Hélas, le redoutable Charles XII de Suède n'avait pas encore dit son dernier mot. Il avait reconstitué son armée mise à mal et lui avait donné un chef remarquable, le comte Steinbock. A la fin de l’année, à la bataille de Gadelbuth, il balayait les Saxons. La plupart s’enfuirent. Seul le comte de Saxe tint tête pendant trois heures, eut deux chevaux tués sous lui et vit tomber la moitié de ses officiers, après quoi il conduisit la retraite avec une habileté et une autorité qui firent l’admiration des vieux soldats. Son père le rappela à Dresde en même temps qu’il invitait Aurore à venir y passer l'hiver.

Ravie, elle fit ses bagages et accourut, heureuse de retrouver ce fils dont la gloire naissante lui faisait tellement honneur ! Elle vint à lui les bras tendus et le sourire aux lèvres mais celui-ci s'effaça vite : Maurice avait ressenti d’autant plus douloureusement la défaite de Gadelbuth qu’elle avait décimé son beau « régiment de Saxe » rouge et noir. Avec des difficultés d’autant plus grandes pour le reconstituer qu’il manquait cruellement d’argent. Pour l’excellente raison que les revenus et pensions promis par Auguste II ne lui parvenaient que très irrégulièrement, ou alors amputés.

La prieure de Quedlinburg se livra discrètement à quelques recherches. Elle connaissait suffisamment son ancien amant pour savoir que, fastueux et follement généreux tant qu’il s’agissait de ses plaisirs, de ses fêtes et de ses constructions, il devenait d’une incroyable radinerie pour le reste. Cependant, certains recoupements firent entrevoir à Aurore que les paiements en question subissaient, en haut lieu, des prélèvements dont, avec l’aide de son vieil ami Beuchling, chargé d’ans mais d’esprit toujours aussi vif, elle découvrit la source : Flemming ! Flemming qui avait reporté sur le fils son animosité contre la mère, en y ajoutant un supplément de haine né de la peur que lui inspirait Maurice. Simplement parce que Frédéric-Auguste, le fils de Christine-Eberhardine, faisait pâle figure à côté de lui. Ce dernier était du même âge mais si leurs visages avaient des traits communs, leur ressemblance s’arrêtait là. Son corps déjà empâté n'avait pas grand-chose à voir avec la carrure athlétique du jeune comte. Intellectuellement c’était un bon garçon, sans talent et sans éclat politiques ni militaires. En résumé Maurice le bâtard avait toutes les qualités qui manquaient à Frédéric-Auguste le légitime. Et cela Flemming ne le supportait pas. Alors il rognait sur ce que le Trésor allouait, s’attribuait la moitié des revenus du comté et ne vivait que dans l’attente du jour où la folle bravoure du jeune colonel le laisserait sans vie sur quelque champ de bataille. Jusqu’à présent, hélas, Satan n’avait pas exaucé les espoirs du Premier ministre…

Oubliant la plus élémentaire prudence, Aurore se rendit chez le roi et mit carrément son ennemi en accusation : non content d’avoir voulu enlever Maurice dès après sa naissance et essayé de le réduire à la misère, il était capable de le faire assassiner par une nuit sans lune parce que les premiers rayons de sa gloire naissante lui blessaient la vue !

Malheureusement elle tombait mal. Occupé d’une nouvelle histoire d’amour, Sa polonaise Majesté trouvait reposant, en ce moment, de laisser son Premier ministre se débattre à sa guise avec les soucis du gouvernement.

- En vérité, Madame, vous employez fâcheusement votre temps ! Je ne vous ai pas invitée à séjourner ici pour vous en prendre à mon cher Flemming.

- Votre cher Flemming est un voleur et pourrait bien devenir un assassin ! Ce n’est pas d’hier que je sais que mon fils lui déplaît et le gène. Non content…

Le poing d’Auguste s’abattit sur son bureau avec tant de force que le meuble cria sous le coup et qu’une bougie heureusement éteinte sauta du chandelier placé dessus :

- Il suffit, Madame, je n’en entendrai pas davantage ! Et vous engage à ne pas continuer vos calomnies si vous voulez que nous restions amis. Je vous prie de vous retirer et d’attendre chez vous la suite que j’entends donner à votre conduite…

- Elle est facile à deviner, fit la jeune femme avec un petit rire. Je n’ai plus qu'à retourner à Quedlinburg !

- Certainement pas ! Rentrez chez vous et attendez mes ordres !

Insister eût été maladroit. Bouillante de rage, Aurore rentra chez sa sœur où celle-ci, qu’elle avait négligé de mettre au courant de sa démarche, en accueillit le récit courroucé avec une stupeur totale. Aurore aurait-elle perdu l’esprit ? Depuis le temps qu'elle avait affaire avec lui, ne savait-elle pas que Flemming était indispensable à son maître parce qu’il pouvait se décharger sur lui des soucis de l’Etat ?

- Je le sais ! plaida la jeune femme, mais je ne peux supporter de voir mon fils, incapable qu’il est de reconstituer son régiment, ne s’occuper qu’à courir les filles…

Amélie ne put s'empêcher de rire :

- Ce n’est pas lui qui court ! Ce serait plutôt le contraire. La moitié des femmes d’ici sont folles de lui. Il n’a qu’à choisir !

Soudain radoucie Aurore s’accorda un instant de fierté maternelle :

- C’est vrai qu’il est beau ! Davantage que son père ! Grand sans être immense, solidement bâti, il a une allure folle et possède une force redoutable. Et quels beaux yeux clairs si souvent rieurs !…

- … et quel fier visage, quelle bouche agréablement dessinée… un peu sensuelle peut-être ? continua Mme de Loewenhaupt parodiant sa sœur. Quel beau cavalier et quel esprit vif ! Quelle élégance aussi et… avons-nous oublié quelque chose ?

- Je ne pense pas, fit Aurore en riant à son tour. Il reste cependant que, outre les femmes, il boit…

- Tous les soldats boivent ! coupa la tante résolue à défendre son neveu.

- … et son père plus que les autres ! Qui a dit « Quand Auguste boit toute la Pologne est ivre » ? Ce ne serait pas grave si Maurice n’y dépensait le peu d’argent qu’on consent à lui accorder ! Sans Flemming, je suis persuadée que son père lui aurait donné ce qu’il fallait pour ressusciter son régiment mais il y a ce misérable ! Son plan est facile à deviner : le tenir dans l’inaction pour que, de débauche en débauche, il devienne une épave avant sa majorité !

- Nous pourrions peut-être…

Amélie n’acheva pas sa phrase : un valet entrait porteur d’une lettre pour Mme de Koenigsmark. Une lettre du roi !

Et quelle lettre ! En termes brefs qui n'avaient plus rien à voir avec les tendres épîtres d’autrefois, Auguste II faisait savoir à « Madame la prieure du chapitre de Quedlinburg » qu’elle aurait à présenter des excuses au Premier ministre si elle voulait garder la moindre chance de conserver les bonnes grâces de son souverain !

Retrouvant d’un seul coup une colère seulement assoupie, Aurore froissa le royal papier entre ses mains et l’envoya flamber dans la cheminée en tempêtant :

- Moi ? Des excuses à ce misérable, à ce suppôt de Satan, à ce… Jamais ! Je préfère retourner sur-le-champ au couvent !…

- … et abandonner Maurice à lui-même ? remarqua Amélie qui n’avait pas eu besoin de récupérer l’épître déjà flambante pour comprendre ce qu’il y avait dedans. C’est assez misérable au roi de t’infliger cette humiliation mais tu possèdes suffisamment de finesse et d’habileté pour tourner la difficulté…

- Humiliation ? Difficulté ? Quel langage lorsqu’il s’agit de ma mère !

Maurice venait d’entrer, apportant avec lui le froid et l’odeur du brouillard qui, ce jour-là, montait de l’Elbe et enveloppait la ville. Soudain, le salon parut trop petit tandis qu’il venait embrasser sa mère et sa tante. Amélie connaissant la violence de ses réactions s'efforça de jouer sur le registre de l’apaisement :

- Les mots ont dépassé ma pensée, mon garçon ! Tu sais à quel point les relations entre tes parents sont souvent houleuses. Et tu connais le caractère de ta mère : elle a dit son fait à Flemming devant le roi et… elle s’est montrée un peu trop expansive. Aussi…

- Elle doit demander pardon à ce ladre ? A cause de moi, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une amertume qui bouleversa Aurore.

Elle courut le prendre dans ses bras :

- Non. Que vas-tu imaginer ? Il est vrai que je ne supporte pas que l’on t’empêche de refaire le régiment qui s’est conduit si vaillamment à Gadelbuth et ailleurs ! Et, pour comble, on ne te paie même pas ce qui t’est dû. C’est insupportable !

- Ce qui l’est pour moi c’est de vous voir vous plier, vous si fière, à d’incessantes réclamations tandis que ce Flemming ne cesse de vous mettre des bâtons dans les roues ! Mais vous n’aurez plus besoin de subir ce tracas : je m’en vais !

- Où donc ? s’exclamèrent les deux sœurs à l’unisson.

- Rejoindre le prince Eugène. Il me connaît et, je crois, m’apprécie. Avec lui la gloire est une affaire sûre. En outre il est généreux.

- Tu vas te battre contre les Turcs, gémit Aurore inquiète.

- Qu'ont-ils de plus que les autres ennemis ? Sabre contre yatagan, je ne vois pas la différence, fit Maurice en riant. Allons, ma mère, cessez de vous tourmenter ! J’ai foi en mon étoile et, auprès d’un chef comme le prince Eugène, elle brillera plus que jamais !

- Et tu pars seul ? demanda sa tante.

- Mon cheval et mon valet, c’est largement suffisant ! Quant à ce coquin de Flemming, faites-le jeter par la fenêtre par vos gens s’il osait pointer ici son vilain museau !

Et il éclata d’un rire joyeux avant de repartir comme il était venu : en coup de vent, laissant aux deux femmes l’impression qu’une tempête venait de passer. Il n’y avait pas à s’en étonner : c’était son allure habituelle.

- Mon Dieu, gémit Amélie, ramenez-le vivant ! Il est si jeune encore !

- Et si fou ! Mais je ne lui donne pas tort ! Il sera mieux auprès du prince Eugène qu’à périr d’ennui sous une marée de femmes dans une cour dont il n’a rien à espérer sinon des rebuffades !

Amélie, qui s’était agenouillée pour une courte oraison, se releva brusquement :

- Quand il reviendra, sais-tu ce qu’il lui faudrait ? Une épouse… très riche de préférence ! Ainsi il n’aurait plus rien à attendre de qui que ce soit !

- J’y ai déjà songé mais, outre qu’il n’acceptera sans doute pas d’aliéner sa liberté, Flemming se mettra en travers…

Elle se tut un long moment et alla s’asseoir dans la bergère afin de mieux réfléchir. Cela lui prit du temps mais elle en arriva à cette conclusion que l’on ne pourrait réussir un beau mariage pour Maurice en restant brouillé avec son père, par conséquent avec l’affreux ministre. C’était une amère potion à avaler mais il pouvait y avoir la manière.

Le lendemain, au lieu d’une de ses élégantes toilettes habituelles, Mme de Koenigsmark choisit la noire vêture de Quedlinburg qui obligerait son adversaire à s’incliner devant elle avant même qu’elle ait proféré une parole, puis alla s’annoncer chez le ministre qui eut la bonne grâce - ou l’habileté ! - de ne pas faire attendre la prieure du plus noble couvent d’Allemagne. On introduisit immédiatement la jeune femme dans le cabinet de travail où Flemming écrivait quelque chose assis derrière un vaste bureau. Il s’accorda cependant la mesquine satisfaction de ne jeter sa plume qu’au moment où elle fut presque devant lui :

- Veuillez excuser une affaire urgente, lâcha-t-il en sautant sur ses pieds pour, enfin, la saluer comme il convenait.

Elle répondit par une brève inclinaison de la tête avant de prendre place, sans y avoir été invitée, dans l’un des deux fauteuils placés devant le bureau. Là, elle lui offrit un sourire moqueur :

- N’intervertissez pas les rôles, Monsieur le ministre. Vous devez avoir une idée de ce qui m'amène ?

- N… on, je ne vois pas. Sauf peut-être l’inquiétude où ne cesse de vous plonger la vie dissolue de votre fils. Qu’a-t-il encore fait ?

Le ton dédaigneux à la limite du mépris agaça Aurore mais elle se contint.

- Absolument pas. On exige que je vous présente des excuses. C’est la raison pour laquelle je viens vous prier d’oublier mes intempérances de langage, déclara-t-elle avec une désinvolture qui fit rougir Flemming sous sa perruque.

- Dans l’esprit du roi il s’agissait d’une repentance… publique.

- Si vous y tenez, faites venir ceux qui travaillent pour vous ici et je recommencerai !

- Vous le faites exprès ? Publique veut dire devant toute la Cour et le roi doit en être témoin !

Sa bouche se pinçait et ses narines frémissaient. Sa visiteuse s’aperçut alors de la curieuse teinte jaune que prenait son visage. Comme si le fiel dont il était plein remontait jusqu'à sa peau. Son sourire à elle s’élargit :