d’elle et l’entoura de ses bras.

— Plus que deux jours, mon cœur, et nous rentrons ! Si cet homme vous écrit, c’est qu’il n’est pas trop tard.

— Croy… croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Sinon, il ne l’aurait pas fait. Il sait combien de temps il faut à une lettre pour arriver jusqu’ici et combien de temps il vous faut pour rentrer. Soyez tranquille, vous arriverez à temps… J’ai peur de vous avoir trop demandé en vous entraînant dans cette aventure. Mais je vais faire en sorte qu’elle se termine pour vous sans trop de dommage…

Le ton calme et déterminé de Felicia arrêta les larmes d’Hortense qui releva la tête.

— Que voulez-vous dire ?

— Que demain soir vous resterez ici tandis que j’irai à Schönbrunn avec Timour et Camerata. Si, à l’aube, je ne suis pas revenue, vous partirez. Sans attendre et sans chercher à en savoir davantage. Vous irez prendre la malle de Salzbourg et, de là, vous regagnerez la France. Non, Hortense, n’insistez pas. Ma décision est prise et je n’y reviendrai pas…

— Vous me punissez pour un moment de désespoir ? fit Hortense amèrement.

— Je ne vous punis pas, chère tête folle ! Mais je viens de mesurer que vous risquez de payer un prix beaucoup trop élevé pour une aventure, même impériale. Marmont restera avec vous…

Mais en apprenant le rôle qu’on lui réservait, le maréchal fit la grimace. L’idée de tenir compagnie à Hortense ne lui souriait qu’à moitié car, engagé par amour dans cette conspiration de femmes, il n’appréciait pas d’y jouer un rôle subalterne. Felicia s’attendait d’ailleurs à sa réaction et le ramena bien vite à une plus saine compréhension du rôle d’un galant homme :

— C’est un poste de confiance que je vous donne. S’il nous arrivait, pour quelque raison que ce soit, de ne pas revenir, il faut que vous restiez, en apparence, tout à fait en dehors de cette histoire. Vous aurez alors à mettre Hortense en voiture, dès le matin, en direction de la France…

— Mais vous ?

— Vous aurez tout le temps de vous occuper de moi ensuite. Elle, il faut qu’elle parte. Au surplus, il n’a jamais été question que vous veniez à Schônbrunn. Pour franchir un mur et le faire franchir au prince, nous n’avons pas besoin d’être une demi-douzaine. Nous aurions l’air d’une bande de moutons affolés. Timour et moi entrerons dans le parc. La comtesse fera le guet dans la voiture. C’est l’affaire de quelques minutes. Après quoi nous rentrons. Vous verrez le prince à ce moment-là et vous pourrez conduire alors Mme de Lauzargues chez Palmyre qui l’attendra. A présent, voyez si, oui ou non, vous voulez vous conduire comme l’ami que j’espère avoir en vous ?

— Comme si vous ne saviez pas que je ne saurai jamais vous dire non ? J’exécuterai point par point ce que vous attendez de moi.

— C’est bien ainsi que je l’entendais ! conclut Felicia en adoucissant d’un éclatant sourire ce que sa phrase pouvait avoir d’un peu raide. Le sourire fit un miracle et Marmont, crédule comme un amoureux, vit poindre une faveur là où, l’instant précédent, il ne voyait qu’une effroyable corvée. Il ne restait plus qu’à attendre le soir et le moment tant espéré où leur destin à tous allait tenter de rencontrer l’Histoire.

A la tombée de la nuit, une voiture fermée appartenant à Maria Lipona déposait celle-ci au palais Palm où elle passerait la soirée en compagnie d’Hortense et de Marmont puis repartait, emmenant Felicia et Timour qui, pour la première fois de sa vie peut-être, voyageait à l’intérieur. Sur le siège, habillée en cocher et un haut-de-forme gris crânement planté sur l’oreille, Léone Camerata faisait claquer son fouet de façon tout à fait convaincante. Derrière l’une des fenêtres du palais, ceux qui restaient regardèrent la voiture disparaître dans la rue éclairée. Pour eux commençait une attente que l’angoisse allait rendre interminable mais qu’une grande espérance réchauffait de sa flamme…

La même espérance faisait battre très fort le cœur de Felicia tandis que, par la vitre baissée, elle regardait défiler les rues de Vienne nocturne. Tout à l’heure, avec un peu de chance, cette chance qui ne pouvait pas l’abandonner encore une fois, le prince dont elle rêvait depuis tant d’années serait assis auprès d’elle et accepterait de se laisser mener par elle vers un destin glorieux.

La nuit était belle et douce. Il avait fait chaud tout le jour, de cette chaleur pesante des pays centraux mais il avait dû pleuvoir quelque part et une agréable fraîcheur remplaçait la canicule, incitant les habitants de la ville à la flânerie nocturne. Des odeurs d’herbe coupée et de terre humide emplissaient l’air. Les couples étaient nombreux à se promener sous les arbres. Une bande d’étudiants passa, fredonnant la dernière valse de Lanner et Vienne, ce soir, n’était que douceur de vivre.

Sur son siège, la comtesse Camerata sifflait comme un vieux cocher de fiacre. On croisait d’autres voitures, ouvertes pour la plupart, d’où partaient les rires de jeunes femmes en robes claires et, parfois, l’écho d’une chanson reprise en chœur…

Quand on atteignit Schônbrunn, la nuit était tout à fait venue. C’était une nuit sans lune, une de ces nuits où il est facile de se cacher mais plus difficile de se repérer. Néanmoins, le faux cocher dirigeait son attelage avec sûreté. Elle connaissait parfaitement les alentours du palais et savait à quel endroit il fallait franchir le mur pour atteindre rapidement l’Obélisque, lieu choisi pour retrouver le prince et Sophie.

Arrivée en face du palais et de ses grilles largement éclairées, la comtesse prit sur la gauche et engagea sa voiture dans une petite route plantée d’arbres qui longeait le mur d’enceinte, roula encore quelques instants et, finalement, s’arrêta après avoir engagé suffisamment son attelage sous les arbres pour qu’on ne pût l’apercevoir d’une voiture passant rapidement. Au surplus, celle des conspirateurs pouvait parfaitement abriter des amoureux en veine de solitude. D’après l’heure que Timour avait, durant plusieurs nuits, soigneusement vérifiée, la ronde qui faisait régulièrement le tour du parc était passée depuis dix minutes.

Felicia et Timour descendirent. Le silence était profond, troublé seulement, de temps à autre, par la fuite légère d’un petit animal des bois. Du haut de son siège, Léone Camerata murmura :

— Le Ciel soit avec vous ! Si vous avez besoin d’aide, sifflez trois fois. Je serai là dans l’instant…

— Tout devrait bien se passer. Le prince est jeune, entraîné aux exercices du corps. Franchir un mur n’est pas une affaire. Surtout avec l’aide de Timour qui pourrait le lui faire passer sur son dos. A tout à l’heure !…

Timour était déjà placé contre le mur, le dos courbé, les mains nouées ensemble. Felicia y posa le bout de sa botte et, d’un élan qui ne parut même pas lui coûter d’effort, Timour l’enleva jusqu’au faîte du mur où elle s’assit, attendant qu’il vînt la rejoindre à la force du poignet. L’instant d’après, tous deux se laissaient tomber de l’autre côté dans une herbe épaisse qui amortit leur chute.

— Sommes-nous loin ? chuchota Felicia. La comtesse dit que nous devons être tout près de l’Obélisque.

— Elle a raison. Quand je suis venu, j’ai regardé plusieurs fois par-dessus le mur et, quand je l’ai aperçu, j’ai compté les arbres depuis le bâtiment du coin. Viens…

Ils traversèrent un étroit espace boisé, atteignirent une allée qui longeait une charmille…

— Tiens, dit Timour. Voilà l’Obélisque !…

En effet, la flèche de marbre venait de se silhouetter dans la nuit. En trois bonds, les deux compagnons l’eurent atteint et s’approchèrent du petit bassin qui se creusait au pied.

— Je crois que nous sommes à l’heure, dit Timour. Est-ce que…

Il n’acheva pas. L’écho tragique d’une violente quinte de toux se fit entendre en même temps qu’apparaissaient Sophie et François. Mais dans quel état ! L’archiduchesse soutenait le jeune homme qui secoué par la toux semblait avoir peine à marcher. Aussitôt, Felicia et Timour furent près d’eux…

— Vous êtes là ? souffla Sophie. Alors, pour l’amour de Dieu, laissez-moi appeler, le ramener… Il a voulu venir à tout prix mais je ne peux pas le laisser partir en cet état…

Déjà Timour avait saisi le prince, le faisait asseoir près du bassin et trempait un mouchoir pour lui tamponner le front car il semblait sur le point de s’évanouir. La fraîcheur de l’eau parut le ranimer et il sourit à la large figure penchée sur lui.

— Ça va… aller mieux… dans un instant. Je… je pourrai vous suivre…

Mais Sophie attirait déjà Felicia à l’écart.

— J’ai tout fait pour l’empêcher de venir, souffla-t-elle, mais il n’a rien voulu entendre. Il a placé toute sa confiance en vous et il veut partir…

— Mais il va partir. Nous allons l’emporter…

— C’est impossible. Si vous l’emmenez à présent, il ne supportera pas le voyage. Voulez-vous donc ramener en France un cadavre ?

— Je crois que vous dramatisez, Altesse. Une quinte de toux ne signifie pas que le prince soit mourant…

— Sans doute… mais il n’en a plus pour longtemps. J’en ai acquis la certitude et, tenez !

Elle mit dans la main de Felicia un mouchoir qu’elle avait tiré de son corsage. Les yeux de Felicia étaient suffisamment accoutumés à l’obscurité pour qu’elle y distinguât des taches noires sur le linon blanc.

— Vous voyez ? Du sang… et il y en a autant sur le mouchoir qu’il tient devant sa bouche. Je vous en supplie renoncez à l’emmener ! Vous allez me le tuer…

— La vie qu’il mène ici le tue. Pourquoi donc la France ne saurait-elle le guérir ? Elle l’aime…