— Croyez-vous qu’elle l’attende vraiment ? Depuis des jours, j’interroge, je m’informe. Louis-Philippe semble assurer son pouvoir. Cela veut dire que vous allez devoir combattre… et lui aussi. Il mourra avant la fin de l’année si vous l’entraînez dans cette aventure. Ici, il peut survivre plus longtemps… si l’on m’écoute et si on lui trouve un meilleur médecin, car ce Malfatti qui le soigne est un âne. Moi je ferai tout pour le sauver. Même si je n’y crois plus guère…

Felicia ne répondit pas tout de suite. Elle savait bien, au fond d’elle-même, que tout était perdu, que son rêve était en train de mourir mais elle se raccrochait à cette passion qu’elle portait en elle, à ce désir éperdu d’arracher le fils de Napoléon à sa geôle dorée.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? soupira-t-elle enfin.

— Que vous lui disiez que les choses ne sont pas prêtes, qu’un passeport vous a été refusé… que Mme de Lauzargues est malade et ne peut partir. Il tient essentiellement à ce qu’elle quitte Vienne en même temps que lui… et comme elle n’est pas là ce soir… Il faut que l’impossibilité vienne de vous.

— Est-ce que Votre Altesse se rend compte de ce qu’elle me demande ? dit Felicia d’une voix brisée.

— Je sais ce que je vous demande. Mais c’est à un cœur de femme que je le demande. François… est perdu.

— En ce cas, il serait peut-être plus heureux de mourir sur la terre de France ?

— Oui. Si vous pouvez me jurer qu’il sera encore en vie lorsqu’il passera la frontière. Moi, je n’ai peut-être qu’une chance sur un million de le sauver. Cette chance, laissez-la-moi !

Felicia baissa la tête. Elle comprenait qu’elle luttait contre l’impossible, que le destin s’acharnait et qu’après avoir envoyé le père mourir sur un rocher africain, il avait condamné le fils à s’éteindre dans cette Vienne pleine de musique où cependant il n’avait pour l’aimer que cette jeune femme, si forte cependant, mais qui n’arrivait plus à cacher son désespoir. Car elle pleurait, à présent, la fière, l’orgueilleuse Sophie. Et – Felicia l’aurait juré – elle était prête à se jeter à ses genoux pour la convaincre de lui laisser les derniers jours de ce jeune homme qui, avec son fils, était son seul amour…

— Ne pleurez plus, Altesse, dit-elle enfin. S’il vous voit, il comprendra. Je vais lui parler. Puis… vous pourrez appeler tandis que nous nous éloignerons…

Lentement, elle revint vers le prince qui, étayé par la large épaule de Timour, se calmait peu à peu. Elle vit alors qu’une autre tache noire maculait la cravate blanche que le Turc avait desserrée…

— Eh bien… madame, dit-il en s’efforçant de sourire. Avez-vous… bien fait vos adieux à l’archiduchesse ?… Il est temps de partir… il me semble ?

— Pas ce soir, monseigneur ! C’est ce que nous venions dire à Votre Altesse…

— Nous ne partons… pas ? Mais… pourquoi ?

— Mme de Lauzargues est malade… incapable de voyager. Une mauvaise fièvre… Je ne peux l’abandonner.

— Ah !

Il y eut un petit silence, puis la voix enrouée qui semblait froisser du papier reprit :

— Vous avez raison de remettre. Pour rien au monde… je ne voudrais sacrifier… quelqu’un. Souvenez-vous : j’en avais fait une… condition primordiale pour mon départ… Eh bien… Ce sera pour une autre fois. N’est-ce pas ?

— Oui… sire. Une autre fois…

Vaincue par l’émotion, Felicia se laissa tomber à genoux et prit une main brûlante sur laquelle elle appuya ses lèvres. Dans l’ombre, elle distingua un sourire sur ce pâle visage :

— Il ne faut pas pleurer, dit François avec une infinie douceur… puisque ce sera… pour une autre fois… Pour l’heure… je vous dis adieu, princesse Orsini ! Soignez votre amie mais surtout gardez-vous bien jusqu’à… notre revoir. Vous m’êtes infiniment… précieuse…

— Quelques instants plus tard, Felicia et Timour repassaient le mur. On entendait déjà les appels au secours de l’archiduchesse dont les cris portaient loin.

— Qu’est-ce que ce vacarme ? Que se passe-t-il ? Où est-il ? interrogea fébrilement Camerata, dégringolée de son siège.

— Il ne viendra pas, Léone. Et je crois qu’il ne reverra jamais la France. Il est malade… très malade même. Tout est perdu !

Et Felicia l’indomptable, Felicia l’amazone se jeta dans la voiture et, pelotonnée dans un coin, sanglota éperdument comme une petite fille abandonnée dans le froid de l’hiver. Il lui semblait qu’elle n’avait plus aucune raison de vivre…

Le lendemain dans l’après-midi, la lourde berline de voyage emportant Hortense et Felicia quittait le palais Palm pour n’y plus revenir et roulait lentement sur les gros pavés de la Schenkenstrasse. Imposant et majestueux à son habitude, Timour tenait les rênes et, à l’intérieur, les deux voyageuses se taisaient, enfermées chacune dans ses pensées sans avoir même l’idée d’un regard en arrière.

Le silence de Felicia était de ceux qui suivent les grandes catastrophes. Elle repartait sans avoir réussi à arracher son précieux otage à l’Autriche mais, de toute évidence, personne à présent n’y réussirait. Hormis la mort déjà en embuscade. Mais l’amazone ne se sentait pas moins vaincue et humiliée. Cela ne durerait peut-être pas car elle n’était pas femme à s’apitoyer sur ses blessures. Bientôt… tout à l’heure peut-être, elle se chercherait un nouveau champ de bataille qu’elle n’aurait aucune peine à trouver. Il y avait les États italiens, avides de liberté, toujours au bord de la révolte contre l’occupant étranger… Il y avait le grand rêve de l’unification de la péninsule sous un même drapeau. Il y avait, en vérité, beaucoup à faire pour qui souhaitait dévouer sa vie. D’ailleurs, Felicia l’avait laissé entendre à Marmont quand, à l’instant des adieux, le vieux soldat avait murmuré d’une voix étranglée par la douleur :

— Ainsi, c’en est fini ! Je ne vous verrai plus puisque la France me restera à jamais fermée…

— Je ne suis pas française et n’ai plus rien à y faire. Je me contente d’y ramener Hortense, puis je me séparerai de mon hôtel de la rue de Babylone qui n’a plus d’utilité et je rentrerai à Rome. Venez m’y rejoindre si vous n’avez rien de mieux à faire. Mais hâtez-vous. Je n’y resterai peut-être pas longtemps…

— Pour aller où ? Vers quel combat insensé ? Ne serez-vous donc jamais lasse de vous battre, vous qui êtes une femme si merveilleuse ?

— Je suis comme cela, mon ami. Il faut vous y faire. Dieu m’a ôté l’amour mais il m’a laissé l’enthousiasme. Peut-être qu’une fois, au moins, il me donnera la victoire ?

Et, tandis que le silence de Felicia commençait à se peupler d’images guerrières, celui d’Hortense ne rêvait que de paix. L’échec de leurs espérances lui était pénible et plus encore la pensée navrante de savoir condamné ce prince si jeune, si beau et si malheureux qu’elle aimait comme un frère. Elle ne pouvait plus que prier pour lui et ne s’en priverait pas. Mais son chagrin était tout de même tempéré par la joie de rentrer chez elle. Une joie qu’elle jugeait égoïste et dont elle avait un peu honte auprès de cette Felicia raidie dans son amertume et dont, de temps en temps, elle regardait le pâle profil découpé sur le drap gris de la voiture avec l’impression déprimante d’être sans pouvoir sur cette douleur-là.

Bien sûr, elle allait avoir elle-même à affronter une situation peut-être difficile, car elle ignorait ce qui l’attendait à Combert mais elle possédait, dans son amour, la meilleure des armes et entendait s’en servir autant que faire se pourrait. Et de toute façon, elle allait retrouver son fils… et la paix de l’âme dont elle pourrait jouir sans autre inquiétude puisque le malheureux Butler qui l’avait tant tourmentée n’était plus… Quelques jours plus tôt, le docteur Hoffmann était venu au palais Palm annoncer sa mort. Le jeune médecin avait été impuissant à le sauver et l’amoureux forcené d’Hortense s’était éteint sans avoir repris connaissance.

La jeune femme en avait éprouvé un choc qui ressemblait à un remords mais elle avait vu une miséricorde dans cette mort sans souffrances apparentes et sans mémoire. Cela valait mieux que la folie qui eût fait un fauve de cet homme terrible… Il reposerait en Bretagne où son valet fidèle le ramenait après le service funèbre qui avait eu lieu dans l’église des Français. Peut-être auprès des massifs d’hortensias de sa maison du Dourduff où pour la première fois, jadis, il lui avait parlé d’amour ? Mais cette page-là était à jamais tournée et, à cet autre vaincu, Hortense pouvait, à présent, donner une pensée compatissante. Pour lui aussi, il lui faudrait prier…

Il avait été difficile également de se séparer des fidèles amies des derniers jours. Se reverrait-on jamais ? Léone Camerata avait regagné la maison de vigneron près de Cobenzl :

— Tant que François vivra, j’y resterai. Je veux être aussi près de lui que possible quand viendra le dernier instant…

Maria Lipona restait avec elle, bien sûr. Sa vie à elle était à Vienne mais – et c’était le seul sourire de ce départ – elle avait promis de venir en France et de visiter l’Auvergne en compagnie d’Hortense. Elle irait aussi à Rome où elle espérait bien retrouver Felicia…

Palmyre, pour sa part, avait changé d’avis. Puisqu’il n’était plus question de relever l’empire français, elle resterait à Vienne afin de pouvoir, de temps en temps, aller fleurir la tombe solitaire près du petit bois de Wagram…

— Je sais bien qu’il ne m’aurait jamais épousée mais ce sera ma façon à moi d’être sa veuve. Et puis, je n’ai vraiment rien à faire dans la France du roi-citoyen. Il y a des mots qui ne vont pas ensemble…

A présent, la voiture franchissait le rempart de Vienne mais, au lieu de prendre la route de Linz, elle choisit celle de Bratislava parce qu’elle était aussi celle de Wagram. Felicia et Hortense se refusaient à quitter l’Autriche sans donner à ce cher et fidèle ami un dernier adieu.

Le soleil baissait à l’horizon quand on atteignit la plaine de Wagram et le petit bois auprès duquel reposait celui qu’Hortense considérait comme le dernier paladin, l’homme dont toute la vie tenait en huit lettres fulgurantes : Napoléon ! L’Empereur avait rempli sa vie et son cœur et il avait fallu que vienne le temps des grands désastres pour qu’une femme pût y trouver place. Et Hortense pensait, avec humilité, que si Duchamp l’avait aimée, c’est peut-être parce qu’à ce moment-là son cœur était vide et son dévouement sans emploi…

Maintenant, il était mort. Bêtement. De la jalousie stupide d’un homme qui n’avait aucun droit et qui ne le valait pas, mort à cause de cette même femme qui ne lui avait jamais rien donné sinon une grande amitié. Une femme qui, à cette heure, se reprochait peut-être moins de l’avoir mené jusqu’à cette tombe solitaire… Duchamp fût peut-être mort de l’écroulement de son rêve. Comment aurait-il supporté que celui dont il espérait tant faire un second Napoléon ne fût qu’un pauvre enfant phtisique, un Aiglon éternellement captif auquel la mort ne laisserait pas le temps d’ouvrir ses ailes ? Du moins aurait-il la satisfaction de reposer non loin de lui et sur un champ de gloire…

Toujours en silence, les deux femmes s’agenouillèrent près du petit tertre sur lequel, au lendemain de l’assassinat, Marmont, ce traître qui ne guérissait pas, lui non plus, d’un autrefois éblouissant, était revenu planter une petite croix de bois, semblable à d’autres qui parsemaient l’ancien champ de bataille afin qu’au moins toute souillure, même involontaire, fût évitée à la tombe perdue.

Pieusement, tendrement, Hortense déposa le bouquet de roses rouges qu’elle avait apporté tandis que Felicia, de ses mains nues, enfouissait dans la terre un plant de laurier à l’endroit où devait se trouver le cœur de Duchamp. Puis, elles prièrent…

Hortense fermait les yeux pour mieux revoir, derrière l’écran de ses paupières closes, la silhouette fière et nerveuse de l’ami perdu. Quand elle les ouvrit, elle vit que Felicia s’était relevée et écartée de quelques pas. Elle lui tournait le dos et regardait se coucher le soleil, un grand soleil de pourpre et d’or qui là-bas devait baigner de sa lumière violente les terrasses et les jardins de Schônbrunn.

Sanglée dans l’amazone noire qu’elle affectionnait, Felicia s’érigeait sur le soleil couchant, très droite, rigide comme ces pleureuses des temps anciens qui regardaient, immobiles et fatales, sombrer les empires…

Hortense alla vers elle.

— Vous regrettez de partir, Felicia, dit-elle doucement. Pourquoi ne pas rester… jusqu’au bout, comme Léone Camerata ? Vous souffririez moins et je peux très bien rentrer seule.

La Romaine tourna vers elle son beau visage sur lequel coulait une larme…