- Par « toute la Cour » entendriez-vous la reine Christine-Eberhardine, Son Altesse Royale la princesse douairière qui me montrent de l’amitié, et sans oublier cette Esterlé que vous aimez tant ?

- Pourquoi pas ? Toute la Cour c’est toute la Cour !

- Alors n’y comptez pas ! Outre que les princesses apprécieraient peu la mise au pilori d’une prieure de Quedlinburg à qui vous devez le respect, je n’ai aucun goût pour ce genre de farce théâtrale. J’ai articulé des excuses, vous n’en voulez pas, tant pis ! C’est avec un vif plaisir que je vais regagner mon couvent… en Prusse ! A ce propos, vous ai-je confié que le roi Frédéric-Guillaume me veut du bien ? Il nous arrive de correspondre.

- Vous m’en voyez fort aise ! Il n’en reste pas moins que votre fils va continuer à glisser sur le chemin de la débauche et qu'au besoin on pourrait l’y aider.

Elle se dirigeait lentement vers la porte. Les dernières paroles la firent se retourner, écartant d’un geste gracieux la traîne ourlée d’hermine que son mouvement contrariait :

- Le comte de Saxe n’a plus rien à craindre des entreprises d’un ministre atrabilaire, laissa-t-elle tomber avec mépris. A cette heure il doit avoir rejoint le prince Eugène à Vienne.

- Seul ?

- Avec son valet. Si d’autres veulent l’accompagner ils sauront bien comment s’y prendre.

- Et… sans la permission du roi ? grinça Flemming.

- Eugène de Savoie-Carignan, prince français, n’a pas demandé lui non plus l’autorisation de Louis XIV qui le dédaignait. Il est à présent l’homme le plus puissant de l’empire. Il admire la bravoure de mon fils et soyez certain qu’il l’aidera à construire une carrière digne de lui !

- Louis n’était pas le père d’Eugène que d’ailleurs la Savoie faisait indépendant, tonna une voix qui avait l’air de sortir du plafond. Ce n’est pas le cas de ce gamin rebelle !

La pièce où travaillait le ministre était en fait une bibliothèque à l’étage de laquelle courait une galerie. Auguste II se tenait appuyé des deux poings à la balustrade, l’œil flambant de colère sous son abondante crinière grisonnante. Il ne lui manquait qu’un éclair à la main pour compléter sa ressemblance avec Jupiter fulminant. Aurore ne put retenir un sourire amusé tandis qu'elle exécutait une parfaite révérence :

- J’ignorais qu’il arrivât à Votre Majesté d’écouter aux portes mais en la circonstance je m’en réjouis !

- Je ne vois pas pourquoi ?

- Parce que si Votre Majesté est là depuis un moment, elle a pu constater que j’ai obéi aux exigences formulées dans la lettre qu’elle m’a fait l’honneur de m’écrire.

- Ce n’est pas ainsi que je voyais les choses mais… laissez-moi votre cabinet de travail pendant un moment, Flemming ! Je désire m’entretenir avec Madame la prieure…

Sans attendre une réponse évidente, il se dirigea vers le léger escalier en colimaçon qui, dans un coin, réunissait la galerie au plancher. Tandis que son ennemi se retirait, Aurore nota qu’Auguste II épaississait et que les marches gémissaient sous son poids. On pouvait entrevoir le vieillard qu’il deviendrait plus tard alors qu’il n’avait pas quarante ans. Cela tenait à ce qu’il mangeait trop, buvait trop et s’adonnait à la luxure, sa maîtresse officielle ne l’ayant jamais empêché de courir indifféremment la gueuse et la noble dame. Et Aurore bénit à cet instant le coup de rébellion de Maurice parti chercher auprès d’un chef prestigieux les lauriers et la fortune qu’on lui refusait.

Enfin ils furent face à face, le père et la mère. Auguste se laissa tomber dans un fauteuil en désignant de la main le plus proche, où Aurore se posa consciente que se dressait entre eux la juvénile mais déjà puissante silhouette de leur fils. Il y eut un silence puis le roi toussa pour s’éclaircir la voix et sans y être parvenu tout à fait demanda :

- Pourquoi est-il parti ainsi, sans un mot ?

- Parce qu’il lui était impossible de continuer à vivre ici selon son rang et surtout dans une inaction génératrice des pires débordements ne pouvant mener qu’à la misère. Il aime la vie militaire, la fraternité des armes, les combats où l’on joue sa vie à pile ou face mais aussi l’espérance de gloire ou de fortune.

- La guerre, nous en sortons ! bougonna Auguste. La paix lui serait-elle insupportable ?

- Je le crois. A moins qu’il puisse s'occuper de préparer la prochaine, qui ne saurait tarder… Que voulez-vous, il porte en lui le sang des Koenigsmark qui durant des années ont rempli l’Europe du bruit de leurs exploits et, tout naturellement, il rejoint le chef prestigieux auprès duquel il fait bon vivre parce qu’il l’admire passionnément !

- Ce que je ne saurais exiger de lui !… Que faudrait-il pour qu’il revienne ?

Aurore fit semblant de réfléchir, prit un petit temps et soudain laissa tomber :

- Pourquoi pas le marier à une jolie fille doublée d'une belle dot ? Il pourrait ainsi ressusciter son cher régiment…

Elle parla longtemps, heureuse d’avoir réussi à retenir son attention et aussi - non sans malignité ! - d’imaginer Flemming faisant les cent pas derrière la porte en se rongeant les ongles. A moins qu’il ne se fût trouvé dans ce logis qui était le sien, un coin tranquille pour écouter. Ce qui ne gênait pas Mme de Koenigsmark : l’important étant qu’elle ait pu faire entendre ce qu’elle avait à dire, et quand, enfin, on se sépara, ce fut d’un cœur plus serein qu'elle rentra chez elle…

Cependant, elle remit à plus tard son retour au chapitre. Il y avait un moyen d’enrichir son fils sans l’obliger à un mariage qui n’aurait peut-être pas l’heur de lui plaire et, surtout, sans peser sur les finances de l’Etat toujours plus ou moins agonisantes selon Flemming : quelques mois plus tôt Auguste II avait fait jeter en prison le comte Ramsdorf pour avoir osé publier un pamphlet : « Portrait de la cour de Pologne » dans lequel il malmenait les débordements sexuels du roi. Et, bien entendu, on avait confisqué sa fortune qui était importante. Or, comme par hasard, Ramsdorf venait de mourir dans son cachot un peu trop subitement pour ne pas donner naissance à d’interminables bruits de couloir.

Regrettant de ne pas y avoir songé lorsqu’elle était en présence d’Auguste, Aurore se hâta de réparer cet oubli en troussant l’une de ces lettres alertes et séduisantes dont elle avait le secret. Ce fut Flemming qui lui répondit dans un style beaucoup moins élégant : la fortune du comte Ramsdorf serait employée au service du royaume plutôt que de remplir les poches trouées d’un bâtard débauché !

- Cette fois, je le tue ! s’écria la mère outrée. Tant que cet homme vivra, Maurice n’aura rien à attendre de son père sinon l’abandon et l’indifférence !

Et naturellement Amélie et Nicolas eurent un mal fou à l’empêcher de courir au palais un pistolet chargé dans la poche de sa pelisse. Il ne s’agissait pas, en effet, d’un propos en l’air : Aurore était fermement décidée à en finir une bonne fois avec l’homme qui lui empoisonnait la vie…

- Tu as envie d’y laisser ta tête ? gronda Amélie. Ne t’y trompe pas, elle tombera si tu fais cela… et c'en sera fait des ambitions de Maurice en Saxe !

- Au diable la Saxe ! C’est l’Autriche qu’il sert en ce moment et elle saura le récompenser selon ses mérites !

- Pas s'il devient le fils d’une régicide ! D’ailleurs j’ai eu tort de te laisser écrire cette lettre, ajouta Amélie, prenant avec diplomatie la faute à sa charge alors qu’Aurore ne lui avait pas demandé son avis. Nous aurions dû d’abord voir la princesse mère ! Et c’est ce que nous allons faire pour tenter de conclure ce mariage auquel je pense depuis un moment !

- N’y pense plus ! J’ai déployé toute l’éloquence dont j'étais capable pour expliquer à Auguste qu’il devrait marier Maurice à quelque princesse !

- Pas de princesse ! coupa Nicolas. Le roi a un héritier à caser et aucune maison royale n’accepterait le comte de Saxe qui… qui est…

- Bâtard ! gronda Aurore. Inutile de tourner autour du pot ! Allez au bout de votre propos, Nicolas !

Aucunement désireuse de voir sa sœur se disputer cette fois avec son fidèle chevalier servant, Amélie se lança dans l’escarmouche à son début :

- Très juste ! Donc pas de princesse… souvent guère fortunées d’ailleurs, mais pourquoi pas la plus riche héritière du pays ?

- A qui penses-tu ?

- Johanna-Victoria de Loeben ! Elle est, en outre, de très bonne naissance puisqu’elle est la fille du maréchal de Loeben et de la marquise de Montbrun.

- Ne rêve pas ! Elle est déjà fiancée !

- Si l’on veut, mais c’est plus compliqué que cela…

Fille unique, en effet, la jeune fille ne manquait pas de prétendants attirés par son énorme héritage. Elle n’avait pas neuf ans qu’un des plus hauts seigneurs du Palatinat, le comte de Friesen, l’avait demandée pour son fils pas beaucoup plus âgé qu’elle. Mais il avait trouvé devant lui un père comme il n’en existait sûrement pas deux dans l’empire : celui-là se souciait en priorité du bonheur de son enfant ! Aussi imposa-t-il une clause draconienne : il s’engageait à donner sa fille en mariage au jeune comte de Friesen pourvu toutefois que ledit comte sût gagner l’affection de l’enfant et la conserver jusqu’à l’époque où elle deviendrait nubile…

Malheureusement, à peine eut-il conclu cet accord que le maréchal mourait subitement… à la satisfaction de sa veuve qui attendit tout juste le délai de viduité pour convoler avec un fringant officier supérieur au service d’Auguste : le colonel de Gersdorff.

Celui-ci qui, en se mariant, n’avait pas perdu de vue l’immense fortune Loeben, obtint aussitôt de sa femme la promesse écrite que la fortune en question ne sortirait pas de sa famille à lui et l’on fiança incontinent Johanna-Victoria à un neveu du personnage qui s’appelait également Gersdorff. Aussitôt le contrat passé avec Friesen fut déclaré caduc mais, pour plus de sûreté, Gersdorff concocta l’enlèvement de la fillette - elle n’avait pas dix ans ! - par son neveu qui la conduisit à Neuendorff, en Silésie, où un pasteur complaisant célébra un mariage à la sauvette, après quoi on ramena Johanna chez sa mère. En raison de son âge il ne pouvait y avoir aucune consommation.

C’était compter sans les Friesen ! Indignés, ils allèrent se plaindre à Auguste II en même temps qu’ils introduisaient une action en nullité de mariage devant les tribunaux ecclésiastiques. On devine l’intérêt avec lequel le souverain considéra cette plainte. Il commença par nommer l’un de ses chambellans, M. de Ziegler, tuteur de la fillette, chargé de veiller « à ce qu’elle ne contracte point avant l’âge une alliance précipitée indigne de sa fortune et de son rang ». Après quoi, un nouvel ordre royal appela à Dresde Mme de Gersdorff et sa fille où elles furent aussitôt séparées. Johanna-Victoria fut confiée à une dame de la Cour, la comtesse de Trutzschler, tandis que sa mère fut renvoyée chez elle avec défense de revoir son enfant, pendant que le Consistoire déclarait nul le mariage clandestin conclu en Silésie. Mais ce n’était pas encore tout !

Le roi alors convoqua le jeune Gersdorff, le régala d’une de ses célèbres colères au cours de laquelle il le traita de tous les noms puis lui extorqua l’engagement écrit de renoncer définitivement à Mlle de Loeben et ensuite le renvoya dans ses foyers.

On en était là quand, laissant à la maison une Aurore dont elle redoutait les incartades, Mme de Loewenhaupt demanda solennellement audience à Auguste II après que sa sœur se fut assurée de l’appui total de la princesse douairière Anna-Sophia. Enchantée par un projet qui lui convenait pleinement pour assurer l'avenir financier d'un petit-fils qu'elle aimait beaucoup, celle-ci accompagna Amélie à l'audience. Qui prenait de ce fait les couleurs d'une affaire de famille dans laquelle le Premier ministre n'avait pas à mettre son nez. Et toutes deux n'eurent aucune peine à obtenir pour le comte de Saxe la main si convoitée de Johanna-Victoria de Loeben.

Restaient deux questions à régler : d'abord la plainte du jeune Friesen qui réclamait hautement l'exécution de l'étrange contrat souscrit par son père. Auguste II la régla en lui offrant la main d'une de ses filles, bâtarde mais reconnue, que le garçon accepta fort galamment. Le second problème, c'était Maurice lui-même…

Une lettre royale au prince Eugène suivie d'un ordre exprès de rentrer au bercail le ramenèrent à Dresde.

De fort mauvaise humeur !

Après l'atmosphère exaltante des entours du prince Eugène, le faste de sa demeure viennoise où il avait pu séjourner quelques jours, la solennité imposante voire un peu sévère des palais impériaux, le retour à Dresde paraissait à Maurice moins séduisant qu'autrefois. Surtout quand il apprit la raison d'un retour si impératif : on le mariait ! Et à qui ? Une gamine de quinze ans - il n'en avait lui-même que dix-sept ! - riche comme un puits sans doute mais dont on n'était pas capable de lui dire si elle était jolie !