— Et Jean ? Qu’est-il venu faire dans tout cela ?

— Je croyais que vous le saviez ? Il est venu pour défendre la tante parce qu’au village on causait trop. Des gens avaient vu des lueurs, ils avaient entendu des cris… ceux que, parfois, la douleur arrachait au marquis.

— Et il a accepté Jean ?

— Pas tout de suite. Il a fait tout un drame d’abord, mais m’sieur Jean l’a fait taire. Il lui a dit qu’il voulait s’occuper de lui, l’aider, le défendre contre la curiosité et la méchanceté des gens. Il a dit qu’il voulait garder le château avec lui, remettre les terres en culture, faire revivre un peu Lauzargues. Alors m’sieur le marquis a accepté : « Je commence à croire que tu es bien mon fils », qu’il lui a dit. Et ce soir-là, m’sieur Jean, eh bien, je l’ai vu pleurer de joie.

— Pour un mot ! fit Hortense avec dédain. Fallait-il qu’elle lui pesât, sa condition de bâtard ?

— Il en a toujours souffert, intervint François avec un rien de sévérité. Il se sent Lauzargues trop profondément pour qu’il en soit autrement. Il faut comprendre, madame Hortense…

La jeune femme eut un rire nerveux et tordit entre ses mains ses gants de cheval qu’elle avait ôtés :

— Eh bien !… mais tout est pour le mieux si Jean choisit de croire aux paroles de ce vieux brigand… Il a retrouvé un père, il vit à Lauzargues mais cela n’explique pas pourquoi il refuse si farouchement de me revoir.

— Si, dit Pierrounet. C’est parce que M. le marquis l’a reconnu sous la condition qu’il romprait avec vous !

— Quoi ?… Il l’a reconnu ? Mais pour cela, il faudrait qu’il ait fait venir un notaire…

— Ou un prêtre. Il a fait venir l’abbé Queyrol, le curé de Lauzargues, en exigeant de lui le secret de la confession jusque après sa mort. Le curé a écrit un papier qu’on a tous signé et puis il est reparti. C’était quelques jours avant que vous reveniez. On aurait dit qu’il le sentait, m’sieur le marquis, que vous alliez rentrer…

Une grande lassitude s’empara d’Hortense. Elle se laissa tomber sur une pierre et, tirant son mouchoir, épongea la sueur qui coulait de son front.

— Il m’a échangée contre un chiffon de papier ! Quelle indignité !

— Pourquoi aurait-il refusé ? dit François rudement. N’oubliez pas qu’il ne croyait plus vous revoir. Il croyait que vous l’aviez abandonné.

— Soit, je veux bien l’admettre, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous m’avez amenée ici, ce soir, Pierrounet ? N’est-ce pas d’une inutile cruauté ?

— Je ne crois pas, madame la comtesse. Si je vous ai fait venir, c’est parce que m’sieur le marquis… eh bien, il est quasiment au mouroir. Et j’ai pensé qu’en vous revoyant… il… il changerait peut-être d’avis.

Hortense ne répondit pas. Quittant l’abri du surplomb, elle contempla un instant la masse du château ruiné, encore écrasante, vue sous cet angle, et la lueur jaune qui sourdait à travers une fissure. Elle leur trouva quelque chose de maléfique et comprit ce que Pierrounet entendait quand il disait que le marquis s’était emparé de l’âme de Jean. Toujours l’homme aux loups avait été fasciné, même au temps de leurs pires querelles, par le seigneur arrogant et superbe dont il avait tiré sa propre vie. Comme il avait toujours été fasciné par les vieilles pierres séculaires. Et la colère s’enfla dans le cœur de la jeune femme. Pendant un moment même, elle connut la haine. Il fallait que le marquis fût véritablement entre les mains du démon pour triompher toujours de tout et de tous, pour réussir encore à régner sur le petit peuple d’esclaves qu’il avait de tous temps dominé de sa seigneuriale arrogance ! Mais, avec la colère et la haine revenait le goût du combat.

— Comment entre-t-on là-dedans ? demanda-t-elle. Faut-il ramper à travers des pierres écroulées ? Je vois mal Godivelle dans cet exercice…

— Non. On a réussi à installer une manière de porte et on passe facilement, en se baissant, bien sûr…

— Eh bien, allons rendre visite à M. le marquis de Lauzargues !…

En prenant bien garde aux pierres qui constellaient la pente herbue, on atteignit le pied du château et Pierrounet guida ses compagnons jusqu’à une ouverture carrée dans laquelle était encastrée une porte faite de planches. Il frappa trois coups, comme au théâtre, et la porte s’ouvrit sur la silhouette courbée de la vieille gouvernante.

— Bonsoir, Godivelle ! fit la voix froide d’Hortense. Ne croyez-vous pas qu’il est temps pour moi de venir saluer mon oncle ?

Godivelle recula avec un cri d’effroi, ce qui permit aux arrivants de s’engager sous la porte avant qu’elle n’eût le temps de la refermer.

— Il ne faut pas, balbutia-t-elle… il ne faut pas…

— Il faut en finir avec la comédie ridicule qui se joue ici ! Vous m’avez menti, Godivelle, et vous m’avez trompée. J’avais le droit de savoir.

Mais la vieille femme reprenait ses esprits :

— Nul n’a de droits ici, sinon le maître ! Allez-vous-en !

— N’y comptez pas !

En effet, repoussant Godivelle qui prétendait lui barrer le passage, Hortense pénétra dans la cuisine et tout de suite, elle le vit…

Foulques de Lauzargues était assis plutôt que couché dans l’alcôve de bois flanquée d’une horloge où Godivelle avait dormi durant tant d’années. Il était plus pâle et plus maigre encore qu’autrefois et, sous la grossière chemise de lin blanc qui la revêtait, sa poitrine se soulevait spasmodiquement, au rythme d’une respiration difficile. Ses cheveux blancs s’étalaient sur l’oreiller et lui faisaient une auréole fantastique sur laquelle ressortait la peau jaune et parcheminée du visage. Les ailes du nez se pinçaient et de grands cernes marquaient les yeux fermés mais, même réduit à cet état moribond, le marquis gardait toute l’altière majesté qui, durant sa vie entière, lui avait permis de régner, en tyran absolu, sur son entourage. Il y avait, dans cet homme à demi paralysé, quelque chose d’indomptable qui frappa Hortense. Il lui avait fait beaucoup de mal depuis que privée des siens par un double meurtre dont il avait été l’instigateur, elle était arrivée dans ce château des solitudes. Mais quelque chose lui disait qu’il était encore capable de lui en faire et qu’elle n’en avait pas fini avec lui. En aurait-elle jamais fini d’ailleurs puisque cet homme était de ces êtres maléfiques dont se nourrissent les légendes ? Maléfiques mais inoubliables ! Et d’ailleurs n’avait-elle pas, pendant quelque temps, subi son charme ? A présent c’était le tour de Jean…

Pensant qu’il dormait, elle hésita à le réveiller et jeta un coup d’œil autour d’elle. La vieille cuisine médiévale avec ses voûtes puissantes et son âtre profond était en effet sortie victorieuse de la catastrophe qui avait abattu le château. La table de bois luisant, les bancs et les objets usuels étaient toujours à la même place. Jusqu’aux faïences à fleurs naïves du buffet, jusqu’au petit bénitier qui décorait le fond de l’alcôve. Il y avait toujours les grands pots de grès et, pendus à leurs crocs de fer plantés dans la voûte, les chapelets d’oignons, les jambons et les saucissons. Il y avait toujours la grande marmite pendue dans la cheminée, la rôtissoire et, tout auprès, le long « buffadou » de bois sculpté dans lequel on soufflait pour raviver le feu…

Machinalement, la jeune femme caressa le bois ciré, doux comme du satin, de la grande table. Elle avait passé, dans cette cuisine, le meilleur de son temps à Lauzargues et elle était heureuse de la retrouver encore vivante même si elle n’était plus qu’un vestige qui ne correspondait plus à rien…

Derrière elle, François, Godivelle et Pierrounet attendaient qu’elle parlât, retenant leur souffle mais elle ne parvenait pas à s’y décider. Cet homme en train de mourir l’entendrait-il seulement ?… Et, soudain, elle entendit :

— Vous êtes venue faire l’inventaire ? C’est peut-être un peu prématuré ?

Elle s’approcha et vit que le marquis la regardait et que ce regard était toujours le même : froid, ironique, deux lacs couleur de glacier bleu que l’approche de la mort décolorait à peine. Alors elle lui rendit froideur pour froideur, sarcasme pour sarcasme :

— J’ai appris, non sans surprise, que vous étiez encore de ce monde, que vous aviez résisté même à l’écroulement du château. La nouvelle était assez fantastique pour mériter une visite. Je constate qu’en effet vous êtes toujours là. Comment allez-vous, mon oncle ?

— Mal puisque j’ai été trahi, puisque l’on vous a conduite ici. J’espérais bien ne jamais vous revoir et j’ignorais même que vous fussiez rentrée. Mais, de toute façon, cela n’a plus d’importance…

Il parlait en s’imposant un effort qui gonflait une veine de sa tempe, mais aucune pitié ne traversa le cœur d’Hortense.

— Ai-je jamais eu de l’importance à vos yeux ? En dehors du fait que vous espériez tirer de moi une fortune ?

— Plus que vous n’imaginez… car je vous ai aimée…

— Aimée ? Avez-vous jamais su ce que ce mot signifiait ? Aimée alors que par deux fois au moins vous avez tenté de me tuer ?

— C’est ma façon à moi d’aimer. Vous ne vouliez pas vous soumettre et moi je préférais vous voir morte qu’heureuse avec un autre. Mais je peux mourir en paix, à présent, car heureuse vous ne le serez jamais. Vous m’avez pris mon petit-fils et moi je vous ai pris son père. Il est à moi, à présent, Jean de la Nuit, Jean le meneur de loups ! Vous l’avez abandonné et moi je l’ai pris…

— Je ne l’ai pas abandonné. Dieu m’est témoin que je ne suis partie que pour sauver une femme que je tiens pour ma sœur. Une femme à qui je dois beaucoup. Je lui ai rendu la liberté mais pour lui rendre la vie et accomplir ce que mon père aurait souhaité que je fasse, j’ai dû passer plusieurs mois à Vienne…

— Touchante histoire ! Qui avez-vous suivi à Vienne ? Osez dire qu’il ne s’agissait pas d’un homme ?

— D’un homme ?… pas vraiment. D’une idée plutôt ! Nous avons tenté, avec une poignée de fidèles, d’arracher à l’Autriche le fils de l’Empereur…

Une brusque colère fit étinceler le regard terne du malade et lui arracha un spasme de toux :

— Êtes-vous folle ? Le fils de Bonaparte ? Vous vouliez le remettre sur le trône des grands Capétiens ? Quelle infamie !

— Lui préférez-vous donc le fils du régicide, Philippe-Egalité ? Le prince porte en lui le sang de l’Empereur et celui des Habsbourg. Vous pourriez avoir pour lui plus de considération… De toute façon…

— Vous avez échoué ? Pauvre folle, qu’espériez-vous contre la toute-puissance autrichienne ?

— La pauvre folle a failli réussir mais notre roi de Rome n’a plus longtemps à vivre. Il se meurt, même si Metternich refuse encore de s’en rendre compte. Je ne vous ai dit tout cela que pour vous faire comprendre que je n’ai pas démérité aux yeux de l’homme que j’aime. Pas une minute je n’ai cessé de penser à lui. Pas une minute je n’ai cesse de l’aimer.

— Cela vous fera de beaux souvenirs ! ricana le marquis. Car il vous faut désormais renoncer à lui et ce m’est une joie profonde de vous l’annoncer. Je lui ai donné à choisir entre devenir mon fils au su de tous ou rester votre amant. Et il a choisi. C’était facile d’ailleurs puisque vous aviez préféré courir les grands chemins en compagnie de votre précieuse amie. A présent, tout est en règle, tout est établi et vous allez pouvoir rire avec moi… J’ai arrangé cela avec le curé !

— Rire ? fit Hortense douloureusement.

— Mais oui, rire ! N’est-ce pas bouffon ? Vous porterez désormais tous deux le même nom : Lauzargues dont, à ma mort, il portera le titre de chevalier. Vous resterez comtesse mais plus séparée de lui que si un océan s’étendait entre ici et Combert. Un océan qu’il ne franchira jamais !

— Qu’en savez-vous ? Il m’aime et…

— En êtes-vous certaine ? Moi je crois qu’il aime encore plus l’idée d’être devant tous le dernier seigneur de ce castel écroulé. En outre, il n’est pas homme à revenir sur la parole donnée. Ou alors, il lui faudrait renoncer… renoncer au rêve de toute une vie !

Un rire dément secoua le corps amaigri presque invisible sous les draps et les couvertures…

— Vous êtes un monstre ! fit Hortense avec dégoût. Comment pouvez-vous être si cruel, si démoniaque alors qu’approche l’instant où vous allez paraître devant Dieu ?

Il eut un dernier éclat de rire qui s’acheva en hoquet. Godivelle se précipita avec un bol, souleva à la fois l’homme et l’oreiller et fit boire au mourant une ou deux gorgées d’un liquide brunâtre et qui fumait un peu.

— Vous devriez partir, madame Hortense. Il s’épuise à vous parler…

— Allons donc, Godivelle ! Il prend tant de plaisir à me faire du mal qu’il ne voudrait pas manquer cette scène pour un empire. Je suis en train de lui donner sa dernière joie…