Lorsque Clémence entra un moment plus tard afin de s’assurer que la provision de bûches était suffisante pour la soirée, elle fut si saisie de voir Hortense installée à cette lâcha toujours vide et travaillant à la tapisserie qu’elle en place l’un des tronçons de bois qu’elle portait. Hortense leva les yeux :

— Eh bien, Clémence ?

— Faites excuses, madame Hortense, mais je ne m’attendais pas à vous voir là. En ouvrant la porte j’ai cru… Pauvre Sainte Vierge, j’en ai encore le cœur qui me bat !

— Vous avez cru revoir Mlle Dauphine, n’est-ce pas ? C’est un peu ce que j’espérais. Sachez qu’à l’avenir je me conduirai exactement comme elle l’eût fait à ma place. C’est-à-dire que je ferai en toutes choses ce que j’ai envie de faire, quoi qu’on en puisse dire autour de moi.

L’entrée de Jeannette qui amenait le petit Étienne à sa mère dispensa Clémence de répondre. Elle se hâta de disposer ses bûches et reprit le chemin de sa cuisine en fermant la porte aussi doucement que s’il s’agissait d’une chambre de malade.

— Qu’a donc Clémence ? dit Jeannette qui avait suivi cette sortie inhabituelle avec surprise.

— Elle est mal remise de ce que je viens de lui apprendre et qu’après tout je vais vous annoncer à vous aussi. Jean et moi allons nous marier, secrètement bien sûr, mais nous marier tout de même.

Le sourire qui illumina le doux visage de la jeune nourrice réchauffa le cœur d’Hortense.

— C’est une nouvelle qui fait plaisir à entendre, madame Hortense. Mon oncle et moi nous espérions bien que vous en viendriez là.

— Cela n’a pas été sans peine. Jean refusait farouchement ce mariage. A cause des gens… Comme si cela avait de l’importance.

— Non, pas à cause des gens, rectifia Jeannette doucement, à cause de sa fierté. C’est vous qui avez tout et lui n’apporte rien… rien de visible tout au moins. Mais je suis bien heureuse pour tous les deux qu’il accepte. Cela ne vous ressemblait ni à l’un ni à l’autre de vivre dans le péché…

Vivre dans le péché ! La petite phrase trottait encore dans la tête d’Hortense tandis que, le lendemain après-midi, elle foulait du pied les petits pavés ronds de la rue de la Rollandie à Saint-Flour en direction de la maison de son vieux cousin le chanoine de Combert. Elle avait profité de la voiture de François qui venait au marché de la ville renouveler la provision de chandelles et d’huile pour les lampes de Combert. Sa visite faite, elle repartirait avec lui sans d’ailleurs s’accorder le plaisir d’une visite à Mme de Sainte-Croix pour ne pas être obligée de passer la nuit à Saint-Flour.

Proche de la belle cathédrale dont les sévères tours carrées couronnaient les toits bleus de la ville haute, la rue de la Rollandie, qui rejoignait le rempart à la Grand-Place, contenait quelques-unes des plus anciennes maisons d’une cité qui cependant en comportait beaucoup et de fort belles. Celle du chanoine de Combert, avec la triple accolade de pierre de sa porte Renaissance et ses fenêtres à colonnettes, était sans doute l’une des plus élégantes. Le petit chanoine rond et rose qui, avec sa couronne de cheveux blancs bouclés, ressemblait à un angelot vieilli, menait là une vie douillette sous la houlette d’une gouvernante format grenadier qui veillait sur sa santé et sur son confort avec une farouche énergie.

D’ordinaire, l’intérieur de la maison fleurait une délicate odeur de bergamote mais quand Hortense monta son bel escalier de pierre blanche que Florette – c’était l’incroyable prénom de la vigoureuse gouvernante – devait certainement racler au couteau tous les jours pour qu’il fût aussi propre, une roborative odeur de choux, d’oignons et d’épices apprit à la jeune femme que le chanoine aurait de la potée pour son souper. Mais ce n’était un secret pour personne que le cher homme vivait, lui aussi, dans le péché. Un aimable péché qui était celui de la gourmandise.

La voix de Florette, précédant Hortense dans l’escalier, lui revint, tonitruante en dépit de l’épaisseur des murs.

— C’est Mme la comtesse de Lauzargues qui s’en vient vous faire visite, Monsieur le chanoine.

— Mais quelle bonne surprise ! Venez, ma chère enfant, venez vite !

La fin de la phrase s’acheva sur le palier, et en y arrivant Hortense tomba pratiquement dans les bras courts de son vieil ami. On s’embrassa à la mode paysanne que le chanoine appréciait plus que les révérences de cour…

— Tâchez d’ajouter quelques friandises à notre menu, ma bonne Florette ! Mme de Lauzargues soupera avec moi ce soir…

— Malheureusement non, dit Hortense, et je vous en demande bien pardon en ajoutant que je le regrette de tout mon cœur. Mais je ne suis en ville que peu de temps : tout juste celui de venir causer avec vous un moment. Si toutefois je ne suis pas importune ?

— Importune, vous ? Entrez, mon enfant, et croyez que je regrette de ne pas vous garder plus longtemps. Du thé, Florette !

Avec sa profonde cheminée où brûlait un bon feu, ses vieux meubles de châtaignier bien cirés, les deux bibliothèques bourrées de livres qui se faisaient face et ses fauteuils antiques adoucis d’épais coussins de velours rouge, assorti aux rideaux, la pièce où entra Hortense était chaude et accueillante. Elle contrastait agréablement avec le courant d’air glacé qui régnait dans la rue et que le faible soleil hivernal ne parvenait pas à réchauffer. Hortense s’installa avec un soupir de satisfaction après avoir ôté son manteau fourré et desserré un peu les larges brides de sa capote de velours noir dont la passe de mousseline blanche bouillonnée mettait sur son visage une jolie lumière. Bien carré dans son fauteuil, le chanoine la considérait avec un plaisir visible.

— Les jolies femmes sont une joie rare dans cette maison, ma chère Hortense, et vous êtes, Dieu me pardonne, plus rayonnante que jamais. Comment va notre petit Étienne ?

Ainsi que l’exigeait le code des bonnes manières, Hortense donna des nouvelles de son fils, s’enquit de la santé du chanoine et échangea avec lui quelques généralités touchant leurs parents ou amis communs. Cela donna à Florette le temps de revenir avec un plateau chargé d’une théière fumante, de petits gâteaux et de tous les ustensiles nécessaires à la cérémonie du thé telle qu’on la concevait dans les bonnes familles. Et ce fut seulement après avoir grignoté deux galettes et bu une tasse de l’odorant breuvage qu’Hortense exposa enfin le but de sa visite :

— Mon cousin, je suis venue vous demander de me marier et j’espère que vous ne refuserez pas de procéder à une cérémonie tout intime et qui devra demeurer ignorée…

Si le chanoine fut surpris, il n’en montra rien. Sa main dodue chassa soigneusement quelques miettes de pâtisserie qui s’attachaient à sa soutane :

— Un mariage secret ?

— Oui. Aucun autre n’est possible, hélas !… Du moins à ce que tout le monde me laisse entendre.

— Ce tout le monde-là doit se résumer à une demi-douzaine de personnes tout au plus, remarqua M. de Combert qui s’enfonça plus profondément dans ses coussins et croisa ses doigts sur la belle croix pectorale pendue à son cou. Puis il ferma les yeux un instant. N’imaginant pas qu’il fût en train de s’endormir, Hortense respecta son silence. Mais comme celui-ci menaçait de s’éterniser, elle se hasarda à murmurer :

— Vous ne me demandez pas qui j’ai l’intention d’épouser ?

Le chanoine rouvrit les yeux. Ses prunelles d’un joli bleu gentiane eurent un pétillement amusé qui ne se traduisit cependant pas par un sourire.

— Je crois que je le sais. Nous parlions de vous voici peu, notre cousine de Sainte-Croix et moi – oh, soyez sans inquiétude – avec toute l’affection que nous vous portons l’un et l’autre, et nous en étions venus à cette conclusion que c’était une éventualité à envisager. Bien qu’elle ne soit guère souhaitable…

Tout de suite, Hortense s’insurgea :

— Guère souhaitable pour qui ? Pour moi en tout cas, épouser Jean représente le plus grand bonheur qui soit au monde.

Cette fois, le chanoine sourit :

— Je ne devrais peut-être pas vous le dire mais j’ai appris, au cours d’une vie déjà longue, que le mariage, même s’il se pare dans ses débuts des couleurs tendres de l’amour partagé, les conserve rarement jusqu’à la fin dernière. Et quand il s’agit d’une passion, c’est encore plus rare.

— Je suis sûre de l’amour de Jean et je suis sûre de mon amour. Si deux êtres ont été destinés l’un à l’autre de toute éternité, c’est bien nous.

— C’est ce que l’on dit toujours en pareil cas. Mon enfant, je ne nie pas les grandes qualités de ce garçon. Je ne nie même pas qu’il soit sans doute le plus digne représentant de cette vieille race des Lauzargues. Malheureusement…

— Il n’en porte et n’en portera jamais le nom, je sais ! coupa Hortense. Et c’est la raison pour laquelle j’ai parlé d’un mariage secret dans lequel la loi n’entrera pas en jeu puisqu’il faut tenir compte de cette misérable question de nom. Et ce mariage, je vous demande de le célébrer, ici ou à Combert, au jour et à l’heure qui vous conviendront. Je ne peux ni ne veux vivre sans l’homme que j’aime mais au moins je veux pouvoir être sa compagne devant Dieu et en pleine tranquillité de conscience.

— Ces sentiments vous honorent, soupira M. de Combert, et je ne vois pas comment vous refuser. Pourtant, quelque chose m’intrigue : comment êtes-vous parvenue à convaincre votre ami de consentir à ce mariage ? D’après Mme de Sainte-Croix – et vous l’avez vue tout récemment – il en était fort éloigné ? En outre, c’est, si je ne me trompe, un homme qui ne change pas facilement de ligne de conduite ? Alors ?

Hortense sentit la rougeur monter à son visage et l’envahir jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. Elle aurait dû tenir compte de l’extrême pénétration de ce vieux prêtre habitué dès longtemps à sonder les replis de l’âme humaine. Mentir à ces yeux bleus qui la scrutaient lui parut tout à coup impossible… Elle choisit alors ce qu’elle crut une échappatoire habile.

— Mon père, dit-elle, voulez-vous m’entendre en confession ?

Le chanoine eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

— Sans doute… mais vous m’inquiétez ! Vous seriez-vous servie d’un moyen déloyal ? D’autre part, je vous rassure tout de suite. Point n’est besoin de l’appareil d’un confessionnal pour qu’un secret demeure caché au fond de mon cœur. Souvenez-vous que j’ai pour vous estime et affection.

Hortense comprit qu’elle était vaincue, qu’il allait falloir tout dire mais, curieusement, cela lui parut tout à coup beaucoup plus facile.

— Vous parliez d’estime ? Je crains d’en perdre une partie car, c’est vrai, j’ai obtenu l’assentiment de Jean par un stratagème.

— Lequel ?

— Je lui ai dit que j’attendais un enfant.

— Et… ce n’est pas vrai ?

— Pas encore. Mais j’espère de tout mon cœur que cela le sera très vite.

Il y avait du défi dans la voix de la jeune femme et l’aimable visage du chanoine se ferma.

— Je vous le souhaite. Sinon, ne comptez pas que je bénirai un mariage bâti sur un mensonge. Comment ne comprenez-vous pas que vous avez tendu à cet homme un piège indigne de vous et indigne de lui ?

— Je l’aime et je veux le lier à moi pour toujours.

— C’est une explication, ce n’est pas une excuse ! Voyant s’assombrir le visage de sa visiteuse, le vieil homme adoucit le ton et même trouva un sourire.

— Mon enfant ! Ne croyez pas que je vous condamne. La passion, je le sais, peut conduire à bien des excès. Elle rend aveugle et sourd, elle entame parfois les défenses de la conscience, mais vous êtes une femme de trop haute qualité pour vous laisser aller à ces accommodements douteux avec le ciel. Vous me dites que vous avez, de tout temps, été destinés l’un à l’autre ? Vous dites encore que vous voulez être la compagne de Jean au moins devant Dieu et en toute conscience ? Alors, pourquoi tant de hâte ? Pourquoi ne pas laisser justement à Dieu le soin de juger ? Si vous devez être unis, il saura bien démêler l’écheveau si embrouillé de vos deux vies pour en tisser un ruban lisse et uni…

— Comme il l’a fait pour notre cousine de Sainte-Croix, lorsqu’elle s’appelait Mlle de Sorange et pour le vidame d’Aydit ? fit Hortense amèrement.

— Peut-être ces deux-là n’aimaient-ils pas assez ? Notre chère cousine a toujours été d’un caractère porté vers le goût de la contradiction et je crois que le vidame était du même bois. Ils tenaient l’un à l’autre d’autant plus qu’on voulait les empêcher de s’unir. Je crois votre amour d’une qualité plus haute et plus solide, mais…