- Vous la reverrez, chuchota Charolais. Vous lui avez plu au premier regard. C’est donc une affaire sûre mais je vous préviens qu’elle a déjà un amant…

- Je le tuerai !

Le rire du jeune comte résonna dans toute la galerie…

- Pas moins ? Ce n’est pas le moment de vous mettre dans un mauvais cas. C’est notre cousin Clermont, lui aussi de sang royal ! Alors un peu de patience !…

Dans les jours qui suivirent, le comte de Saxe devint un habitué du Palais-Royal, un proche du Régent et sans doute l’homme le plus recherché des salons, des tables de jeux où des fortunes changeaient de main au lansquenet, au pharaon et au reversi, des bals de l’Opéra… et aussi des danseuses. La princesse de Conti n’étant toujours pas rentrée, il se consola avec quelques-unes d’entre elles. En résumé, mena la vie seigneuriale qu’il aimait, devint la coqueluche de Paris. Même de la duchesse d’Orléans, la languissante épouse du Régent qui ne quittait guère la position allongée. Trois ans plus tôt, la petite vérole et un certain empâtement avaient modifié l’aspect physique de la princesse, entamant sans la faire disparaître entièrement la beauté de la fille légitimée du Roi-Soleil et de l’exquise La Vallière. Perpétuellement « fatiguée », elle passait ses jours sur un divan où elle s’enivrait environ trois fois par semaine au milieu du luxe le plus raffiné. Mais ces fantaisies coûtaient fort cher. D’autant que les premiers craquements sérieux du système Law généraient un agiotage effréné qui faisait bouillir le quartier du Palais-Royal comme un chaudron de l’Enfer. Maurice ne cessait de réclamer de l’argent à ses parents. Au point d’inquiéter le comte Watzdorf, ministre de Saxe à Paris, qui écrivit pour demander son rappel. Le roi, secrètement enchanté de savoir son fils dans l’intimité du Régent, se contenta d’une douce mercuriale épistolaire.

C’est alors qu’arriva un grand parchemin portant le sceau royal et ainsi libellé :

« Aujourd’hui, septième jour d’août 1720, le roi étant à Paris et voulant donner les moyens au sieur comte de Saxe d’entrer au service de Sa Majesté dans un rang proportionné à sa naissance et lui marquer du même temps la parfaite considération qu’elle a pour son père, Sa Majesté, de l’avis de Monsieur le duc d’Orléans, Régent, l’a retenu, ordonné et établi à la charge de maréchal de camp6 en ses armées pour dorénavant en faire les fonctions, en jouir et user, aux honneurs, autorité et prérogatives et prééminences qui y appartiennent, tels et semblables dont jouissent ceux qui sont pourvus de pareilles charges et aux appointements qui lui seront ordonnés par les Etats de Sa Majesté, laquelle, pour témoignage de sa volonté, m’a recommandé de lui en expédier le présent brevet qu’elle a signé de sa main et fait contresigner par moi son conseiller secrétaire d’Etat et de ses commandements et finances. » Signé « LOUIS » et, plus bas, « Le Blanc »… Les dits appointements se montaient à dix mille livres.

Ce qui n’était pas le Pérou mais Maurice ne s’en précipita pas moins chez le Régent afin de le remercier. Il était fou de joie mais, tandis qu’ils partageaient une bouteille de champagne à l’avenir du nouvel officier général, le prince lui rappela qu’avant d’être tout à fait investi il lui fallait l’autorisation paternelle.

- Je pars pour Dresde dès demain. Il faut que j’y règle certaines affaires laissées trop longtemps en attente…

En parlant ainsi, il pensait à l’annulation d’un mariage devenu un intolérable fardeau auquel d’ailleurs il n’avait jamais fait la moindre allusion devant qui que ce soit. Ce qui lui valait d’être recherché par nombre de mères ayant filles à marier et de jeunes veuves sensibles au charme de ce superbe garçon qui, à l’instar de son père, pliait un fer à cheval entre ses deux mains…

- Ne revenez pas trop tôt ! ajouta soudain le Régent dont la mine venait de s’assombrir.

- A cause de l’agitation qui règne à Paris ? J’avoue n’avoir jamais rien compris à l’ouvrage de M. Law mais ce que j’en sais est que les choses ont l’air de mal tourner. En ce cas si l’émeute se levait je préférerais différer mon départ afin de me mettre entièrement à votre service, Monseigneur !

- Je ne doute pas de votre amitié et encore moins de votre courage mais une menace plus grave pèse sur le royaume depuis qu’en juillet dernier un vaisseau venant des Echelles du Levant, le Grand-Saint-Antoine, est arrivé à Marseille apportant dans ses flancs la peste. Le mal ne cesse de grandir. Les ravages sont déjà effrayants. La ville n’est plus qu’un immense lazaret où plus personne n’est sûr d’être encore vivant le lendemain matin…

- C’est loin, Marseille, remarqua Maurice qui n’ignorait pas la géographie.

- Mais c’est la plus grave épidémie jamais constatée. Les rapports disent qu’elle est arrivée au nord de la ville. Si elle remonte la vallée du Rhône, la moitié du royaume pourrait être contaminée. De toute façon vous aurez besoin de quelques mois en Saxe…

C’était sans doute la sagesse. Maurice promit d’attendre des nouvelles. L’après-midi il galopa jusqu’au ravissant château de Saint-Cloud saluer Madame qui s’y retirait chaque été pour y respirer l’air de la campagne. Elle le félicita de sa nomination mais ajouta :

- Puisque vous allez servir la France, n’oubliez pas complètement notre vieille Allemagne !

- Oublie-t-on jamais son pays natal ? Il me manquera certainement mais, si elle veut bien me continuer son amitié, Madame sera là et nous pourrons continuer à en parler.

- Alors ne tardez pas trop, mon garçon ! Je me sens vieillir chaque jour et j’ignore s’il en reste beaucoup à ma disposition. Je suis lasse aussi…

- J’ai trop envie de revoir Madame pour que le Seigneur ne m’exauce pas.

Une étincelle de malice s’alluma dans l’œil de la princesse :

- Et… bien sûr vous passez votre temps à prier ?

- Non, je le confesse, mais il n’est aucune montagne que je ne sois prêt à gravir pour l’amour de Madame !

- Venez m’embrasser ! conclut-elle en riant. Et, quand vous reviendrez, n'oubliez pas de me rapporter des saucisses !

En quittant Paris le lendemain, Maurice de Saxe emportait un regret : il n’avait pas revu la belle dame dont l’image le hantait en dépit de ses nombreuses bonnes fortunes. Elle s’attardait à Chantilly, le domaine de ses pères, et ne reviendrait qu’à l’automne.

En dépit de la mise en garde de Philippe d’Orléans, Maurice avait hâte d’être sur la route du retour. Mais, avant tout, en finir avec ce stupide mariage ! Il se voulait libre, libre !…

A son arrivée à Quedlinburg, il eut l’agréable surprise de trouver sa tante Amélie auprès de sa mère. Veuve depuis plusieurs années déjà, Mme de Loewenhaupt, laissant à ses fils les domaines paternels, s’était retirée d’abord dans la maison familiale de Hambourg mais, s’y trouvant trop seule, faisait de fréquents séjours chez sa sœur.

La nouvelle qu’apportait Maurice les remplit de fierté mais aussi de tristesse :

- Ainsi tu as définitivement choisi la France, mon fils ? lui dit Aurore. Cela veut dire que nous ne te verrons plus ?

- Ne plus vous voir ? Jamais je n’y consentirai, mes chéries ! Vous êtes toute ma famille !

- Tu oublies ton père ? fit Amélie.

- Oh non, puisqu’il demeure le maître de ma vie et que je ne pourrai servir le roi Louis que s’il y consent… mais il ne s’est guère montré très paternel depuis que j’existe. Et moi, si je l’admire je ne suis pas sûr de l’aimer…

- Et si nous parlions de ton épouse ? dit Aurore avec un demi-sourire. Tu ne l’as pas oubliée, tout de même ?

- Je l’ai si peu oubliée que je veux à présent retrouver ma liberté. Vous m’aviez laissé entendre, ma mère, que vous vous en occuperiez. Où est-elle ?

- Chez elle, à Schönbrunn, d’où le beau Iago n’est jamais fort éloigné. Elle est persuadée que tu ne reviendras plus et elle s’autorise de ce départ pour vivre comme elle l’entend…

- Elle pourra agir comme il lui plaira lorsqu’elle ne sera plus comtesse de Saxe. Le roi est-il à Varsovie ?

- Il aime tellement mieux Dresde ! Il faut avouer que la ville gagne chaque mois en beauté ! Il veille à l’achèvement du Zwinger, son nouveau palais, et s’intéresse de près à sa manufacture de porcelaine de Meissen. L’inventeur, le pauvre Boettger, est mort l’an passé à trente-sept ans seulement. Sa santé était ruinée à la suite de ses treize années d’emprisonnement - il n’y a pas d’autre mot ! - dans son officine souterraine…

Mais Maurice ne se sentait guère concerné par cet homme qui avait eu le génie de retrouver le secret des Chinois pour la plus grande gloire d’un maître ingrat. Qu’Auguste II soit à Dresde lui convenait parfaitement : c’était moins loin !

Il y fut quelques jours après. Or, à son étonnement, si le roi montra quelque fierté de la nomination de son fils, il s’inquiéta subitement de le voir s’éloigner de lui, de sa mère et de son épouse. En outre, son nouveau grade supposait un train de vie pour lequel les dix mille livres allouées ne suffiraient sans doute pas.

Secrètement amusé par cette crise de sollicitude, Maurice le rassura ; il réduirait sa maisonnée au minimum… et ne ferait appel aux deniers de son père que dans les circonstances les plus exceptionnelles. Quant à sa mère, elle avait suffisamment de force de caractère pour ne pas s’opposer à ce qui devait être sa destinée. Enfin, pour ce qui était de sa femme, il entendait s'en débarrasser au plus vite, ne voulant pas continuer à couvrir de son nom des débordements dont tout un chacun pouvait se rendre compte.

Dans cette intention, il adressa aussitôt à Johanna-Victoria une longue lettre où il détaillait ses reproches mais promettait de cacher ses désordres et même de prendre la faute sur lui si elle acceptait de bonne grâce le divorce. Il pensait en faire ainsi une simple formalité… Or, nouvelle surprise, celle-ci envoya en retour une missive pleine de repentance. Elle reconnaissait ses erreurs mais ajoutait en conclusion qu’« une jeune femme peut bien faire une faute pourvu qu’on s’en repente et se corrige ». Et, sur ce, elle annonçait son retour à Dresde.

Lorsqu’il se retrouva en face d’elle, Maurice eut peine à garder son calme. Toute souriante, pimpante, coquette, elle courut à lui déjà prête à l’embrasser…

- Pourquoi m’avoir abandonnée si longtemps, mon cher époux ? Ne saviez-vous pas à quel point je tenais à vous ?

- Ah oui ? gronda Maurice en croisant les bras sur sa poitrine pour éviter un contact plus étroit qu'il ne l'aurait voulu. En vérité, Madame, on croit rêver ! Oserai-je vous rappeler que depuis des mois vous me ridiculisez autant dire publiquement avec votre Iago !

- Ne soyez pas trop sévère et essayez de me comprendre. Seule, délaissée, sans famille, j’avais besoin d’un bras pour me soutenir, d'un cœur où épancher mes douleurs… (Et soudain elle se mit à pleurer :) « En dépit des mauvaises langues, Iago a été surtout pour moi un ami, un frère qui m'aidait à supporter ma solitude…

- Solitude ? Alors que vous avez une demi-douzaine de femmes pour vous tenir compagnie et vous servir ?

- Ne dites pas de sottises ! cela ne remplacera jamais l’amour d’un homme !

- Vous avez eu celui de Iago.

Elle leva sur lui un regard implorant :

- Je ne le nie pas. Iago m'aime peut-être plus qu'il ne conviendrait et… je l'avoue, il m'est arrivé une fois… une seule fois, de céder à cet amour. Mais je me suis vite reprise !

- A qui ferez-vous croire ces sottises ? Certainement pas à moi ni à ceux qui vous ont vus ensemble à Leipzig, puis chez vous et en d'autres lieux.

Elle baissa les yeux, se moucha, prit un air malheureux et se remit à larmoyer :

- Et pourtant cela est ! Je vous aime, Maurice, comme au premier jour de notre mariage. Mon cœur n'a pas changé en dépit des apparences et je donnerais ce qu’il me reste à vivre pour vous reconquérir…

- Ce serait difficile. Vous ne m’avez jamais conquis !

- Que vous êtes cruel ! Eh bien soit, je serai votre fidèle et silencieuse compagne, je ne vous ferai plus jamais de reproches et je suis certaine que vous finirez par me rendre votre amour… Je suis revenue pour rester, car nous allons reprendre notre vie commune, n’est-ce pas ? Le temps de Noël qui n’est plus loin nous y aidera ! Nous allons vivre une renaissance sous le regard de l’Enfant Dieu. Tout s’apaisera, vous verrez, et quand vous repartirez pour la France je vous suivrai sans protester, sans aucun regret d’abandonner ma terre natale… Il n’est rien que je ne sois prête à faire pour vous.

La stupéfaction laissa, un instant, le mari sans voix. Cette diablesse ne manquait pas d’audace ! Mais son jeu, à présent, était devenu clair : elle voulait le suivre en France où l’Europe entière savait que la vie était plus joyeuse et plus agréable que partout ailleurs. Il donna libre cours à sa colère :