Sous l’influence de la tisane calmante, les spasmes s’apaisaient et bientôt le marquis, repoussant la tasse, se laissa aller de nouveau sur ses oreillers.

— Grande parole, ma nièce, et combien juste ! C’est vrai, vous venez de me donner une joie sur laquelle je ne comptais plus. Soyez-en remerciée. Quant à Dieu, je ne m’en soucie guère. Nous nous sommes trop peu fréquentés pour qu’il me fasse l’honneur de me recevoir lui-même. Cela m’évitera ses reproches…

Dans les yeux de Godivelle, Hortense vit une lueur d’effroi et, d’un même geste, les deux femmes se signèrent…

— N’éprouvez-vous donc jamais le désir de faire la paix avec ce qui vous entoure et avec vous-même ? Quitterez-vous ce monde sans un regret, sans un signe de repentir ?

— Je ne me suis jamais repenti de rien. Quant aux regrets, si j’en ai, c’est de n’avoir pas réussi à assouvir tous mes désirs. A commencer par celui que j’avais de vous… mais je sais que vous ne m’oublierez jamais et que, dans la longue suite des nuits solitaires que vous allez passer, vous penserez à moi… presque autant qu’à l’homme que je vous ai arraché ! A présent, allez-vous-en ! Nous n’avons… plus rien à nous dire…

Il ferma les yeux, respirant avec difficulté. Godivelle tira Hortense en arrière et la jeune femme vit que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Faites comme il dit, madame Hortense. Qu’il trouve un peu de paix à son dernier instant !

— Etes-vous certaine qu’il soit si proche, cet instant ? Et moi je veux voir Jean. Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas au chevet de ce père tant aimé ? C’est là sa place. Il l’a payée de tout mon amour.

— Il est allé essayer de lui rendre un dernier service. Allez-vous-en ! Demain, tout le pays apprendra la vérité sur ces derniers mois ici et moi je réclame le droit de rester seule avec mon maître !

Vaincue par l’espèce de grandeur qui émanait de cette vieille femme usée au service d’un homme qui ne méritait pas tant d’amour, Hortense baissa la tête…

— Qu’il en soit fait comme vous le désirez. Je vais rentrer, Godivelle. Je pourrais attendre dehors le retour de Jean. Je ne le ferai même pas. Je commence à croire que cela ne servirait à rien… que ce n’est plus la peine. Il a choisi. Que son choix soit respecté, même si je dois en mourir de chagrin. Adieu, Godivelle ! Souvenez-vous qu’il y aura toujours, à Combert, une place pour vous.

Elle se dirigeait déjà vers la porte basse, mais Godivelle l’arrêta… et l’embrassa :

— Je dirai ce que j’ai entendu ce soir, murmura-t-elle. Ne perdez pas espoir, madame Hortense.

— Non, Godivelle. Un homme comme Jean ne revient jamais sur la parole donnée. Il est à jamais perdu pour moi… Je vous demande seulement de veiller sur lui comme vous avez veillé sur… son père ! Venez, François !…

Les yeux pleins de compassion, celui-ci lui offrait son bras. Elle le prit en réprimant le sanglot qui lui nouait la gorge et s’y appuya un instant. Après les débordements de haine qu’elle venait d’affronter, elle avait besoin de sentir auprès d’elle cette force calme, cette amitié quasi paternelle qui, plus clairvoyante que l’amour, n’avait jamais douté d’elle. Puis, silencieusement, tous deux franchirent la porte basse et redescendirent vers les chevaux… Pierrounet les suivit…

— Je vais vous accompagner jusqu’aux limites du domaine, dit-il. Mais François refusa.

— C’est inutile. Si Jean n’est pas là, les loups n’y sont pas non plus. Néanmoins, garde ce cheval et mets-le à l’écurie. Il te permettra de venir nous prévenir quand tout sera fini…

Tandis que Pierrounet entraînait l’animal vers la maison, les deux cavaliers se remirent en selle mais, au lieu de reprendre le chemin de la rivière, ils passèrent devant la chapelle et se dirigèrent vers le chemin qui longeait le village pour rentrer à Combert par la route normale. Cela, afin d’être sûr d’éviter toute mauvaise rencontre…

La nuit était profonde mais François connaissait chaque pierre, chaque brin d’herbe de son pays et Hortense savait qu’avec lui elle ne risquait pas de se perdre. Il allait en tête et elle le suivait machinalement. A présent que nul ne pouvait plus la voir, elle laissait couler les larmes qui l’oppressaient. Jamais elle n’avait éprouvé pareille détresse, pareille impression d’être abandonnée au cœur d’un monde hostile. Même la silhouette solide de François, qu’elle apercevait devant elle, ne la consolait pas. Qu’allait-elle faire d’une vie sans Jean ? Allait-il falloir vivre ainsi l’un près de l’autre, à peine à deux petites lieues, aussi séparés, aussi hostiles peut-être qu’il en avait été du temps du marquis ? Elle avait tant besoin de lui dans sa chair comme dans son cœur mais lui, apparemment, n’éprouvait pas le même besoin. Sinon il n’aurait pas accepté ce pacte scandaleux : renoncer à elle pour le triomphe de devenir un chevalier de Lauzargues.

Le cri d’une chouette, triste à mourir, troua la nuit, cette nuit qui abritait Jean, cette nuit qui était son royaume et où il savait se fondre aussi totalement que ses loups, aussi totalement qu’un fantôme. Il devait bien être quelque part dans ces champs, dans ces bois ?… Alors soudain, Hortense cria, de toute sa voix, de tout son amour à l’agonie :

— Jean !… Jean… Je t’aime… je t’aime… je t’aime !

L’écho renvoya sa voix à travers la vallée et l’on dut l’entendre jusqu’au village dont le clocher pointait au ras de la planèze. François, à ce cri, n’avait même pas tressailli. Il le reconnaissait. Il savait, il sentait qu’il allait venir, qu’Hortense ne pourrait pas le retenir longtemps. Lui aussi, jadis, avait crié dans la nuit le nom de Victoire quand il avait été certain qu’elle ne reviendrait plus. C’était une façon comme une autre d’exorciser la souffrance d’amour et il en avait éprouvé un peu de soulagement. A présent, il entendait Hortense sangloter sans retenue, sachant bien qu’il n’essaierait même pas de lui dire des paroles qui ne serviraient à rien, qui ne pourraient jamais la consoler… Simplement, au bout d’un moment, il se retourna sur sa selle et attendit qu’Hortense fût auprès de lui.

— Voilà la route ! dit-il seulement. Et voilà le vent qui se lève. Il faut rentrer auprès de votre fils, madame Hortense. Prenons le galop…

Elle ne répondit pas et à son tour se retourna. On était à l’endroit exact où, la nuit de sa fuite, elle s’était retournée pour regarder les tours de Lauzargues. On les apercevait à peine, ce soir, à cause de la nuit sombre et Hortense y vit un signe. Il allait falloir essayer d’oublier…

Le vent se faisait vif et Hortense frissonna. D’un revers de bras, elle essuya ses yeux :

— Vous avez raison, François. Rentrons ! Rentrons vite ! Je n’ai plus rien à faire ici… plus jamais !

On prit le galop et le vent sécha les dernières larmes d’Hortense…

Il était tôt, le matin suivant, quand l’écho d’un glas vint jusqu’à Combert et jeta Hortense à sa fenêtre pour mieux entendre mais le doute n’était pas permis : les lents battements de la cloche venaient de Lauzargues. Le marquis avait cessé de vivre pour la seconde fois et l’on allait apprendre, par toute la province, comment le plus orgueilleux des seigneurs avait vécu terré comme une bête pour que nul ne fût témoin d’une déchéance physique insupportable à son orgueil…

Le ciel était d’un bleu immaculé, en dépit de la brume qui montait de la rivière et ouatait les vallées. L’air était d’une pureté de cristal et portait bien le son en dépit de la distance. Pourtant, Hortense voulut l’entendre mieux, ce tintement funèbre qui consacrait la mort de son plus terrible ennemi et sa propre défaite. Dans un jour ou deux, on porterait le corps du marquis dans la chapelle Saint-Christophe et il reposerait auprès de ses victimes : sa femme, la douce Marie de Lauzargues qu’il avait tuée froidement, son fils, le malheureux Étienne, l’époux d’Hortense qu’il avait conduit au suicide. Il reposerait là parce que c’était la tradition et nul ne s’aviserait sans doute que c’était un scandale qu’enterrer en un lieu saint ce vieux diable qui avait passé sa vie criminelle sans être effleuré jamais par l’idée de repentir.

Jean, sans doute, conduirait le deuil comme il en avait à présent le droit et le devoir et, normalement, Hortense et son fils devraient être présents eux aussi mais, quoi que l’on puisse dire, au pays, Hortense savait qu’elle n’irait pas. Elle aurait trop l’impression de figurer l’une de ces captives que l’on enchaînait, jadis, au char du vainqueur…

S’enveloppant d’un châle, elle voulut descendre au jardin. Ce faisant, elle rencontra, au pied de l’escalier, François, Jeannette et Clémence. Au visage des femmes, elle comprit que François venait de les mettre au courant…

— Le marquis encore vivant dans ces ruines ! s’exclama Jeannette. Qui aurait pu croire chose pareille ?

— D’un homme comme lui, rien n’étonne, bougonna Clémence. Faut seulement espérer que, cette fois, il est bien mort !

Et pour se faire pardonner cette pensée si peu chrétienne, elle se hâta de faire trois ou quatre signes de croix… A tout hasard…

— Il faudra prier pour lui, dit Hortense. Je crois qu’il en aura besoin…

— Par ma foi, c’est pas mes prières qui lui donneront la paix, fit Clémence. Après ce qu’il a fait à notre demoiselle Dauphine, il peut bien griller en enfer tout à son aise ! Je ne comprends même pas qu’on sonne la cloche pour lui.

Hortense ne put s’empêcher de sourire. La rude franchise de Clémence lui plaisait. En voilà une, au moins, que les hypocrisies de convenance n’encombraient pas…

Son châle bleu serré autour de ses épaules, elle sortit dans l’air frais du matin. Le jardin lui parut particulièrement beau parce qu’aux fleurs encore brillantes s’ajoutaient les ors et les pourpres de l’automne. Il avait la beauté fragile des choses qui vont plonger dans le silence hivernal et disparaître jusqu’à ce que le printemps les rappelle à la vie. La paix y était profonde et Hortense y fut sensible. On aurait dit que le monde se retenait de respirer et concentrait ses forces dans l’attente de l’épreuve qui allait venir.

Lentement, la jeune femme descendit la grande allée, laissant son regard caresser les fleurs : les chrysanthèmes jaunes, les reines-marguerites blanches et dorées, les phlox écarlates qui revêtaient la terre d’une parure somptueuse. Elle voulait aller jusqu’à la rivière, ce lien vivant, indestructible, qui reliait Combert à Lauzargues, et s’y asseoir un moment pour regarder bouillonner l’eau auprès de laquelle elle avait connu ses heures les plus douces. La révolte l’avait quittée et elle ne sentait plus qu’une grande lassitude. Il avait fallu lutter contre trop de choses et trop de gens durant ces mois écoulés ! Et Hortense n’avait plus de force pour un combat qu’elle savait perdu d’avance. Elle n’aspirait plus qu’à la paix et cette maison, ce jardin pouvaient la lui dispenser… Elle resterait là, à regarder grandir son fils, à regarder bouillonner l’eau, à regarder passer la vie… alors qu’elle n’avait que vingt ans !…

Elle eut froid tout à coup et quand une main se posa sur son épaule, elle en éprouva un réconfort mais, pensant que c’était Clémence, ou François, elle ne se retourna pas et murmura :

— Je vais rentrer bientôt mais laissez-moi seule encore un moment…

— Tu es trop jeune pour la solitude, dit la voix de Jean. J’aurais dû le savoir…

Le cœur arrêté, elle ferma les yeux pour mieux retenir ce qui ne pouvait être qu’un rêve. Mais une autre main se posait sur elle et l’obligeait à se relever. Alors elle ouvrit les yeux et vit qu’il était là, qu’elle ne rêvait pas, que c’était bien Jean, son Jean, celui qu’elle ne cesserait jamais d’aimer, qui la tenait entre ses deux mains.

— Tu es venu ? balbutia-t-elle. Tu es venu vers moi ?…

Un sourire fit étinceler les dents blanches et pétiller le regard d’azur pâle si semblable à celui du marquis.

— Cette nuit, tu as crié mon nom dans le vent et le vent me l’a apporté. Il fallait que je vienne.

— Pour me dire adieu ?

— Non. Pour te demander si tu veux toujours de moi… tel que je suis, c’est-à-dire l’homme de la nuit, le maître des loups…

— Non. Tu es Jean de Lauzargues à présent et je ne te demanderai jamais un parjure. Je m’étonne même que tu le proposes.

— Qui parle de parjure ? Cette nuit, j’ai rendu sa parole au marquis. Je lui ai dit que je préférais n’être rien mais garder ton amour. Si tu le veux toujours, je vivrai auprès de toi, dans ton ombre, auprès de notre fils… J’ai trop souffert de ton absence !

Mais déjà elle était dans ses bras, riant et pleurant tout à la fois, emportée par une vague de bonheur si puissante qu’elle lui coupait le souffle…