Elle s’appelait Cécile Rosenacker, elle était charmante et Aurore espérait vaguement qu’elle séduirait suffisamment son fils pour le retenir au logis. Le moyen manquait sans doute d’élégance mais à l’âge mûr la prieure de Quedlinburg avait au moins appris qu’il ne fallait rien négliger pour atteindre le but poursuivi et faire attention aux choses les plus anodines. Cette fois elle obtint un résultat diamétralement opposé : Maurice n’accorda à la jeune beauté qu’un coup d’œil distrait et ce fut Johanna qui lui sauta autant dire au cou… Il est vrai qu’elle l’avait déjà rencontrée durant son séjour au couvent et semblait alors prendre plaisir en sa compagnie. Leur âge s’accordant, Cécile avait montré un certain attachement à une épouse aussi cruellement délaissée par le plus séduisant des hommes.

A Dresde leurs relations se firent plus étroites et la comtesse de Saxe obtint que la jeune fille séjourne chez elle durant quelque temps en remplacement de sa dame de compagnie retournée momentanément chez les siens. Aurore accepta en pensant que sa protégée se trouverait plus souvent dans les entours du comte, les deux époux se partageant alors la même maison.

Pour mieux s’attacher Cécile, Johanna commença par faire miroiter à ses yeux un avenir inattendu.

- Savez-vous, lui dit-elle, qu’un grand prince vous a remarquée ?

- Un grand prince, moi ? Madame se moque !

- En aucune façon et vous pourriez trouver auprès de lui un bel avenir. Il s’agit du roi !

- Oh, mon Dieu ! Le roi ? il m’aurait remarquée ?

- Puisque je vous le dis ! Il faut vous préparer à le rencontrer !

A la fois ravie mais vaguement inquiète, la jeune fille courut chez Mme de Koenigsmark qu’elle tenait pour sa directrice de conscience afin d’avoir son avis. Celle-ci ne montra qu’une surprise modérée : Cécile était vraiment mignonne et Aurore connaissait assez son ancien amant pour ne rien voir de surprenant dans le fait qu’il l’eût remarquée :

- En ce cas, dit-elle, il faut faire plaisir au roi. Il est certain qu’il a plus à vous offrir que la prieure d’un couvent. Il est très généreux… mais, quand vous l’aurez rencontré, revenez me le dire ! C’est à moi de vous guider et je saurai le faire mieux que Mme de Saxe…

Mlle Rosenacker promit. Et elle se prépara, non sans anxiété, pour le jour fatidique. Johanna qui espérait entrer davantage dans les bonnes grâces d’Auguste l’avait fait prévenir qu’elle souhaitait lui présenter une amie et rendez-vous avait été pris. Or, le jour venu, le roi ne parut pas à la promenade… et pas davantage les jours suivants. Il était tout simplement reparti pour Varsovie où Flemming appelait son arbitrage mais Johanna qui l’ignorait passa sa colère sur Cécile en lui reprochant d’avoir mis Mme de Koenigsmark au courant :

- C’est elle, j’en suis sûre, qui s’est mise à la traverse ! C’est une femme méchante qui ne peut supporter de n’être plus la favorite du prince ! En outre, je suis sûre qu’elle est furieuse que nous soyons amies. Car vous m’êtes devenue aussi chère qu’une sœur…

Et, là-dessus, elle éclata en sanglots, prenant le Ciel à témoin de toutes les souffrances et avanies qu’elle avait dû supporter depuis que sa mauvaise étoile l’avait mariée au comte de Saxe. Naturellement, la jeune fille essaya de la consoler. Puisqu’elle était si malheureuse, pourquoi ne pas accepter la séparation ?

- Je le voudrais bien, gémit la jeune femme après s’être mouchée, mais c’est lui, ce monstre, qui s’y refuse ! Sans moi il serait aussi pauvre qu’un gueux et il se sert de mon argent pour ses maîtresses, pour le dilapider au jeu et pour faire cent folies qui sont la honte de son malheureux père… et ma ruine ! Il vend mes terres, il vole mes bijoux pour en parer son amie la danseuse. Il n’acceptera de se séparer de moi que lorsqu’il m’aura réduite à la misère !… Oh je le hais autant que je hais sa mère ! C’est une femme abominable et je sais qu’elle veut ma perte ! La vôtre aussi sans doute !

Ce fut le début d’une période de grandes douleurs chez l’épouse de Maurice. Pendant des jours, aux prises en apparence avec une profonde dépression, elle fit de la jeune fille la confidente de tout ce que son époux et sa belle-mère lui avaient fait endurer et continuaient de lui infliger. Celle-ci compatissait de son mieux, s’efforçait de consoler, encore qu’elle ne trouvât pas grand-chose à redire dans la conduite du comte quand il était au logis. Depuis qu’elle y était entrée d’ailleurs, il y revenait plus volontiers et si son appartement et celui de sa femme étaient nettement séparés, il prenait plus souvent avec elle le repas de midi. Parfois aussi, hélas, les échanges entre les deux époux manquaient d’amabilité, après quoi Johanna pleurait pendant des heures en compagnie d’une Cécile de moins en moins apitoyée. Le comte Maurice avait de si beaux yeux bleus et un sourire si séduisant !

Un matin où celui-ci n’était pas apparu parce qu’il avait passé la nuit chez sa maîtresse, Johanna, pensant que le dévouement de Mlle Rosenacker lui était désormais acquis, la fit venir dans le petit salon où elle faisait sa correspondance et la reçut à demi étendue sur un canapé, arborant une mine affreuse.

- Je n’en peux plus, lui confia-t-elle. Ces deux monstres vont me conduire au tombeau si je ne prends mes précautions ! Heureusement j’ai gardé des amis fidèles. L’un d’eux vient de me rapporter ceci de Venise.

« Ceci », c’était un joli coffret de laque chinoise renfermant deux boîtes de porcelaine. Elles contenaient une poudre blanche et fine.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda Cécile.

- Le seul moyen de recouvrer ma liberté et même de sauver ma vie ! Pour cela j'ai besoin de votre amitié…

Et, comme la jeune fille n’avait pas l’air de comprendre, elle ajouta en pleurant :

- J’ai remarqué que, lorsqu’il vient, le comte prend plaisir à recevoir un café de vos mains. Il suffira de vider le contenu de l’une de ces boîtes au fond de sa tasse avant d’y ajouter le breuvage. Cela ne changera pas le goût et n’aura, m’a-t-on dit, assurément aucun effet immédiat. Mais seulement dans trois ou quatre mois une maladie mortelle se déclarera. S’il maintient son projet il sera loin de nous et personne ne songera à nous accuser…

- Et… l’autre ?

- Nous la garderons pour le moment où mon affreuse belle-mère apprendra sa mort, et quand elle s’éteindra on pensera que le chagrin l’a tuée… Je pourrai peut-être refaire ma vie. Quant à vous, soyez sûre que le roi vous aura prise depuis longtemps sous sa protection… Faites-le pour moi, mon amie… et le bien que je vous rendrai sera à la hauteur de ma reconnaissance…

Effarée, la jeune Cécile eut un gémissement :

- Vous voulez que moi… j’empoisonne M. le comte puis plus tard sa mère ?

- Si vous m’aimez autant que vous le dites cela vous sera d’autant plus facile que vous ne risquerez absolument rien…

- Je vous aime… beaucoup, mais cela !… Non ! Non !… Je ne pourrai jamais !… Ce serait offenser Dieu !

- Mais non ! Au contraire ce serait vous substituer à Sa justice ! Rentrez dans votre chambre et songez-y calmement ! Songez surtout que, ces deux-là disparus, nul ne s’opposera plus à votre destin glorieux auprès du roi !

Les jambes flageolantes, la malheureuse regagna ladite chambre… où elle s’aperçut peu après qu’elle était enfermée. La peur la prit. D’autant que, dans la nuit, elle entendit soudain la voix de la comtesse :

- Je vous conseille d’accepter et le plus tôt sera le mieux pour vous ! Sinon, c’est dans votre nourriture que je pourrais verser de cette belle poudre blanche !… Vous avez trois jours pour réfléchir !

Puis la maison retomba au silence de la nuit.

Affolée la jeune fille comprit qu'elle était prise dans un piège qui la dépassait. Elle ne voyait, en effet, aucun moyen d’en sortir : la porte bien épaisse et bien close ne s’ouvrait que pour le plateau qu’un valet goguenard lui apportait deux fois par jour. Quant à la fenêtre, elle était au troisième étage de la maison. Et des étages très hauts : impossible de sortir par là ! Et elle n’avait plus que trois jours !

Elle passa le premier et le deuxième à pleurer, tellement envahie par la peur qu’elle n’essayait pas de mettre deux idées bout à bout. Il est vrai qu’elle n’était pas non plus d’une extrême intelligence et que cela n’avait pas échappé à Johanna. Cependant, pensant qu’il valait mieux garder quelques forces et qu’elle ne risquait rien avant d’avoir rendu sa réponse, elle fit honneur aux plateaux que le valet, toujours le même, lui montait avec un sourire qui lui donnait envie de le griffer bien qu’il ne lui adressât jamais la parole.

Quand vint le troisième, veille du jour fatidique, elle eut la surprise de le voir tirer de sa poche un petit papier et le lui mettre sous le nez. Il y avait écrit : « Ouvrez votre fenêtre à onze heures ! » Rien d’autre ! Quand elle eut lu, il le lui retira aussitôt pour le remettre dans sa poche, attendit qu'elle eut pris le contenu du plateau comme il faisait d’habitude et disparut.

Tremblante, cette fois, d'un espoir qu'elle n'osait pas encore formuler, elle attendit onze heures. Le dernier coup à peine sonné à l’église voisine, elle alla ouvrir sa fenêtre et se pencha sur la rue obscure. Vite accoutumés, ses yeux distinguèrent une silhouette noire qui montait vers elle en escaladant le mur. Au bout de quelques minutes l’homme dont on avait fait son geôlier enjambait l’appui de la croisée puis sans s’intéresser autrement à elle tira sur une ficelle attachée à sa ceinture pour faire monter une échelle de corde qu’il amarra solidement. Cécile l’avait regardé faire avec un mélange très inconfortable de crainte et de curiosité. Pourtant quand il rabattit les panneaux vitrés elle cessa de comprendre. Elle ouvrit la bouche pour demander des explications mais il lui fit signe de se taire… et elle la referma. Juste à temps pour constater qu’il l’avait prise dans ses bras :

- Je cours de grands risques pour vous, chuchota-t-il. Cela mérite bien un merci ?

- Mais je…

- Chut, vous dis-je ! Quand on est aussi belle on doit être généreuse et je veux ma part !

Il était trop fort pour quelle puisse espérer lui échapper à moins de hurler et d’ameuter toute la maison. Une maison dont elle n’avait rien à espérer d'autre qu’un sort définitif. Alors elle se soumit à celui qui s’emparait d’elle avec plus de douceur qu'elle n’en attendait et s’aperçut avec étonnement que ce n’était pas si désagréable, trouvant même un instant de fugitif plaisir.

Quelques minutes plus tard, il l’aidait à se rajuster puis, après un dernier baiser rapide, murmurait :

- Je vais descendre devant vous afin de tendre l’échelle. Il y a un peu de vent, ce soir. Vous pensez y arriver ?

Reprise par la peur, elle hocha la tête et l’observa tandis qu’il dégringolait vers le sol avec agilité. Puis elle sentit que les cordes se tendaient et comprit que le moment était venu de faire preuve de courage. Comme elle l’avait vu faire, elle enjamba l’appui de la fenêtre, toucha du pied les premiers échelons, recommanda son âme à Dieu, ferma les yeux et commença la descente. C’était plus facile qu’elle ne l’avait craint mais elle faillit s’évanouir tant elle avait eu peur et, en touchant terre, dut se raccrocher à son étrange sauveur.

- Vous savez le chemin pour aller chez Mme de Koenigsmark ? demanda-t-il.

- Oui, mais vous, comment allez-vous faire ?

- Moi ? Je vais remonter, ôter l’échelle, laisser votre fenêtre ouverte… et aller me coucher tranquillement !

Il l’accompagna jusqu’au coin de la rue et s’esquiva en courant après lui avoir conseillé d’en faire autant, mais c’était inutile : Cécile était si terrorisée qu’elle galopa jusque chez Mme de Koenigsmark. Elle ne fit aucune mauvaise rencontre, Dresde étant une ville bien tenue. Le plus difficile fut de se faire ouvrir la porte à cette heure tardive. Elle y réussit cependant et l’aventure s’acheva pour elle dans les bras d’une Aurore en robe de chambre où elle s’effondra secouée de sanglots.

Devinant qu'il s’était passé quelque chose de grave, celle-ci la fit asseoir, attendit avec patience la fin de la crise en lui caressant les cheveux, ordonna qu’on apporte une tasse de chocolat chaud parce qu’elle semblait transie, l’aida à boire doucement, après quoi elle l'interrogea : que lui était-il arrivé chez sa belle-fille pour la mettre dans cet état ?

Réchauffée, réconfortée, la pauvre Cécile confessa tout, y compris les conditions qui lui avaient permis de recouvrer sa liberté, et pour finir implora Aurore de ne plus l’envoyer chez une femme aussi dangereuse.