— Non. Rester ici ne servirait à rien. Je ne peux pas, je ne veux pas être une spectatrice impuissante. Mais je regardais ce soleil… On dit qu’à Waterloo, celui qui s’est couché sur la Grande Armée décimée était, comme celui-là, teinté de sang. C’était un soleil de deuil mais il restait une espérance… Ce soir, il n’y a plus d’espérance et ce soleil sanglant annonce que l’Empire français va disparaître pour toujours…

— Le soleil reviendra demain, Felicia. Pourquoi donc l’Empire ne renaîtrait-il pas un jour ? Il reste, au moins, un héritier…

Felicia haussa dédaigneusement les épaules…

— Aucun Bonaparte n’en est capable. Et si vous songez au fils de la reine Hortense, je ne suis pas certaine que l’on puisse en attendre grand-chose. C’est un aventurier et rien de plus. Et puis, il ne porte même pas en lui le sang de Napoléon. Non, Hortense, le combat est fini. Il faut partir à présent et tenter d’oublier. Nous avons encore devant nous une longue route…

Se tenant par la main, elles s’en retournèrent vers leur voiture où Timour attendait. Sur la tombe de Duchamp, le soleil enflammait les roses et habillait d’or le petit laurier…

Troisième Partie

LE DERNIER SEIGNEUR

CHAPITRE XII

CE QUE FRANÇOIS AVAIT À DIRE…



Jamais le jardin n’avait été si beau. La chaleur qui avait régné cet été y attardait les roses en dépit du climat montagnard. Les géraniums formaient d’énormes boules de feuillage dense piqué de grosses fleurs pourpres. Dans un coin, les pensées étalaient un tapis de velours violet ; dans un autre fusaient de grands glaïeuls jaunes et de grands lupins bleus. La neige blanche d’un rosier à toutes petites fleurs couvrait un mur et, le long d’un autre, une forêt de roses trémières se tenait au garde-à-vous étalant des fleurs grandes comme des soucoupes. La vigne qui couvrait une tonnelle rougissait et, dans le matin bleu, les paillettes de la rosée mettaient une féerie scintillante sur le moindre brin d’herbe. Ce mois de septembre joignait à une splendeur déjà automnale la fraîcheur d’un printemps qui s’attarderait…

Hortense et Felicia remontaient l’allée centrale, achevant la courte promenade matinale qui les avait conduites jusqu’à la rivière parce que, avant le départ de son amie, Hortense tenait à lui montrer son domaine tout entier.

Elles avaient marché en silence, pour le simple plaisir d’être ensemble et de mieux imprimer dans leurs mémoires la douceur de ces derniers instants vécus ensemble avant une séparation dont nul ne pouvait savoir ce qu’elle durerait. Mais quand elles atteignirent le vieux puits, Hortense ne retint pas plus longtemps ce qu’elle pensait.

— Vous me peinez en repartant si vite, Felicia. Pourquoi ne pas prolonger votre séjour ? Pourquoi ne pas passer l’hiver auprès de moi ? Nous venons seulement d’arriver…

En effet, les deux jeunes femmes avaient fait leur entrée à Combert la veille dans l’après-midi, créant dans ce petit monde clos la sensation et l’agitation que l’on devine. Clémence avait pleuré dans son tablier en reconnaissant Hortense ; Jeannette, oubliant tout protocole, s’était jetée dans ses bras pour l’embrasser, quitte à s’en montrer confuse après. Quant à François, qui avait appris la nouvelle en revenant des champs, il s’était incliné en silence mais avec l’air tellement heureux qu’Hortense s’était adressé de vifs reproches. Comment avait-elle pu abandonner pendant tant de mois et presque sans nouvelles de si braves gens ? Ils n’avaient rien dû comprendre à son aventure autrichienne et se tenaient déjà pour abandonnés, ainsi que Clémence le traduisit à sa manière :

— On croyait que vous étiez partie pour toujours, comme jadis demoiselle Victoire de Lauzargues votre pauvre mère.

— En voilà une idée ! Ma mère a quitté le pays pour se marier. Et moi, j’ai un fils…

— Pourtant, des bruits couraient… Vous savez comment sont les gens… Quand on se pose des questions, on cherche des réponses et c’est bien rare si on n’en trouve pas. Y en a qui disent que vous êtes partie chercher un mari…

— Quelle sottise ! Je suis partie pour de graves raisons comme pourrait vous le dire la comtesse Morosini ici présente. Et puis j’ai écrit plusieurs fois…

— De l’étranger ! Et comme le François lisait pas vos lettres sur les marchés, chacun arrangeait ça à sa manière…

Hortense remit à plus tard la discussion de l’affaire. Jeannette venait de lui amener le petit Étienne et la jeune mère fondait de bonheur. Elle s’était jetée à genoux pour le prendre dans ses bras et le couvrir de baisers passionnés. Et aussi de larmes de joie…

— Mon petit ! Mon tout petit !… Mon Tienou !… Comme il est beau, comme il est grand !…

— Et comme il est insupportable ! ajouta Jeannette en écho. Il n’y a guère que mon oncle François pour le faire tenir tranquille…

— L’aurait besoin d’un père ! conclut Clémence en disparaissant dans sa cuisine pour se précipiter sur ses casseroles. Et vous, vous avez besoin d’un bon repas après tout ce chemin…

Le reste du temps avait été consacré à la joie du retour, au plaisir de faire visiter la maison à Felicia, à l’énorme repas que Clémence confectionna après avoir massacré une partie de la basse-cour, malaxé une énorme quantité de pâte et monté de la cave quelques bonnes bouteilles avec l’aide de Timour – dont la silhouette majestueuse impressionnait la brave femme – et des serviteurs de Felicia.

C’est que, cette fois, la berline de voyage avait amené cinq voyageurs. A Paris, où elle n’était restée que deux jours, Felicia avait rendu sa maison de la rue de Babylone à son propriétaire et récupéré Livia et Gaetano qui, durant si longtemps, en avaient assuré la garde fidèle et l’entretien dans l’espoir d’une arrivée auguste. Mais le rêve d’Empire s’écroulant, Felicia n’avait plus besoin de conserver un logis dans une ville où elle ne comptait plus revenir.

— Le seul qui avait besoin de moi ici, c’est Delacroix et il est parti lui aussi.

En effet, une brève visite quai Voltaire avait appris aux deux femmes que le peintre avait quitté Paris de son côté, mais en direction du Maroc en compagnie de son ami le comte Charles de Mornay. L’artiste, à ce que l’on apprit, n’avait pas eu avec la Liberté le succès qu’il escomptait, bien que l’œuvre eût été achetée par le roi. Il avait préféré abandonner pour de plus belles aventures un Paris jugé par lui trop bourgeois.

C’était donc sans regrets que l’on avait quitté la capitale de Louis-Philippe et même, pour Livia et Gaetano, avec une grande joie à l’idée de revoir les doux paysages et le soleil d’Italie.

A cet instant, tout ce monde emplissait la maison d’Hortense d’une gaieté et d’une agitation tout à fait inhabituelles et qu’elle aurait aimé conserver au moins quelque temps. Malheureusement Felicia voulait repartir et repartir vite…

— Votre maison est pleine de charme et ce jardin est ravissant, dit-elle à son amie. Il serait facile de s’y arrêter et peut-être de tout oublier… Trop facile ! Et moi, je ne veux pas oublier. Il faut que ma vie serve à quelque chose.

— J’aimerais tant vous garder. Au moins un peu. Cela va être difficile de vivre sans vous…

Felicia sourit et glissa son bras sous celui de son amie pour regagner avec elle l’intérieur de la maison où Clémence les appelait pour le petit déjeuner.

— Ce sera plus difficile encore pour moi. Vous avez ici… une affaire à régler dont vous avez eu la grâce de ne pas même faire mention depuis notre arrivée alors que l’impatience doit vous ronger. Ma présence vous gênerait et moi, je vous l’avoue, j’ai hâte à présent de regagner mon pays…

— Pour retrouver Marmont ? fit Hortense avec un sourire.

— Notre ancien ennemi ? Il est assez intelligent pour savoir qu’il n’a pas grand-chose à attendre de moi. Non. Je vais là-bas pour retrouver une raison de vivre…

Hortense s’arrêta et regarda son amie avec une soudaine angoisse :

— Vous êtes bien sûre, Felicia, que ce n’est pas une raison de mourir ? Je vous aime beaucoup… plus qu’une sœur sans doute. Je voudrais vous revoir…

— N’ayez crainte ! Moi aussi, j’ai envie de vous revoir… Et de vous revoir heureuse si possible. Vous allez pouvoir y travailler. Mais n’oubliez pas ceci : l’amour est chose trop belle et trop rare pour qu’on risque de le perdre au nom de Dieu sait quel préjugé social. Il mérite qu’on lui sacrifie tout…

Une heure plus tard, au tournant du chemin qui marquait la limite de sa propriété, Hortense, qui tenait son fils par la main, regardait s’éloigner la grosse berline jaune et noir grâce à laquelle elle avait parcouru tant de lieues. Cette fois, la berline la laissait au bord de la route, de sa propre volonté bien sûr, mais elle ne pouvait s’empêcher d’en éprouver un serrement de cœur. Quand retrouverait-elle l’amie qui était devenue sa seule famille ?

Le nuage de poussière dans lequel s’enfonçait la voiture s’enfla tandis qu’allait s’affaiblissant le bruit de sabots et de gourmettes. Bientôt, Hortense ne vit plus que cette poussière qui, en retombant, montra la route vide. Elle essuya une larme qu’elle ne pouvait plus retenir et serra plus fort la menotte toute chaude qui se blottissait dans la sienne. Étienne, qui n’avait cessé d’agiter l’autre main en un geste qui était surtout un jeu, regarda sa mère :

— Partie ? fit-il d’un ton interrogateur.

— Oui, mon chéri. Tante Felicia est partie. Mais elle reviendra.

L’enfant parlait bien à présent et Hortense s’attendrissait de ces grands progrès accomplis durant son absence. Cela allait être merveilleux de pouvoir causer avec son fils… Lentement, à cause des petites jambes d’Étienne, on revint vers la maison où Hortense remit son fils à Jeannette qui l’attendait pour sa toilette.

— Je voudrais voir votre oncle, dit-elle. Savez-vous où il est ?

— A la maison, madame la comtesse. Je crois qu’il fait ses comptes. Il m’a dit d’ailleurs qu’il attendrait Madame toute la matinée…

François Devès, en effet, attendait Hortense car elle ne le trouva pas assis devant sa table, alignant des chiffres d’une plume d’oie soigneuse, mais debout dans l’encadrement de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, surveillant le chemin qui descendait de la maison. Quand il aperçut la jeune femme, il ôta le grand chapeau noir qui ne le quittait jamais comme presque tous les hommes de la campagne auvergnate et resta là, tête nue, attendant qu’elle le rejoignît.

— Vous saviez que j’allais venir maintenant, François ? demanda Hortense.

— J’ai entendu partir la voiture de votre amie, madame Hortense. Je savais que vous ne tarderiez guère… Mais je vous remercie d’être venue si vite. Voulez-vous vous donner la peine d’entrer ou bien préférez-vous marcher ?

— Je préfère entrer. J’ai déjà fait une promenade avec la comtesse Morosini. Nous avons beaucoup admiré votre jardin, François. Je crois que chaque année il est plus beau que l’année précédente…

— Il vous attendait comme nous vous attendions tous. Il ne fallait pas que vous soyez déçue…

— Comme je vais l’être à présent, peut-être ? Pour que vous m’ayez écrit cette lettre, il faut que mes affaires aillent mal, n’est-ce pas ?

Ils étaient entrés dans la longue pièce basse qui était le centre même de la maison et où Jeannette entretenait une propreté bénédictine. La longue table de châtaignier, les coffres à bois ou à vêtements, les bancs et les fauteuils de bois qui flanquaient le profond cantou à l’intérieur velouté de suie, luisaient dans l’ombre fraîche comme du satin brun. Sur le manteau de la cheminée, les cuivres brillaient comme du vermeil et, au milieu de la table, dans une jatte d’étain, s’épanouissait un grand bouquet de reines-marguerites azurées. Cela sentait le feu de bois, la cire d’abeilles et le pain fraîchement cuit.

François avança à Hortense l’un des petits fauteuils rustiques, jadis façonnés par son grand-père et que Jeannette avait garnis de coussins de toile verte. Hortense s’y assit avec un soupir qui traduisait sa lassitude autant que son inquiétude et jeta un regard sur les registres et l’écritoire disposés sur la table. François surprit ce regard et sourit :

— S’il s’agit des affaires de la maison ou de la ferme, je peux vous assurer que tout va bien. Nous avons fait, sur la planèze, une récolte de gentiane exceptionnelle et le bétail…

— François ! Ne me faites pas languir. Vous ne m’auriez pas lancé cet appel au secours pour me parler de gentiane ou de bétail. Il s’agit de Jean, bien sûr, et vous savez bien que je brûle d’avoir enfin de ses nouvelles. Pourquoi ne parliez-vous pas de lui dans vos lettres ? Ou si peu…