Une fois encore, elle remplit le verre du bonhomme, ajoutant avec un sourire :

— Buvez encore un peu ! Le vin chasse les mauvaises fumées de la nuit. Puis vous irez dormir à la ferme où Clémence va vous conduire car vous avez besoin de repos. Demain, après un bon repas, vous verrez les choses sous d’autres couleurs et vous vous sentirez un autre homme.

— Ma foi, m’âme la comtesse, c’est pas d’refus. C’est vrai que je me sens pas bien. Vous croyez que j’aurais pu avoir des… comment vous dites ?

— Des hallucinations ? J’en suis persuadée. Il court déjà bien des légendes sur Lauzargues. Elles vous seront montées à la tête. De toute façon, nous ferons dire des prières…

Remorqué par une Clémence qui, visiblement, ne savait trop que penser, Sainfoin quitta la cuisine et prit la direction de la ferme. Du seuil de la porte, Hortense les regarda s’éloigner dans la brume du matin.

— Tu as agi sagement, fit derrière elle la voix de Jean. Il est mauvais de laisser courir de telles histoires. J’ai seulement peur que, même après un long sommeil et même si tu le faisais boire à rouler par terre, cet homme n’ait pas complètement oublié.

— Tu as entendu ?

— Tout. J’étais là, dans la salle à manger, mais j’ai préféré ne pas me montrer. Viens, Clémence va revenir et nous avons à parler.

Ensemble, ils gagnèrent le salon où Hortense alla tendre ses mains au feu qui flambait dans la cheminée. Elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et, en vérité, ne savait trop que penser du fantastique récit du colporteur. Derrière elle, le pas régulier de Jean, qui arpentait le salon, faisait craquer les lames du parquet.

— Que penses-tu de cette histoire ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Que veux-tu que j’en pense ? Cet homme boit comme une éponge. Dieu sait combien de verres il avait dû absorber au long de son chemin quand il est arrivé en vue du château…

— Mais ce feu… ces cris !

— Tu l’as dit toi-même : des hallucinations, des rêveries d’ivrogne. Tu ne vas tout de même pas y attacher foi ? Brusquement, elle se retourna et lui fit face :

— Et toi ? Est-ce que tu n’essaies pas de te convaincre toi-même ? Tu sais aussi bien que moi qu’il s’est toujours passé d’étranges choses au château, du vivant même du marquis. Pourquoi en irait-il autrement après une mort qui n’a rien eu de saint ?

Jean vint vers Hortense et posa ses mains sur ses épaules et, au contact des grandes paumes chaleureuses, la jeune femme sentit son cœur se calmer.

— J’ignore ce qui s’est passé réellement là-bas durant la nuit dernière, mon cœur, mais je sais une chose : c’est que je dois y aller.

Tout de suite, elle protesta.

— Pour quoi faire ?

— Parce qu’il le faut. As-tu oublié que Godivelle est là-bas ? Si les cris de cet imbécile ont affolé le village et les alentours, Dieu sait ce qui peut se passer à présent ! Godivelle est peut-être en danger ?

— Qui pourrait vouloir du mal à Godivelle ? A dix lieues à la ronde on l’estime. Je ne dirais pas qu’on l’aime car elle est d’un caractère plutôt tranchant mais il ne viendrait à personne l’idée de lui faire du mal.

— Tu n’en sais rien. En choisissant d’aller vivre dans l’ancienne ferme de Chapioux, auprès de ces ruines que d’aucuns peuvent considérer comme maudites, Godivelle s’est mise à l’écart des autres. Et quand la peur prend les hommes, elle est capable d’en faire des fauves. Qui te dit qu’on ne la considère pas un peu comme sorcière ? En ce cas, elle pourrait, je le répète, se trouver en danger. Je ne peux pas permettre cela.

— Elle n’est pas seule. Elle a Pierrounet.

— Ce n’est pas suffisant. Le garçon est de bonne race et il a du cœur, mais que pourrait-il contre une troupe déchaînée ?

— Et que pourrais-tu toi-même, si grand et si fort que tu sois ?

— Je n’ai pas que ma force. Moi, j’ai les loups !… C’est la meilleure garde que je puisse souhaiter.

— Je sais…

Avec une soudaine lassitude, Hortense s’écarta, et les mains de Jean retombèrent après avoir glissé de ses épaules en un geste caressant.

— Je sais surtout que tu veux, de toutes tes forces, aller vivre là-bas. Je pensais qu’au moins tu passerais l’hiver auprès de moi. Notre mariage devrait avoir lieu à Pâques. Le chanoine de Combert viendra tout exprès pour nous unir. Et d’ici là, j’espérais que nous serions ensemble puisque, bientôt peut-être, la neige nous enfermera. Si tu pars à présent, tu ne reviendras pas…

Presque de force, il la reprit contre lui.

— Quelle sottise ! Comme si la neige, la tempête ou le gel pouvaient m’importer quand il s’agit d’aller vers toi ? Je reviendrai, ma douce, je reviendrai souvent. Mais à présent je dois voir ce qui se passe là-bas et protéger Godivelle. Elle est vieille, tu sais ? Même si elle fait semblant de ne pas le savoir.

Il l’embrassa et elle lui rendit son baiser car elle était bien incapable de s’en défendre.

— Et si j’allais avec toi ?

— A Lauzargues ? Allons, Hortense, ne m’as-tu pas dit que tu ne voulais plus te retrouver là-bas ? Que cet endroit te faisait horreur ?

— Pour être avec toi, j’irais jusqu’en enfer, tu le sais bien…

— Je n’en doute pas un seul instant, mais moi je ne consentirais pour rien au monde à t’y conduire…

Sa voix s’adoucit jusqu’à n’être plus qu’un tendre murmure, un chuchotement doux contre l’oreille de la jeune femme :

— Toi, tu vas rester sagement ici, bien au chaud, bien au calme. N’oublie pas que tu as charge d’âme et que tu portes en toi quelque chose d’infiniment précieux… quelque chose qui m’est déjà cher. Laisse-moi partir à présent. J’ai hâte de voir Godivelle…

Elle s’accrocha à lui.

— Quand reviendras-tu ? fit-elle, furieuse contre elle-même parce qu’il y avait des larmes dans sa voix. Des larmes qui étaient de tristesse mais aussi de rage de se retrouver ainsi prise à son propre piège.

— Bientôt, je te le promets. De toute façon, je veux passer Noël auprès de toi. Et Noël est dans une semaine…

Quelques instants plus tard, Jean était parti, Luern sur les talons. Il s’en allait à pied comme il l’avait toujours fait. Restée seule, Hortense se laissa tomber dans un fauteuil et se mit à pleurer. Elle avait beau savoir que Jean n’allait pas loin, elle se sentait triste à mourir. Quelque chose lui disait que plus d’une semaine s’écoulerait avant qu’elle ne revît celui qu’elle aimait.

La lettre arriva le lendemain…

CHAPITRE III

OÙ L’AMITIÉ REPREND SES DROITS

Recevoir une lettre à domicile était encore, en cette fin de l’année 1830, une sorte d’événement. Il n’y avait, en effet, qu’un peu plus de dix-huit mois que l’administration des Postes avait créé les facteurs ruraux. Et ces braves gens, qui exécutaient alors des trottes d’environ cinq lieues quotidiennes, ne pouvaient passer tous les jours. Aussi leur entrée dans une maison était-elle toujours accueillie selon les meilleures lois de l’hospitalité.

Il en fut ainsi à Combert quand le facteur de Chaudes-Aigues fit son entrée dans la cuisine en lançant un vigoureux :

— Bien l’bonjour à la compagnie ! Fait plutôt frais ce tantôt !… qui incita immédiatement Clémence à mettre à chauffer du vin, qu’elle additionna de sucre et de cannelle avant de poser la lettre sur un plateau pour la porter à Hortense qui travaillait à sa tapisserie tandis qu’Étienne s’efforçait, en se traînant sur le tapis, de salir le plus vite possible la robe propre que Jeannette lui avait mise.

— Ça vient de Paris, remarqua Clémence qui se hâta d’ajouter aimablement : J’espère que je vous apporte de bonnes nouvelles ?

— Je l’espère aussi, Clémence. Vous prenez bien soin de Gratien Dauzat, n’est-ce pas ? Un facteur est un homme précieux.

— N’ayez crainte, madame Hortense. Il aura pas à se plaindre de la maison.

La jeune femme avait déjà fait sauter le cachet rouge, déplié la lettre et cherché la signature, car l’écriture lui était inconnue. Avec une vive surprise, elle vit que la missive était de Vidocq, l’ancien chef de la Police de Napoléon et de Louis XVIII présentement reconverti dans la papeterie à Saint-Mandé. Mais pour elle, Vidocq était surtout un ami…

« Mme Morizet m’a donné votre adresse, écrivait-il, et je me hâte de vous faire part d’un renseignement que je viens de recevoir d’un de mes anciens collaborateurs dont vous me permettrez de taire le nom. Cet homme m’a dit que votre amie, la comtesse Morosini, n’a jamais quitté Paris ainsi que nous le pensions, vous et moi. Elle se trouverait actuellement sous les verrous et dans une situation que je n’hésite pas à déclarer dramatique.

« Malheureusement, je ne peux rien pour elle, n’ayant plus de pouvoir mais je pense que vous pourriez lui être d’un grand secours étant donné l’aide que la banque Granier a apportée au moment de l’instauration du nouveau gouvernement. Pouvez-vous venir jusqu’ici ? Je sais bien que le temps d’hiver n’est guère propice aux voyages mais je sais aussi ce que signifie pour vous le mot amitié. Alors j’ai confiance. Mme Morizet se joint à moi pour vous envoyer mille bonnes pensées. Elle ajoute que sa maison sera toujours prête à vous recevoir… »

Pour être bien certaine de n’être pas en train de rêver, Hortense relut la lettre, très soigneusement, une seconde fois et sentit son cœur se serrer. Felicia en prison ? Mais pourquoi ? Felicia en danger ? Mais de quoi ? De se voir enterrée vivante au fond de quelque vieille forteresse marine comme l’avait été son frère ? Ou bien…

Serrant la lettre dans sa poche, Hortense courut à la recherche de François qu’elle trouva au jardin en train d’arracher des souches pourries avant de bêcher.

— La malle-poste qui part de Rodez passe quand ? lui demanda-t-elle.

— Elle part de Rodez aujourd’hui à 2 heures et relaiera à Chaudes-Aigues demain matin vers 7 heures.

— Préparez-vous à me conduire à Chaudes-Aigues, François. Je pars dans une heure pour Paris. Ma plus chère amie y est en danger. Je dois l’aider. Vous direz cela à Jean quand vous le verrez. C’est une chose qu’il doit comprendre…

— Il la comprendra encore mieux si vous lui laissez un mot d’écrit. J’ai l’impression que vous lui en voulez et, en toute sincérité, je crois que vous avez tort.

— Tort parce que je veux passer ma vie auprès de lui ? S’il m’aimait autant que je l’aime, c’est un problème qui ne se poserait pas.

— S’il vous aimait mal, sans doute. Jean sait que la place de chacun est marquée ici-bas et qu’il doit l’occuper coûte que coûte. Puis, presque bas, il ajouta :

« Croyez-vous que je n’aimais pas celle qui est devenue votre mère ? Je l’aimais plus que tout au monde et je n’ai jamais cessé de l’aimer. Pourtant, je n’ai jamais rien fait pour l’empêcher de partir. Vous allez où votre devoir vous appelle comme il est allé là où le sien l’appelait. Mais ne partez pas sans lui laisser quelques lignes… »

Une heure plus tard, bagages faits et lettre écrite, Hortense partait pour Chaudes-Aigues où elle comptait passer la nuit dans la maison de ses amis Brémont.

Le docteur et sa famille aimaient beaucoup la jeune femme qu’ils avaient aidée lorsqu’elle s’était enfuie de Lauzargues pour échapper aux sévices du marquis. Ils n’auraient pas compris que venant dans leur petite cité, elle choisît de s’installer au relais de poste plutôt que chez eux. Cela valut à la jeune femme une agréable soirée passée au coin du feu entre Mme Brémont et ses filles car le docteur, bien sûr, courait la ville pour secourir ses malades, et cela lui fut infiniment doux. C’était, comme jadis – ou plutôt comme naguère car cette première soirée avait été vécue à peine un an plus tôt – une halte chaleureuse avant un combat, une manière comme une autre de prendre son souffle. Et quand, le lendemain, Hortense se retrouva dans la malle-poste, roulant sur les routes difficiles de sa haute Auvergne, elle eut l’impression que le temps s’abolissait et que tout recommençait.

L’impression était encore là quand, quatre jours plus tard, la lourde voiture pénétra, sous les appels de trompe de ses postillons, dans la cour des Messageries de la rue Plâtrière. Tout était comme au précédent voyage. A deux exceptions près : aucun colonel en demi-solde ne s’était mis au service d’Hortense au long du parcours et le temps était détestable. Une pluie fine et glacée noyait Paris, où, cependant, l’activité était grande en cette avant-veille de Noël. On ne voyait partout, sous une floraison de ces parapluies récemment promus emblèmes royaux[5], que des gens qui se hâtaient, le dos rond, pour protéger de leur mieux les paquets qu’ils rapportaient chez eux.