Hortense eut quelque peine à trouver une voiture qui consentît à la conduire à Saint-Mandé. La course était longue et la nuit commençait à tomber. D’autre part, étant donné le mauvais temps, la pratique ne manquait pas, mais la chance finit par lui sourire sous les traits d’un vieux cocher de cabriolet qui lui déclara :
— J’vas remiser à Picpus, ma petite dame. Alors votre Saint-Mandé ça me va tout à fait si vous donnez un petit quelque chose pour le retour au bercail. J’ai une voiture neuve mais un cheval qui commence à plus l’être tout à fait. Alors, le mauvais temps, moi, ça ne me dit rien. Faut que j’les ménage…
En foi de quoi, trois quarts d’heure plus tard, le cabriolet déposait sa passagère devant l’entrée du jardin de Mme Morizet, à travers les branches dépouillées duquel on voyait briller les lumières du rez-de-chaussée. Hortense sourit à cette image. La petite maison de Saint-Mandé avait été pour elle et pour son petit Étienne le plus accueillant des refuges et elle éprouvait une vraie joie à s’y retrouver.
Le son un peu fêlé de la cloche fit accourir sur le perron Honorine, la servante, qui cria :
— Qui est là ?
— Mme de Lauzargues, ma bonne Honorine. Voulez-vous demander à votre maîtresse si elle veut bien…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Déjà sur le perron, une petite silhouette replète vêtue de soie noire et coiffée de dentelles blanches doublait celle, nettement plus vigoureuse, de la domestique.
— Quand je vous disais que ce ne pouvait être qu’elle ? cria Mme Morizet en mettant dans les mains d’Honorine un parapluie grand comme une tente de campagne. J’étais certaine qu’elle arriverait ce soir. Je l’avais vue en rêve…
Un instant plus tard, la voyageuse tombait dans les bras de l’aimable vieille dame qui, au milieu d’un concert d’ordres contradictoires donnés à Honorine, la débarrassa de son manteau, de son chapeau, l’enveloppa d’un châle de cachemire et l’entraîna dans son petit salon où elle l’installa au coin du feu, les pieds sur les chenets et le dos bien calé dans un confortable fauteuil avant de la nantir d’une tasse de thé bouillant apparue comme par magie avec un cortège de tartines beurrées, de miel et de confitures.
Hortense se laissait faire avec bonheur, goûtant pleinement, après la longue épreuve de la route, la douceur conjuguée de cette amitié maternelle et de cette maison où tout semblait fait pour accueillir et réconforter les cœurs malheureux. Son corps se détendait. Ses jambes raidies par une longue immobilité dans le froid cessaient de lui faire mal et, tout en donnant à son amie des nouvelles de son petit Étienne auquel la vieille dame était fort attachée, elle renouait peu à peu avec ces jours du printemps précédent qui avaient fait entrer Mme Morizet dans sa vie et dans celle de son fils pour leur plus grand bien à tous les deux.
— Quelle joie de vous retrouver ! dit-elle enfin quand le flot de paroles de Mme Morizet lui en laissa le loisir. J’ai si souvent pensé à vous !
— Et moi donc ! Depuis que M. Vidocq est venu me demander votre adresse, votre chambre est prête. J’étais certaine que vous alliez venir.
— Est-ce que M. Vidocq vous a dit ce qui s’est passé ? Il n’explique pas grand-chose dans sa lettre, sinon que mon amie Felicia serait emprisonnée…
— Je n’en sais pas plus que vous. Mais il va certainement passer ce soir, puisque nous sommes un jour d’arrivée de la malle de Rodez. Lui aussi était certain que vous alliez venir.
— Cela prouve que vous me connaissez bien tous les deux. D’ailleurs je ne pouvais pas faire autrement : je suis trop inquiète…
La cloche de la rue annonçant un visiteur lui coupa la parole.
— Ce doit être lui, dit Mme Morizet en se levant pour aller l’accueillir. Je n’attends personne à cette heure.
C’était en effet Vidocq. L’ancien pensionnaire du bagne de Brest devenu le plus grand policier de France avait beau n’être plus qu’un simple fabricant de papier depuis qu’en 1827 il avait donné sa démission, il n’en demeurait pas moins l’homme le mieux informé qui soit, grâce à toutes les amitiés, proches de la complicité, qu’il gardait aussi bien dans la police elle-même que dans les milieux les plus divers. De sa place, Hortense entendit sa voix sonore qui s’écriait, dans le vestibule :
— Elle est là ? C’est la meilleure nouvelle de la journée…
— En fait de nouvelles, s’écria-t-elle, il semblerait que les vôtres ne soient guère bonnes, monsieur Vidocq. Votre lettre m’a épouvantée.
— C’est la raison pour laquelle je l’ai écrite, madame la comtesse. J’espérais qu’elle vous ferait venir, car si quelqu’un peut tirer votre amie du piège dans lequel elle est tombée, c’est bien vous.
— Moi ? fit Hortense avec surprise. Je ferai bien sûr tout ce que vous me direz de faire, mais je ne suis qu’une campagnarde sans relations et je ne crois pas avoir beaucoup d’influence.
— La banque Granier de Berny, dont votre fils est l’héritier, en a, elle. Comme la banque Laffitte, elle s’est engagée résolument dans le financement de la nouvelle monarchie. Le roi Louis-Philippe ne devrait pas avoir grand-chose à vous refuser…
— J’espère que vous avez raison mais, je vous en prie, apprenez-moi ce qui s’est passé. Quel est ce piège dont vous dites que la comtesse Morosini a été victime ? Et d’abord où est-elle ? Le savez-vous ?
— Bien sûr que je le sais. Elle est à la Force.
— A la Force ? Ce n’est pas une prison de femmes, cela ?
— C’est une prison politique, et Mme Morosini n’y est pas en tant que femme. Elle a été arrêtée sous des habits d’homme et on s’en est tenu là. Je crois même savoir qu’elle est au secret et en grand danger d’aller remplacer son frère dans l’une des casemates de ce château du Taureau dont vous aviez presque réussi à le faire évader.
Hortense ne put s’empêcher de frissonner à l’évocation de cette heure, la plus noire qu’elle eût vécue auprès de Felicia : une grève bretonne un peu avant le lever du jour, une barque montée par quatre hommes qui venaient de tenter l’impossible : arracher un prisonnier au château du Taureau, la vieille forteresse marine ancrée devant la rade de Morlaix. Ils auraient réussi ce fantastique exploit s’ils n’étaient arrivés juste à temps pour voir mourir celui auquel ils se dévouaient : Gianfranco Orsini, le frère de Felicia, arrêté depuis des mois pour carbonarisme.
Hortense gardait au fond des yeux la silhouette grise de la terrible prison battue des vents, battue des flots. L’idée que Felicia, la belle, la fière Felicia pût aller y vivre une lente et désespérante agonie lui était intolérable.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé, soupira-t-elle, et si piège il y a eu, qui le lui a tendu ?
— D’honneur je n’en sais rien. Quelques jours après votre départ, Mme Morosini a été convoquée, suivant la procédure habituelle, à une réunion au café Lamblin. Elle a, paraît-il, hésité à y aller car elle était alors sur le point de quitter la France pour se rendre à Vienne afin de…
— Je sais. Il m’est arrivé d’avoir envie d’aller la rejoindre…
— Heureusement que vous n’en avez rien fait ! Elle était donc sur le point de partir, mais l’invitation était pressante et elle a dû penser qu’elle trouverait auprès des « bons cousins » une aide quelconque, une recommandation peut-être auprès des carbonari de là-bas. Et, comme d’habitude, elle y est allée en costume de garçon. Or, là-bas, elle n’a trouvé aucun des habitués : ni Buchez, ni Rouen l’aîné, ni Flotard… ni votre serviteur. Simplement quelques comparses attirés là pour la circonstance et qui devaient servir de décor. Car, bien sûr, il y a eu une descente de police… et même une remontée car le souterrain du café des Aveugles était gardé lui aussi. Quand la police est arrivée, l’un des hommes qui étaient là a mis un paquet dans les mains de Mme Morosini en lui criant qu’il valait mieux qu’elle le reprenne et s’en débarrasse. Naturellement, c’est la police qui l’en a débarrassée et c’était…
— Quoi ?
— Une bombe. Non amorcée, mais une bombe tout de même. Voilà pourquoi la malheureuse se retrouve à la Force sous l’inculpation de complot terroriste contre la personne du roi-citoyen…
— Cela ne tient pas debout ! s’écria Hortense indignée. Chacun sait que Felicia n’a rien contre Louis-Philippe. Elle est une bonapartiste convaincue sans doute, mais j’ai cru comprendre, d’après les bruits qui sont venus jusqu’à moi, que le roi essaierait de s’attirer justement les bonapartistes. On dit qu’il rappelle les demi-soldes, qu’il leur rend leurs grades, leurs commandements ?
— Sans doute. Sauf à ceux qui œuvrent pour le retour du fils de l’Empereur. Et votre amie est de ceux-là.
— Moi aussi, figurez-vous.
— Le contraire serait étonnant. Je pense comme vous d’ailleurs, mais ce n’est pas pour fait de bonapartisme qu’elle a été arrêtée. Vous oubliez cette maudite bombe qui a fait d’autant plus mauvais effet que le roi et sa famille habitent toujours le Palais-Royal et ne semblent pas disposés à le quitter pour les Tuileries. Voilà pourquoi je vous ai écrit que votre amie était en grand danger.
— Mais enfin, qui a pu monter pareil piège ? Felicia n’a pas d’ennemis… sinon l’empereur d’Autriche. Du moins je ne lui en connais pas d’autres.
— Il faut croire qu’elle en a au moins un. Et puissant. Je sais qu’à la Force on refuse de la croire quand elle affirme qu’elle est une femme. Elle est détenue sous le seul nom d’Orsini, sans autre mention. Elle n’a vu ni juge ni avocat. On l’a mise, je le répète, au secret en attendant Dieu sait quoi. Sans doute un transfert dans un endroit où il sera facile de l’oublier, mais le plus étonnant est que les bruits qu’on me rapporte insistent sur la Bretagne. C’est comme si on voulait lui faire prendre la place de son frère défunt.
— Mais enfin, cette histoire du café Lamblin n’a pu être montée qu’avec l’aide des carbonari ? Je les aurais crus incapables d’une pareille noirceur, fit Hortense avec amertume.
— Ils n’y sont pour rien… J’ai parlé, bien sûr, à Buchez et à Rouen qui ont fait une enquête. Ils ont acquis la certitude de la présence d’un traître dans leurs rangs, mais jusqu’à présent ils ne l’ont pas encore trouvé. Ce qui ne veut pas dire qu’ils abandonnent. Découvert, l’homme mourra. Buchez a été formel là-dessus. C’est d’ailleurs la loi des « bons cousins ». Mais, en attendant…
— En attendant, il faut faire quelque chose pour tirer Felicia de ce mauvais pas. Il est impensable qu’un roi installé sur son trône depuis moins de six mois donne de pareils ordres : une femme attirée dans un piège, jetée en prison, privée de son identité et même de son sexe et en passe d’être jetée dans une autre prison sans le moindre jugement ? Ce n’était pas pire sous Charles X !
— Il est possible que le roi ne sache rien et que l’on ait tendance à faire du zèle au ministère de l’Intérieur comme à la police. Mais ce n’est que possible : ce n’est pas certain.
— Comment l’entendez-vous ?
Vidocq réfléchit un instant et jeta un regard autour de lui comme s’il s’attendait à découvrir un espion derrière les rideaux et quand il parla, ce fut d’une voix qui avait baissé de plusieurs tons. Ce qui incita ses compagnes à rapprocher leurs fauteuils pour mieux entendre.
— Je ne crois pas me tromper en disant que le roi s’attache à donner de lui-même une image toute différente du personnage qu’il est en réalité. Il se veut le symbole du libéralisme et s’attache à plaire à la bourgeoisie. Mais en fait, ce pouvoir qui lui est échu, il en rêvait depuis quinze ans, se jugeant mieux fait pour le règne que le gros Louis XVIII ou le pâle Charles X. Peut-être a-t-il raison d’ailleurs. Mais sachez bien qu’il n’est pas là pour assurer un intérim : il est roi pour le rester et il entend non seulement assurer sa dynastie mais encore ramener le pouvoir qui lui est imparti, et qui est celui d’un roi constitutionnel, vers l’absolutisme. Ce ne sont pas, bien sûr, de ces choses que l’on déclare hautement et j’ai peur que ce règne ne soit celui des menées souterraines, des coups de main de basse police, des répressions sournoises…
— Est-ce que vous ne noircissez pas un peu le tableau ? dit Mme Morizet, choquée. Je vous soupçonne d’être un peu trop imaginatif, monsieur Vidocq.
— Je ne crois pas. Voulez-vous un exemple ? Vous savez… ou vous ne savez pas, que Mme la duchesse de Berry a refusé de confier son fils, le petit duc de Bordeaux qui est, somme toute, notre roi légitime, à son cousin Louis-Philippe. On dit qu’elle n’a aucune confiance en lui et craint pour la vie de l’enfant…
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