Godivelle joignit les mains dans un geste qui lui était familier. Sous la coiffe noire liserée de blanc, son visage rond et jaune, qui la faisait ressembler si fort à une pomme, eut une crispation qui accentua le réseau des rides.
— Je vous aime toujours, madame Hortense, mais vous n’auriez pas dû venir. Ce n’est pas un endroit pour vous !
— Vraiment ? Je porte le nom de ce maudit château, je m’y suis mariée, mon enfant y est né et j’ai même failli y mourir. Alors me direz-vous pourquoi je n’aurais pas le droit d’y venir ?
— Plus personne ne vient. Les gens ont peur…
— Je l’ai entendu dire et si j’ai bien compris vous n’avez rien fait pour dissiper cette peur. Vous vous êtes instituée la gardienne de ces ruines qui n’avaient plus besoin que de silence. Et Jean a été gagné par la contagion. A présent, vous allez même jusqu’à écarter les amis les plus chers, les plus fidèles comme François Devès… et vous tentez de m’écarter, moi aussi ! Pourquoi ? Quelle espèce de culte maudit prétendez-vous rendre à la mémoire du défunt marquis ?
Vivement, Godivelle se signa à plusieurs reprises ; elle était devenue encore plus pâle s’il était possible et Hortense vit bien que ses mains tremblaient.
— Ne dites pas de ces choses affreuses, madame Hortense. Ici on est aussi bons chrétiens que vous et on ne rend aucun culte à personne sinon à Dieu. Mais il vaudrait mieux que vous partiez…
— Je ne vois vraiment pas pourquoi. Je suis venue voir Jean et je le verrai…
— Il n’est pas là. Et je ne crois pas qu’il revienne de la journée.
— Où est-il ?
— Par la croix de ma mère, je n’en sais rien. Il est comme le vent. Il va où il veut et je ne me permettrais pas…
Hortense regarda la vieille femme avec étonnement :
— Vous ne vous permettriez pas ? Comme vous voilà devenue révérencieuse tout à coup, Godivelle, envers un homme que vous aviez tendance à considérer tout juste un peu mieux qu’un gibier de potence !
— Il est du sang Lauzargues. Cela suffit pour avoir droit au respect de leur vieille servante, grogna la vieille femme dont le visage se ferma.
— Voilà un respect qui vient sur le tard. Vous l’avez toujours su, je crois, et ce n’est pas nouveau. M’offrirez-vous enfin une tasse de café, Godivelle ? Il me semble que ce serait poli ?
— Je n’en ai pas de prêt. Ça vous ferait attendre…
— Mais j’attendrai, Godivelle, j’attendrai. Ici, tenez ! Quand vous m’avez arrêtée, je me disposais à prier un moment dans la chapelle. Souffrez que j’aille au bout de mon projet. Puis, je vous rejoindrai.
Le ton était sans réplique. D’ailleurs Hortense, dédaignant d’attendre une réponse, poussait déjà la porte de la chapelle dont les gonds, privés d’huile depuis longtemps peut-être, grincèrent…
— Cette chapelle n’a pas de chance, persifla Hortense. Après avoir été condamnée des années durant, voilà qu’on la laisse à l’abandon ! C’est étonnant de la part de si bons chrétiens…
Haussant furieusement les épaules, Godivelle disparut dans un envol de jupes noires tandis qu’Hortense pénétrait dans la chapelle. C’était un petit sanctuaire sombre qui ressemblait à une grotte. Le jour y parvenait, mal, par d’étroites fenêtres que le lierre obstruait à demi, mais un peu de lumière éclairait cependant la statue de Christophe, le bon géant qui avait un jour passé l’Enfant Jésus au-delà d’une rivière et qui avait failli fléchir sous son poids parce que l’Enfant portait lui-même tous les péchés du monde.
Hortense avait toujours aimé cette chapelle et son saint de pierre dont le visage reflétait une infinie bonté. Elle était venue souvent prier là quand le marquis de Lauzargues avait enfin consenti à rendre au culte le sanctuaire qu’il avait osé condamner. Aujourd’hui, elle y puisait un courage nouveau :
— Vous qui guidez le voyageur dans les ténèbres et les embûches du chemin, pria-t-elle. Vous qui m’avez protégée au long de ces grandes routes qu’il m’a fallu parcourir, je vous implore : Donnez-moi un peu de votre force pour le combat que je sens venir. Ne permettez pas que je succombe sous le poids du chagrin et de la mauvaise foi. L’homme que j’aime s’éloigne de moi. Il est prêt à me rejeter et si, pour les temps à venir, je n’ai plus sa main pour me soutenir, j’ai peur de désespérer de tout…
Sa prière lui fit du bien et aussi l’ombre si douce de la petite chapelle. Par la porte qu’elle avait laissée ouverte, le chant des oiseaux venait jusqu’à elle. Ils étaient nombreux autour de la petite église. Beaucoup d’entre eux – les migrateurs – partiraient bientôt pour les terres plus chaudes du sud et c’était comme si, avant le grand départ, ils venaient là en pèlerinage demander sa protection à celui qui veille sur les voyageurs.
En se relevant, Hortense eut, instinctivement, ce mouvement d’épaules des colporteurs quand ils reprennent leur fardeau. Elle avait un instant déposé le sien au pied de cet autel. A présent, elle le réendossait avec un surcroît de courage qui ne serait pas superflu si l’on considérait l’attitude presque hostile de Godivelle. Et, tout en se dirigeant vers l’ancienne maison du régisseur, Hortense se prit à penser que François pourrait bien avoir raison et qu’il régnait ici un esprit malfaisant capable de troubler les cœurs les plus fermes et les plus purs.
L’aspect de la maison au seuil de laquelle Godivelle l’attendait la surprit. Comme beaucoup de demeures rurales dans la région, elle se composait surtout d’une seule pièce servant de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher, mais celle-ci ne montrait pas l’activité habituelle d’une cuisine. Si une tasse de café fumait sur la table, il n’y avait dans la cheminée qu’un maigre feu et aucun de ces préparatifs de repas qui formaient l’habituel climat de Godivelle dans la cuisine du château. Elle était alors toujours en train d’éplucher quelque chose, de pétrir une pâte, d’accommoder une farce ou de tailler dans un jambon ou un saucisson. Là, rien de tout cela. Une propreté monacale et pas le moindre jambon pendu aux solives, pas la moindre odeur de cuisine attardée. La pièce était dans un ordre parfait et, sur un coin de la table bien cirée, quelques livres, du papier et une écritoire – pour écrire à qui ? – étaient disposés.
Près du lit soigneusement fait, une cape de bure brune, beaucoup trop longue pour Godivelle, pendait à une patère et le cœur d’Hortense lui battit plus vite : cette maison, ce n’était pas celle de Godivelle, c’était celle de Jean. C’était lui qui vivait là mais, en ce cas, où vivait la vieille femme ?
La question était trop brûlante pour qu’Hortense pût la retenir et, tout en buvant son café sous l’œil glacé de Godivelle, elle dit :
— C’est Jean qui habite là, n’est-ce pas ? En ce cas où donc logez-vous, Godivelle ?
— Je m’arrange à côté ! répliqua la vieille femme d’un ton qui déconseillait de plus longues investigations. Elle se tenait debout auprès d’Hortense, les mains croisées sur son giron avec une figure qui semblait taillée dans le granit des rochers voisins. Le regard d’Hortense s’attacha à cette figure, s’enfonça dans les petits yeux noirs qui évoquaient si bien les pépins de pomme.
— Que vous ai-je fait, Godivelle, pour que vous me soyez à ce point hostile ? Car vous m’êtes hostile alors que naguère encore vous m’aimiez…
— Je crois que je vous aime encore un peu, fit Godivelle avec sa redoutable franchise, mais je crois aussi que vous n’avez rien à faire ici… que du mal peut-être !
— Du mal ? du mal à qui ? A vous que je souhaitais tellement garder auprès de moi et de mon petit Etienne ? A Jean que j’aime plus que tout au monde ? Godivelle, il se passe ici quelque chose que je ne comprends pas, quelque chose de bizarre. Vous-même, cette maison et bien sûr le château semblez la proie d’un maléfice. Mais ne comprenez-vous pas que je n’aurai ni trêve ni repos avant d’avoir vu Jean, de lui avoir parlé ?…
— Je vous ai dit qu’il n’est pas là et je n’ai aucune raison de mentir.
— Alors dites-lui que je suis venue, que je veux le voir, que je l’attends… ou mieux…
Elle courut vers la table, prit une plume taillée, une feuille de papier et, assise de guingois sur un escabeau, griffonna quelques mots :
« Je suis revenue, mon amour, et je voudrais tant te voir. J’ai tant à te dire et je ne sais où te chercher. Viens, je t’en supplie ! Viens cette nuit, ou demain, ou la nuit suivante. J’ai besoin de te retrouver. Il me semble que tout le pays a cessé de vivre parce que tu n’es pas là et mon cœur me fait mal. Alors viens, si tu m’as jamais aimée. Moi, je t’aimerai tant que je vivrai… »
Sa lettre achevée, Hortense la sabla sans la relire, prit un bâtonnet de cire qu’elle fit fondre au feu de la cheminée, et la cacheta en appuyant dessus la sardoine aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles et qu’elle aimait à porter car il lui semblait qu’elle affirmait son appartenance à cette terre. Puis elle tendit le tout à Godivelle.
— Voilà une lettre pour lui. Vous la lui remettrez ?…
La vieille femme prit la lettre mais le geste était réticent et trahissait une sorte de méfiance comme si ce papier recelait un danger. Elle la tourna entre ses doigts et Hortense se sentit inquiète :
— Vous la lui remettrez, Godivelle ? insista-t-elle. Il faut me le promettre… sur le salut de votre âme parce qu’il s’agit peut-être du salut de mon âme à moi.
Comme tout à l’heure, Godivelle fit un rapide signe de croix qui parut à Hortense de bon augure. Puis, comme à regret, elle articula :
— Il l’aura. Je vous le jure. Mais à présent, partez !
— Vous ne voulez pas que je l’attende ?
— Vous risqueriez d’attendre jusqu’à demain… ou peut-être davantage. Dieu vous garde, madame Hortense ! Je vous donne le bonsoir…
Il n’y avait plus rien à dire. Profondément ulcérée par l’attitude insolite de cette femme qu’elle aimait et en qui elle avait eu confiance, Hortense quitta la maison et se dirigea vers la chapelle pour reprendre son cheval. A ce moment, elle entendit appeler :
— La tante ! La tante ! Venez !…
Elle vit alors Pierrounet qui sortait en courant de derrière les ruines, là d’où continuait à s’élever un léger filet de fumée. C’était lui, sans doute, qui brûlait des herbes… Mais, en apercevant Hortense, il s’arrêta net, obliqua son chemin et vint droit vers elle, arrachant son chapeau tout en courant.
— Madame la comtesse ! s’écria-t-il un peu essoufflé d’avoir dévalé la pente en courant, vous voilà donc de retour ? C’est un vrai bonheur.
Elle le considéra sans songer seulement à cacher sa stupeur. Enfin quelqu’un qui semblait heureux de la voir !
— Un bonheur ? Apparemment, Pierrounet, vous êtes le seul à penser de la sorte ici. C’est tout juste si votre tante Godivelle ne m’a pas fermé la porte au nez.
Le garçon devint rouge comme la haute ceinture de laine qui lui serrait la taille et il eut un petit sourire qu’Hortense jugea un peu gêné :
— Faut pas lui en vouloir. Elle se prend de l’âge et en même temps, elle devient sauvage…
— Pas au point de tourner le dos à ses amis les plus chers. Je n’ai pas reconnu Godivelle. Mais vous, Pierrounet, que faites-vous ici ? Je vous croyais en apprentissage à Saint-Flour ?
— J’y étais mais… la tante a eu besoin de moi. Alors je suis venu. Et puis, vous savez, auprès d’elle, pour ce qui est de la cuisine, on en apprend autant et même plus qu’avec n’importe qui…
Les questions d’Hortense gênaient le garçon et elle ne voulut pas payer d’un malaise le mouvement affectueux qui l’avait poussé vers elle. Pourtant la réplique eût été facile : d’après ce qu’elle venait de voir, la cuisine ne semblait plus faire partie des soucis dominants de la meilleure cuisinière du pays cantalien. En outre, il apparaissait à la jeune femme que les besoins d’aide de Godivelle semblaient prendre d’étonnantes proportions. Jean d’abord, qui avait quitté Combert pour venir veiller sur elle et sur des ruines qui paraissaient n’en avoir aucun besoin, puis Pierrounet, cela commençait à faire beaucoup de monde… Mais, voyant que le garçon la regardait avec une sorte de crainte, elle lui sourit gentiment :
— Vous avez sans doute raison, Pierrounet. Il n’est pas de meilleur professeur que votre tante. Et puis… elle est vieille en effet et c’est votre devoir de veiller sur elle. Je commence à croire que ce château, même ruiné, ne porte bonheur à personne, ajouta-t-elle avec un regard de rancune aux quatre tours déchiquetées. Mais, si vous en avez l’occasion, venez jusqu’à Combert, un de ces jours ? Je serai toujours heureuse de vous voir…
"Felicia au soleil couchant" отзывы
Отзывы читателей о книге "Felicia au soleil couchant". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Felicia au soleil couchant" друзьям в соцсетях.