— On lui fera savoir !

François était parti en claquant la porte, emportant avec lui l’image de Godivelle, debout devant le petit feu de sa cheminée, les mains croisées sur son giron et le visage hermétiquement fermé, la bouche serrée comme si elle craignait de laisser échapper des paroles imprudentes ou dangereuses.

— Cela ne peut pas durer, ajouta François quand il eut achevé son récit. J’ai, à présent, l’impression qu’un drame se passe là-bas.

— Quel drame ? fit Hortense avec lassitude. La passion de Jean pour ce vieux château qui matérialisait toutes ses espérances a rejoint celle de Godivelle pour le défunt marquis. Rien de plus ! A eux deux, avec l’aide des loups que Jean mène comme il veut, ils sont en train de refaire une légende à Lauzargues : celle du dernier seigneur semblable aux premiers qui furent de vraies bêtes sauvages et gardé par des bêtes sauvages. Il n’y a pas de place pour moi dans ce conte que l’on se redira à la veillée et Jean a choisi le premier prétexte pour m’écarter. Peut-être qu’après tout il ne m’aimait pas autant qu’il le croyait… et que je le croyais…

Sa voix se brisa sur les derniers mots comme un cristal sur la pierre d’un dallage. Le regard de François s’emplit de compassion :

— Vous ne me ferez jamais croire ça. Jean vous aimait… et vous aime sans doute encore chèrement. Peut-être trop. Peut-être mal. Si vous avez raison – et c’est tout à fait possible –, s’il a choisi de vivre d’une vie rude d’animal en tanière auprès de ses ruines bien-aimées, il doit refuser de vous entraîner dans sa misère, vous qui avez connu la grande richesse et qui, ici même, possédez une douce maison.

— Je ne lui reconnais pas le droit de choisir pour moi, lança la jeune femme avec violence. Pour être auprès de lui, j’accepterais bien des souffrances…

— Mais lui n’accepte pas de vous voir les endurer. Parce qu’il vous aime. Un seigneur de cette sorte n’a que faire d’une châtelaine !

— Que dois-je faire alors ?

— Sincèrement, je n’en sais rien. Mais je crois que le mieux est d’attendre, de laisser faire le temps. Jean ne résistera peut-être pas éternellement au désir de vous revoir dès l’instant où il sait que vous êtes là et que vous l’attendez…

— Dieu vous entende !

Mais plusieurs jours passèrent encore sans qu’aucune nouvelle de Jean parvînt à Combert. Hortense faisait tous ses efforts pour essayer de vivre normalement, comptant sur la routine de la vie quotidienne pour retrouver un semblant d’équilibre mais le chagrin grandissait dans son cœur. Et aussi la révolte ! Si elle était accusée, elle devrait avoir le droit de se défendre et Jean l’enfermait dans une coquille de silence où elle commençait à étouffer. Et puis, dans les premiers jours d’octobre, il arriva quelque chose.

Ou plutôt quelqu’un. C’était vers la fin de l’après-midi. En compagnie de Jeannette, Hortense était en train de préparer sa plus belle chambre d’amis pour le chanoine de Combert qui s’était annoncé pour le lendemain. Elles avaient sorti de l’armoire une belle parure de lit de fine toile brodée fleurant bon les sachets de roses séchées que l’on glissait entre les piles de draps. A la cuisine, Clémence, connaissant la gourmandise du cher homme, s’activait à rassembler les éléments d’un superbe coq au vin de Chanturgue et à préparer la pâte pour une tourte au saumon dont François, le matin même, lui avait rapporté l’élément principal. Cette activité donnait à la maison une teinte de gaieté qui faisait du bien à Hortense.

En outre, elle aimait beaucoup le chanoine et était heureuse de le recevoir.

Elle en était à examiner la chambre pour voir si rien ne manquait lorsque Clémence, tout agitée, vint lui dire que Pierrounet demandait à lui parler.

— Ça doit être important, ajouta Clémence. Le gamin est venu à pied et il a la figure de quelqu’un qui se sent pas dans son état normal. Je lui ai donné une belle tranche de pâté et un pichet de vin pour le remettre…

Mais sans en écouter davantage, Hortense, rassemblant ses jupes, était déjà dans l’escalier et se précipitait vers la cuisine où, en effet, elle trouva le jeune garçon attablé et y dévorant avec l’appétit de qui vient de fournir une longue course. François, qui remontait du jardin avec un panier de légumes, était auprès de lui et le regardait manger avec ce respect que portent à la nourriture ceux qui travaillent la terre mère. Mais, en voyant surgir Hortense, Pierrounet se leva, un morceau de pâté piqué sur son couteau. François sourit :

— Si j’ai bien compris, il vient vous chercher, madame Hortense…

Le cœur de celle-ci battit plus vite :

— Restez assis, Pierrounet, et dites-moi qui vous envoie !

Le garçon, dont l’honnête visage traduisait un véritable bouleversement intérieur, devint tout rouge :

— Personne ne m’envoie, madame la comtesse. C’est moi tout seul…

— Vous seul ? Mais pourquoi ?

— Parce que, depuis des jours et des jours il s’en passe de drôles au château et que je ne peux pas comprendre que vous ne soyez pas au courant. Vous avez le droit de savoir. Alors moi, je suis venu vous chercher…

— Mais savoir quoi ?

— J’en dirai pas plus, avec votre permission, madame la comtesse. Il faut absolument que vous veniez avec moi. Il faut que vous voyiez de vos yeux… sinon vous pourriez bien me prendre pour un fou !

— C’est une idée qui ne nous viendrait sûrement pas, dit François. On t’a toujours pris pour un bon garçon, Pierrounet, et si tu t’es décidé à venir jusqu’ici c’est que tu avais une bonne raison. Mais, je te préviens, là où va Mme Hortense, j’y vais aussi.

— Ça me gêne pas. Au contraire. Si vous voulez permettre que je finisse de manger, on pourrait partir tout de suite après ?

— Maintenant ? s’étonna Hortense. Mais, quand nous arriverons, il fera nuit noire, même à cheval ! Et on m’a dit que, la nuit, Lauzargues est gardé par des loups ?

— Il y a du vrai, mais quand on arrivera ils seront pas encore en place. C’est vers 10 heures que m’sieur Jean fait sa ronde. De toute façon, il m’a appris comment passer sans être attaqué. Alors ? Nous y allons ?

— Nous y allons, fit Hortense avec empressement. Sellez trois chevaux, François ! Je vais me changer.

Un moment plus tard, ayant revêtu son amazone de drap vert, Hortense quittait Combert avec François et Pierrounet par le chemin que l’on avait pris l’autre jour, celui de la rivière. Pierrounet allait en tête.

— C’est surtout contre les gens du village que m’sieur Jean fait garder le château, expliqua-t-il. Par le chemin du bord de l’eau, on arrivera plus facilement mais, ce qu’il faut, c’est faire le moins de bruit possible…

Le parcours se fit en silence. Hortense d’ailleurs n’avait pas envie de parler et s’absorbait dans ses pensées. Elle ne comprenait pas pourquoi le neveu de Godivelle avait choisi de transgresser aussi nettement les ordres de Jean et de sa tante mais elle y voyait une preuve d’amitié qui lui réchauffait le cœur. Un peu d’inquiétude, cependant, se glissait dans son esprit. Une inquiétude qui trouvait un écho dans l’attitude de François. Celui-ci, en effet, avait glissé des pistolets dans les fontes de sa selle et portait un fusil de chasse en travers du dos.

Elle lui en avait fait la remarque au moment du départ et il s’était contenté de lui répondre :

— Je n’aime pas être pris en défaut, surtout quand je vous escorte de nuit, madame Hortense. Et comme nous ne savons pas ce que nous allons trouver…

Pierrounet n’avait pas protesté. Il s’était contenté de remarquer qu’avec les loups on ne prenait jamais assez de précautions.

Quand on atteignit la lisière du bois, la nuit était tombée mais elle n’était pas encore tout à fait obscure. Les tours du château meurtri se découpaient encore nettement sur le ciel sombre. Aucun bruit ne se faisait entendre autre que celui de la rivière qui bondissait sur les rochers. Pierrounet s’arrêta, mit pied à terre et fit signe à ses compagnons d’en faire autant. Puis, posant un doigt sur sa bouche pour les inviter au silence, il prit son cheval par la bride et, au lieu de se diriger vers la chapelle et l’ancienne maison de Chapioux, il guida Hortense et François le long de l’étroite bande herbeuse qui, en longeant le lit du torrent, épousait la forme de la motte féodale de ce côté-là.

— Il faut mettre les chevaux à l’abri, chuchota-t-il en pinçant les naseaux de sa monture pour l’empêcher de hennir. Et puis par là nous arriverons sans être vus…

— Vus de qui ? souffla Hortense.

Pour toute réponse, le garçon montra la tour qui les surplombait à cet endroit et la jeune femme retint une exclamation de stupeur : une faible lumière jaune brillait à ce qui avait été la fenêtre de la cuisine.

— Mais… fit François, il y a quelqu’un là-haut ?

— Oui. Quand le château s’est écroulé, la voûte de la cuisine a tenu bon… mais venez ! On pourrait nous entendre…

On quitta le bord de la rivière et, à travers les hautes herbes que l’on s’efforçait de ne pas froisser, on gagna l’entrée du souterrain découvert jadis par Eugène Garland et par lequel, l’année précédente, Hortense, Jean, Godivelle et le petit Étienne avaient pu fuir le château avant l’explosion.

— On ne peut plus passer par le souterrain, expliqua Pierrounet, mais les chevaux y seront bien abrités…

François leva la tête vers le château qui était tout proche. Il vit que de la fumée s’échappait des ruines.

— Dire que nous avons cru l’autre jour que quelqu’un brûlait les mauvaises herbes ! marmonna-t-il. L’ancienne cuisine est habitée, on dirait, et c’est ce qui explique les mauvais bruits qui courent. Mais si Godivelle s’y est installée, ce n’est vraiment pas la peine de faire tout ce mystère…

— Il y a Godivelle, c’est vrai, murmura Pierrounet… mais il y a aussi quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un d’autre ? Et qui donc ?

Pierrounet baissa la tête.

— Faut me pardonner de ne pas l’avoir dit plus tôt, madame la comtesse mais… j’avais peur que vous ne veniez pas. Il va vous falloir un rude courage.

François saisit le garçon par le bras et le secoua sans trop de ménagement :

— Assez d’échappatoires et de faux-fuyants, mon garçon ! Tu nous a amenés ici ; à présent il faut parler. Qui est là-dedans ?

— M’sieur le marquis de Lauzargues !

Hortense ouvrit la bouche, mais la main de François avait déjà étouffé le cri prêt à jaillir. Elle eut soudain l’impression que les arbres et les ruines se mettaient à tourner autour d’elle, que la terre se dérobait sous ses pieds et qu’elle allait s’évanouir là, dans l’herbe. Mais déjà François la soutenait et le malaise passa plus vite qu’elle ne l’aurait cru… Elle entendit la voix étouffée du fermier qui grondait :

— Bougre d’idiot ! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

— Je vous l’ai dit : j’avais peur que vous ne veniez pas ou encore que vous me preniez pour un fou. Pourtant il fallait que Mme Hortense vienne. C’est m’sieur de Lauzargues qui lui vole l’âme de m’sieur Jean… Il fallait qu’elle le sache… qu’elle voie… Faut me pardonner !…

— Ne vous tourmentez pas, Pierrounet, réussit à dire Hortense. Vous avez agi… pour le mieux et je vous remercie. Mais comment est-il encore vivant ?…

Pierrounet attira ses compagnons sous le surplomb rocheux qui abritait les chevaux et qui cachait jadis l’entrée du souterrain et raconta comment, venu à la recherche de sa tante au lendemain de la catastrophe, il s’était aperçu qu’un trou, à demi masqué par les éboulis, s’était ouvert près de la cuisine. Il avait réussi à s’y glisser dans l’espoir de retrouver au moins les restes de Godivelle dans ce qui avait été son royaume. C’est là qu’il avait retrouvé le marquis : il gisait sur le sol, incapable de mouvoir ses jambes à cause d’une blessure reçue à la colonne vertébrale…

Il avait réussi à se traîner là après l’explosion. J’ai voulu appeler à l’aide car, bien sûr, il y avait des gens qui étaient venus du village…

— Il y avait même moi, coupa François. Je te cherchais pour te dire que ta tante était à Combert…

— Je sais. Mais il a pas voulu que j’appelle. Même moi, il voulait pas que je l’aide d’abord. Ce qu’il voulait, c’était rester là tout seul dans sa ruine à attendre la mort. Mais je lui ai expliqué que la mort, il suffisait pas de la vouloir pour qu’elle arrive et que ça pouvait être long. Alors, il m’a laissé le coucher dans le lit de la tante, lui donner les soins que je pouvais. Grâce au ciel, ma tante m’a appris bien des choses. Et puis, dans la cuisine, il y avait ce qu’il fallait pour manger et boire. Mais, il n’a accepté qu’après m’avoir fait jurer de ne rien dire à personne. Il voulait pas qu’on le voie dans l’état où il était, lui qui avait été si fier et qui n’était plus qu’une ruine… Il me faisait peur et pitié tout à la fois mais, jour après jour, je me suis glissé dans la vieille cuisine pour m’occuper de lui. Et puis, il a fini par me demander d’aller chercher la tante mais à la condition qu’elle se taise, elle aussi. La tante, c’était sa nourrice. Il pouvait accepter sa pitié…