Ce discours l’impressionna si fort qu’il décida de suivre les ordres de son père.

- Je dois faire ce que l’on attend de moi, dit-il au général, mais merci, Monsieur, de votre bonté !

Et, prenant son sac à dos et son fusil, il rejoignit les autres fantassins en route vers la Flandre.

On était en plein hiver et un hiver singulièrement rigoureux. Il gelait à pierre fendre, transformant les habituelles fondrières des chemins en aspérités douloureuses. En dépit du courage de Maurice, lorsqu’on fit étape à Hanovre où d'autres troupes se joignaient à l’armée en marche, la triste réalité apparut : les pieds du gamin étaient en sang et son dos comme ses épaules couverts de bleus par le poids des armes et du sac :

- Vous avez suffisamment montré votre courage, mon garçon, lui dit Schulembourg. Remontez en voiture !

Maurice allait accepter avec soulagement quand il crut discerner des sourires moqueurs sur les figures des autres soldats :

- Vous êtes très bon, Monsieur, mais les ordres sont les ordres ! Avec votre permission j’irai jusqu’au bout !

Et, serrant les dents, il réendossa le pesant sac et le lourd fusil, stimulé par le murmure approbateur qui courut les rangs de ses compagnons de misère. Et l’on continua vaillamment jusqu’à Bruxelles où, en attendant les batailles à venir, Maurice fut extrait de la piétaille et replacé à son rang qui était celui d’enseigne. Sous l’égide de Schulembourg, il fréquenta des salons, fut présenté à la comtesse d’Egmont, au prince héritier de Hesse, à quelques généraux, et surtout au plus important de tous : le prince Eugène.

En cet homme extraordinaire consistait l’une des plus graves erreurs de Louis XIV. Eugène, en effet, était né à Paris, dans le cadre somptueux de l’hôtel de Soissons, cinquième fils d’Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons - ce qui en faisait un cousin du roi -, et d’Olympe Mancini, nièce du cardinal Mazarin, dont on disait quelle avait été la maîtresse de Louis XIV. Laid, petit et frêle, l’enfant destiné à la prêtrise fut aussitôt habillé en abbé, ce qui amusait le Roi-Soleil lorsqu’il venait à l’hôtel de Soissons. Compromise dans l’affaire des Poisons, Olympe dut s’enfuir à Bruxelles et Eugène, expulsé de sa maison natale par sa grand-mère, prit lui aussi la fuite et tomba dans la misère. Habité par la passion des armes, il rejeta la soutane et voulut entrer dans l’armée. Cependant il lui restait une amitié : celle du prince de Conti. Celui-ci le présenta au roi en demandant pour lui un commandement en souvenir des exploits de son père qui, toujours, avait fidèlement servi la France. Le grand roi ne répondit et ne regarda même pas le jeune homme. Alors, le 26 juillet 1683, Eugène quittait ce pays qui ne voulait pas de lui et se faisait présenter à l’empereur Léopold qui l’autorisa à servir dans son armée comme gentilhomme volontaire. C’était le début d’une fulgurante carrière. Louis XIV avait méprisé celui qui fut peut-être avec Turenne le plus grand soldat de son temps. Il le paya cher. Dévoué au service des Habsbourg comme son père à celui des Bourbons, Eugène sauva l’empire décadent et le rétablit à son rang de grande puissance. Il y trouva la gloire et la fortune qui lui permit de construire, entre autres, le palais du Belvédère à Vienne…

Une fois à Bruxelles, Schulembourg ayant apprécié le courage de son protégé craignit qu’il ne soit malgré tout trop jeune pour la vie des camps et estima qu’en outre un supplément de culture ne lui nuirait pas. Aussi forma-t-il le projet de le faire inscrire à l'école des jésuites de la ville, mais auparavant il en écrivit à sa mère afin de lui demander son aval. Aurore jeta les hauts cris. Bonne luthérienne elle redoutait que son enfant ne devînt catholique comme son père :

« Obligée de conscience d'éloigner le changement de religion autant qu’il sera en mon pouvoir, écrivit-elle au général, j’ose vous supplier, Monsieur, de songer à un autre expédient. Le roi ne s'est encore jamais expliqué sur la religion de son fils. Je crois qu’il a voulu voir premièrement comment iraient les conjonctures et en quel pays il pourrait l'établir. Il a souffert en attendant que je l’élève dans la religion luthérienne où il a été baptisé. »

N’osant passer outre, Schulembourg eut un soupir de regret et pourvut Maurice d’un nouveau précepteur, M. de Stöterrogen, un Allemand sévère auprès duquel la vie ne fut guère moins rude que dans un couvent. Cependant le général n’abandonnait pas son protégé qui put, grâce à lui, assister à la bataille de Malplaquet où, simple spectateur, il ne résista pas à l’envie de s’en mêler et de telle façon que le prince Eugène le remarqua. D’où l’invitation au souper de Lille et ces quelques mots lorsque Maurice vint le saluer :

- Jeune homme, apprenez à ne pas confondre la témérité avec la valeur !

Ce compliment à rebours n’en signifiait pas moins que le grand homme l’avait remarqué et Maurice pensa que ce repas était le meilleur qu’il eût mangé de sa vie. Mais une autre surprise l’attendait.

Hôte fastueux, le prince Eugène aimait distraire ses invités en faisant appel à des artistes, chanteurs, danseurs, comédiens, mais il avait été impossible d’en trouver dans une ville qui venait de soutenir un siège long et pénible. Alors il eut l’idée de faire présenter les plus beaux ouvrages sortis des mains habiles des dentellières lilloises. Une théorie de jeunes filles fit donc son entrée après les desserts, portant des corbeilles plates où, sur fond de satin aux couleurs différentes, de véritables merveilles étaient disposées artistement. Elles vinrent les présenter d’abord au prince et à ses généraux puis firent le tour de la société… Elles étaient plus ou moins jolies mais la plus jeune d’entre elles frappa au cœur le fils d’Aurore.

Elle était brune, ravissante et fragile, avec d’immenses yeux clairs et des joues roses où s’attardaient les rondeurs d’une enfance encore proche puisqu’elle n’avait que douze ans mais, formée précocement, elle avait la grâce émouvante d’une fleur à peine entrouverte. Elle s’appelait Rosette Dubosan, originaire de Tournai où son père vivait avec ses trois filles et son fils. La mère était morte un an plus tôt mais elle avait eu le temps de terminer la parure de dentelles - évaluée à deux mille écus ! - que présentait l’adolescente.

Quand celle-ci eut achevé son tour de salle, Maurice n’y tint plus et courut après elle. Il la rejoignit dans une galerie qui lui parut un peu obscure après les lumières du festin.

- Mademoiselle, Mademoiselle ! Un mot s’il vous plaît ?

Elle se retourna, surprise, mais, spontanément, sourit à ce grand et beau garçon qui semblait tellement ému :

- Vous désirez acheter des dentelles, Monsieur ? Son Altesse le prince de Savoie a bien voulu retenir celles-ci mais il y en a d’autres chez ma tante.

- Vous habitez chez votre tante ?

- Oui, afin d’apprendre le métier. Ma mère est morte l’an passé et ne peut plus s’en charger. Mais ma tante est la meilleure dentellière de Lille et je vais vous donner son adresse si vous voulez l’honorer d’une visite…

Dieu qu’elle était jolie ! Oubliant ce que Jean d'Alençon et Schulembourg lui avaient appris concernant sa conduite envers les femmes, Maurice déclara tout de go :

- C’est vous que je veux parce que vous êtes la plus belle fille que j’aie jamais rencontrée. Donnez-moi un baiser !

Avant qu'elle ait pu répliquer, il l’avait prise dans ses bras mais la corbeille, passée au cou de la jeune fille par un ruban de satin, le gênait, il la fit sauter en l’air d’un coup de poing et resserra son étreinte dans un style que n’eût pas désavoué son père.

N’ayant jamais approché une femme il n’avait aucune expérience en la matière et donc improvisa mais il avait apparemment de qui tenir car ce coup d’essai fut un coup de maître : Rosette fondit sous son baiser. Il est vrai qu’elle aussi en était à sa première fois. Et si quelqu’un ne s’était avisé d’emprunter la galerie à ce moment on ne sait trop comment se fût achevé ce premier contact. Rosette s’enfuit mais sans oublier de crier l’adresse de sa tante. Et le séducteur en herbe rentra au logis qu’il partageait avec Stöterrogen la tête pleine d’étoiles et le corps embrasé d’une sensation toute nouvelle pour lui.

Le lendemain, il courait chez la tante qui habitait non loin de la citadelle. Une servante le reçut et lui dit que la dame n’y était pas mais Rosette, elle, y était. Jouant le jeu, il admira les jolies choses qu’on lui montrait et, comme la servante était retournée dans sa cuisine, il voulut reprendre le dialogue là où il l’avait laissé mais la jeune fille était sur ses gardes. Elle se laissa bien prendre un baiser mais s’opposa à la suite espérée avec plus de vigueur que l’on n’en pouvait attendre d’elle. Maurice, désolé, repartit comme il était venu. D’autant plus déçu qu’on lui avait annoncé le retour de la jeune fille à la maison paternelle… à Tournai !

Mais qu’étaient cinq petites lieues pour un fantassin amoureux qui montait à cheval comme un centaure ? Il fit une première visite, plutôt protocolaire mais qui lui permit d’examiner le terrain et les aîtres avec ce sens de la stratégie qui ferait un jour sa gloire. La maison était assez vaste, pourvue d’un grand jardin et de bâtiments annexes. Avec la complicité achetée d’un garçon de ferme, il fut possible à Maurice de se ménager un coin tranquille où il réussit, un beau jour, à entraîner la jeune personne.

« Ce fut ainsi, écrivit plus tard Jean d’Alençon, l’ancien précepteur devenu l’ami et historiographe de son élève, qu’ils se firent mutuel sacrifice de leur innocence… »

Trois mois ! Ce furent trois mois d’un bonheur éperdu, sans le moindre nuage tant les complicités achetées tenaient bon. Les deux jeunes amants s’aimaient comme aiment les enfants, avec une fougue, une tendresse, une fraîcheur et une naïveté bien naturelles à leur âge. Mais justement la nature était tout de même là. Rosette eut des malaises, des tristesses puis finalement des angoisses qu'il fallut bien avouer. Maurice la consola de son mieux en lui jurant qu’il allait prendre soin d’elle. Et d’abord il commencerait par lui faire quitter Tournai.

Grâce à Schulembourg auquel il s’était confessé en ajoutant qu’il tenait à Rosette plus qu’à sa vie, il put l’enlever de chez elle et gagner Bruxelles où il la confia à la veuve d’un drapier laquelle promit d’en prendre soin. Puis il retourna à son service qui n’était plus celui d’un simple spectateur. La guerre était toujours présente et le jeune enseigne s’y conduisit non seulement avec vaillance mais avec éclat…

S’il n’était plus question d’aller voir Rosette à Bruxelles, il n’en écrivit pas moins quelques lettres débordantes d’amour :

« J’ai reçu, ma chère Rosette, la tendre et charmante lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire ; on ne peut être plus sensible que je ne le suis à toutes les marques de votre amour dont elle est remplie. Ne doutez point du mien, je vous prie. Je vous aime et vous aimerai toute ma vie ! Fiez-vous à mes serments et à vos charmes ! Que ne suis-je auprès de vous pour essuyer des larmes que je ne verrais couler qu’à regret. Le papier m’en a rendu fidèlement l’empreinte précieuse et je n’ai pu m’empêcher d’y mêler les miennes. Mais vos beaux yeux ne sont pas faits pour devoir pleurer… »

L’orthographe réelle n’était malheureusement pas à la hauteur des sentiments du jeune guerrier. Elle était aussi abominable que l’avait été celle de son oncle Philippe de Koenigsmark et Rosette, qui écrivait mieux que lui, devait parfois sourire mais ce courrier était aussi un vrai réconfort. D’autant plus que, par deux fois, durant les longs mois d’attente, Maurice réussit à venir à Bruxelles retrouver la future mère et lui jurer fidélité…

Malheureusement, s'il espérait pouvoir être auprès d’elle au moment crucial, il dut y renoncer : son père l’appelait à Dresde et cela ne souffrait pas le moindre retard. Toujours flanqué de Stöterrogen, il partit sans imaginer un instant ce qui l’attendait.

Inquiet, en effet, des proportions prises par ce qu’il avait d’abord considéré comme une amourette de gamin et qui risquait de se terminer par un mariage, même secret, Schulembourg avait prévenu la mère.

Au reçu de la lettre, Aurore ne put s’empêcher d’être émue. Ce jeune amour si plein de fraîcheur ne pouvait que la toucher. D’autre part elle connaissait trop la fermeté des décisions de Maurice, voire son entêtement, pour redouter qu’un mariage aussi désastreux ne barre un avenir que de toutes ses forces elle voulait glorieux. Ce serait vraiment stupide !

Sans plus hésiter elle se rendit à Dresde afin de mettre le père au courant. Ce qu'elle avait à dire était simple et elle le fit entendre sans ambages :