Contrairement à l’habitude les grilles étaient fermées et bien gardées. Peut-être à cause de ces groupes de gens d’allure bizarre qui se formaient, tenant des conciliabules et hurlant parfois des propos incompréhensibles d’où surgissait un nom étranger : Law ! Apparemment ces gens-là ne lui voulaient pas du bien :

- Qui est-ce ? questionna Maurice.

- Law ? Un homme de finances, un magicien qui nous est venu il y a cinq ans, qui a pris en mains tout ce que produisent les pays et les terres d’Outre-Mer, qui remplace l’or par des billets et qui a fait gagner des fortunes à beaucoup de monde. Comment ? ne me demandez pas car je n'y ai jamais rien compris ! Tout ce que je sais est que les choses vont moins bien depuis le début de l'année, d'où une agitation qui semble se développer. Mais nous n'avons pas à nous en soucier : à Paris le peuple s’agite pour un oui ou pour un non. Ah ! Nous entrons !

La voiture franchissait en effet l’entrée du palais, saluée par les gardes à qui le cocher venait d’annoncer les arrivants. Un moment plus tard ils parcouraient une longue galerie où s’échelonnaient des merveilles : marbres antiques, tapisseries précieuses, toiles de maîtres. Le cabinet du prince s’ouvrait au bout donnant sur les jardins abondamment fleuris où chantaient des oiseaux. Les nouveaux venus y trouvèrent le Régent près d'une fenêtre avec entre les mains ce qui semblait être un morceau de soleil. En fait c’était un magnifique diamant non monté, d’une taille exceptionnelle et dont il tirait des éclairs irisés en le faisant jouer dans la lumière avec un évident enchantement :

- Ah, Charolais ! Venez, mon cousin, venez admirer cette splendeur que l’on vient de m’apporter ! Cent quarante carats ! D’une pureté absolue ! Et voyez cette délicate teinte à peine rosée !… Ah, Monsieur le comte de Saxe ! ajouta-t-il en se tournant légèrement vers Maurice. Je suis heureux de vous voir ! On sait vos exploits et que vous arriviez en même temps que mon beau diamant est un signe des dieux !

- L’accueil de Votre Altesse me comble de joie ! s’écria le jeune homme spontanément. Je n’osais espérer…

- Vous aviez tort ! Votre visite me cause un réel plaisir ! Aimez-vous les belles pierres ? Votre auguste père passe pour les apprécier.

- En effet, Monseigneur, et j’avoue partager ce goût. Encore que je n’aie guère l’occasion de commencer une collection !

- Vous êtes trop jeune, bien sûr, mais cela viendra. Prenez un siège et causons !

- Monseigneur ! Le respect !…

- … ne souffre en aucune façon lorsque l’on s’accorde le plaisir de la conversation…

Les trois hommes prirent place autour d’une petite table de laque rouge qui servait de cadre à un coussin de velours noir sur lequel le prince déposa le joyau et, pendant quelques instants, ils gardèrent le silence, plongés dans la contemplation de la fabuleuse pierre.

- Où l’avez-vous trouvée, mon cousin ? demanda Charolais.

- A Londres, figurez-vous ! Il provient des mines de Partial, aux Indes, et a été remis, brut, au gouverneur anglais Pitt qui l’a envoyé en Angleterre pour le faire tailler. Je l’ai su par… certaines personnes que j’entretiens là-bas et, plutôt que de le laisser saisir par cet affreux George qui se le serait adjugé sans bourse délier, j’ai fait une offre que Pitt a acceptée et le diamant vient d’arriver ! Il porte jusqu’à présent le nom de Pitt mais je pense qu’il mérite mieux…

- Pourquoi pas « le Régent », Monseigneur ? murmura Maurice qui subissait toujours la fascination de la merveille - ce qui lui valut un large sourire du prince. Cela lui irait bien, il me semble.

- J’aimerais beaucoup… mais je le destine à notre jeune roi. Je voudrais qu’il soit enchâssé à la couronne de France le jour de son sacre…

A nouveau, il semblait repris par le rêve et ses deux compagnons respectèrent son silence. Cela permit à Saxe de mieux le regarder.

quarante-six ans, Philippe d’Orléans conservait une bonne partie d’une beauté qui avait fait de lui, au temps du Grand Roi, le prince le plus charmant et le plus séduisant qui soit. A présent, les charges du gouvernement, la haine de ses innombrables ennemis - on ne lui avait rien épargné, pas même l’accusation infâme d’avoir fait empoisonner le duc et la duchesse de Bourgogne, parents du petit Louis XV ! - et aussi les nuits de débauche avec un groupe restreint d’amis et de belles peu farouches, encore qu’il ne supportât pas le vin, avaient posé leurs griffes sur ce noble visage. Il s’était alourdi mais conservait le charme d’un regard et d’un sourire où demeurait un léger reflet de l’enfance. Il y avait autre chose aussi que le jeune observateur n’arrivait pas à définir, une ombre, un voile, un pli douloureux au coin de la bouche bien dessinée…

Philippe d’Orléans s'arracha bientôt à la fascination du diamant pour sourire au nouveau venu :

- Parlons de vous à présent ! Charolais m’a dit que vous souhaitiez servir la France. Cela m’enchante car je sais votre talent mais j’avoue que cela m’étonne : ne fûtes-vous pas enrôlé sous la bannière du prince Eugène ? Que pouvez-vous souhaiter de mieux ?

- Le prince n’a plus rien à combattre pour le moment sinon peut-être l’âge qui approche. J’ajouterai qu’il m’a fait l’honneur de me conseiller vivement de venir offrir mon épée à vous d’abord, Monseigneur, et aussi au roi !

- Etrange que feu mon oncle, si grand souverain cependant, ait permis qu’échappe à la France un tel soldat ! On peut se demander si n’entrait pas dans ce conseil un regret en forme de testament ? Il vous lègue à nous en quelque sorte… Il est vrai que par votre mère vous êtes un Koenigsmark et ceux-ci ont laissé au royaume un magnifique souvenir…

On les évoqua pendant un moment, ce qui permit au Régent de questionner habilement le jeune homme. Ayant servi lui-même - et brillamment - durant la guerre de succession d’Espagne sous le maréchal de Luxembourg, que la vox populi avait surnommé « le Tapissier de Notre-Dame3 », il savait apprécier la qualité d’un homme. La vaillance de celui-là n’était plus à démontrer. En outre il ne manquait pas d’idées sur la façon de mener une bataille, de faire en sorte qu’elle économise le plus possible de vies humaines ainsi que sur les améliorations que l’on pouvait apporter aux armées.

- Demain, je vous mènerai au roi mais, pour l’heure, on va vous conduire chez ma mère. Elle brûle de vous connaître… et de pouvoir parler allemand avec un spécialiste ! Nous nous reverrons ce soir ! Charolais vous conduira souper chez moi en petit comité…

Laissant son ami aller l’attendre dans sa voiture parce qu’il goûtait peu la compagnie de celle qu’une mauvaise langue avait surnommée « le gros Madame » et d’ailleurs la redoutait comme tous ceux issus des bâtards de Louis XIV, Maurice suivit le chambellan jusqu’à un appartement, relativement petit, situé dans l’aile orientale du palais et adossé à l’Opéra. Cette circonstance inhabituelle ne gênait guère Madame, qui adorait la musique et qui d’ailleurs jouait de la guitare. Sauf la nuit où elle faillit griller dans l’incendie dudit Opéra, son logement ayant été miraculeusement sauvé par le vent qui soufflait d’un autre côté.

On ne le fit pas attendre. Tout juste quelques secondes passées à admirer les somptueuses tapisseries de ce logis exceptionnel avant que l’un des dix valets de la princesse n’ouvre devant lui la porte d’une vaste pièce ressemblant davantage à l’antre d’un savant qu'au cabinet d’une dame, fût-elle princesse. Avant que son profond salut ne le courbe vers le tapis, il put entrevoir des bibliothèques, des vitrines, des coffres ouverts et une immense table-bureau en noyer à pieds de biche supportant une écritoire en chagrin vert orné d’argent devant laquelle une grosse femme était assise la plume à la main. En même temps une voix forte assaisonnée d’un furieux accent tudesque barrissait :

- Voilà donc le fils de ce luron d’Auguste le Fort ! Par ma foi, jeune homme, vous lui ressemblez ! Au moins par la carrure, car vous êtes beaucoup plus beau !…

- Madame est trop bonne !

- Non. Madame a des yeux ! Et ne fait jamais de compliments en l’air. Votre mère, je suppose ? On la disait belle à miracle…

- Elle l’est encore… même sous la sévère vêture de prieure des Dames de Quedlinburg !

- Choisir la plus belle façon de servir Dieu, c’est bien ! A présent prenez place ! J’achève cette lettre et je suis à vous !

Maurice s’assit avec satisfaction, celle d’avoir quelques instants devant lui pour examiner discrètement cette princesse hors du commun et ses entours. Incontestablement Elisabeth Charlotte de Bavière, dite Liselotte, dite la Palatine, était laide, trop grosse, avec le nez de travers, des yeux relativement petits - encore que singulièrement vifs -, un teint rougeaud de paysanne, mais l’intelligence et la malice fusaient de sa lourde personne de soixante-huit ans emballée plutôt qu’habillée d’une belle robe de taffetas violet et de dentelles, blanches comme celles du bonnet posé sur son épaisse chevelure grise. Impeccablement coiffée d’ailleurs car Madame détestait le laisser-aller et tenait à se montrer toujours accommodée comme il convenait à une princesse même lorsqu’elle était en son particulier. En revanche elle ne portait aucun bijou, elle qui cependant en possédait de magnifiques4. Mais la main qui tenait la plume, bien que dodue, gardait une jolie forme.

De la femme le regard du jeune homme passa au bureau sur lequel s'empilaient des rames de beau papier de Hollande à tranche dorée, des plumes d’oie neuves, de la poudre d’or, de la cire rouge, un cachet à double écusson ; un chandelier d’argent supportant des bougies allumées, une sonnette pour appeler un valet et acheminer les lettres du jour car elle en écrivait toujours plusieurs, de sa grande écriture carrée qui dévorait les pages. Il y avait aussi, mouchetant le drap vert qui couvrait la table, de nombreuses taches de bougie…

A l'exception du léger grincement de la plume, le silence était total, ce qui représentait un miracle étant donné la situation du palais en plein milieu du centre nerveux de Paris. Madame, sa page achevée, ayant pris une nouvelle feuille, le visiteur s'intéressa au décor. En dehors de la bibliothèque et des vitrines pleines d’une collection de pierres gravées et d’une autre de médailles, il y avait des portraits. Ceux, visiblement allemands, des parents, celui du défunt époux, le ravissant Monsieur, frère de Louis XIV, tout scintillant de pierreries et dont tout le monde savait qu’il préférait les garçons, et qui devait former avec sa Liselotte un bien étrange couple !…

Un soupir à faire tomber les tableaux le tira de sa rêverie. Madame avait fini sa lettre et, tout en la parcourant du regard, revenait à son visiteur, cette fois-ci dans sa langue natale :

- Je viens d’écrire à la reine de Prusse, Sophie-Dorothée, ma cousine que votre mère a dû connaître étant enfant quand, avec son frère, elle était à la cour de Hanovre. Je l’aime bien, d’abord parce qu’elle est la petite-fille de ma chère tante, l’Electrice Sophie de Hanovre, ensuite parce qu’elle a toujours été malheureuse. Toute petite elle a souffert de n’avoir jamais revu sa mère, cette pauvre idiote de Sophie-Dorothée de Celle qui a oublié ses devoirs avec votre sacripant d’oncle Philippe de Koenigsmark et qui continue de végéter dans son château des brouillards. Un sort amplement mérité !

- Votre Altesse Royale est sévère, répliqua Saxe qui évidemment n’ignorait rien de son histoire familiale. Un grand amour…

La Palatine éclata d’un rire féroce :

- Balivernes ! Quand on est mère, on se doit à ses enfants, un point c'est tout, et Sophie-Dorothée n’a pas volé ce qui lui est arrivé, son amant non plus… encore qu’il ne méritait pas un sort aussi ignoble, indigne de ses vaillants ancêtres !

- Madame saurait-elle ce qui lui est arrivé ? Je croyais que seuls ma mère et le défunt Electeur Ernest-Auguste…

- Et son épouse Sophie à qui il s'est confié, naturellement ? Quant à moi j’ai su grâce à elle ce qu’il s’était passé. Même ce qu’il est advenu des Platen. Ce que votre mère ignore peut-être ?

- En effet. Après leur départ de Hanovre, elle n’a rien pu apprendre de leur sort. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché.

- Ils ont trouvé refuge près de Vienne, dans un petit bien que l’empereur leur a alloué par charité… Le mari était aveugle et a traîné ainsi durant plus de cinq ans. Quant à la femme, elle est morte en 1706. Elle était atteinte d’une horrible maladie qui lui avait fait perdre ses cheveux et la rongeait peu à peu en lui imposant des douleurs insupportables. Elle avait, en outre, des hallucinations où, à longueur de nuits, ses victimes lui apparaissaient et la plongeaient dans l’épouvante. Mais jamais dans la repentance parce qu'elle n'avait jamais cessé d'aimer l'homme qu'elle avait assassiné. Sa fin a été atroce paraît-il. Vous le direz à votre mère ? Elle trouvera peut-être le courage de prier pour elle. Encore que je ne pense pas que ça serve à grand-chose !