La nouvelle chanoinesse n'entendit pas grand-chose d'un discours aussi interminable que sensiblement ronronnant sauf quand il s’agissait de décrire, avec un luxe de détails, les souffrances in inferno des âmes assez téméraires pour oser s’aventurer hors de l’étroit chemin de la plus austère vertu… Sa voix tonna au point d’arracher Aurore à un début d’assoupissement juste à temps pour qu’elle réalisât qu’en fait c’était elle qu’il admonestait en adjurant « l’orgueilleuse pécheresse adonnée aux plaisirs du monde et aux amours illicites fussent-elles royales de renoncer d'un cœur sincère aux tentations frivoles pour accueillir les dons de l’Esprit Saint et se laisser mener par Lui jusqu’au trône éclatant du Seigneur Dieu ! ». Elle vit d'ailleurs que tous les yeux étaient braqués sur elle, certains visiblement amusés. A l’évidence, on attendait sa réaction. Elle prit le parti de faire comme si cette diatribe ne la concernait en rien. Elle ouvrit sa bible, étouffa un discret bâillement, se plongea dans sa lecture… et crut percevoir l'écho léger d'un rire étouffé. Allons, elle n'avait pas que des ennemies dans cette noble assemblée !

Le prône achevé - si l'on pouvait l'appeler ainsi - on chanta un dernier hymne auquel, cette fois, Aurore participa puis le lent cortège des chanoinesses quitta l'église, en une procession qui ne manquait pas d'allure, pour se rendre dans les appartements de l'abbesse. En l'honneur de l'arrivante, Anne-Dorothée de Saxe-Weimar conviait à dîner l'ensemble de la communauté en vue de présenter à Mlle de Koenigsmark celles qui devenaient ses compagnes. Pour ce faire elle se tint avec la nouvelle chanoinesse à l'entrée d'un vaste salon où la table était dressée. Ce fut un défilé plein d'enseignements bien que l'abbesse prît la précaution de nommer Aurore avant celle qui s'avançait :

- Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Marie de Salzwedel ! Comtesse Marie-Aurore de Koenigsmark… comtesse Erica de Dannenberg.

On se saluait cérémonieusement mais sans qu’une main se tendît. Les regards restaient froids en croisant celui de la jeune femme ou alors se détournaient, à l’agacement évident de l’abbesse. Peut-être se demandait-elle où était passée la charité chrétienne dont il eût été normal de faire usage dans une communauté religieuse. Pour Aurore le constat était limpide : elle n’était la bienvenue pour aucune de ces femmes !

Ce fut pis encore avec les deux dernières. Elles comptaient assurément parmi les plus âgées ainsi que l’attestait leur chevelure grise. La première, de taille moyenne, portait aussi haut qu’elle le pouvait un nez en bec d’aigle et un menton têtu. La seconde, plus grande et gardant des traces indéniables de beauté, s’appuyait à son bras d’un côté et de l’autre sur une canne à pommeau d’or. Quand elles s’arrêtèrent à leur tour, l’abbesse n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Déjà la première déclarait :

- Inutile, Votre Grandeur ! La princesse et moi n’avons aucune intention de frayer si peu que ce soit avec cette… cette dame ! Nous rappelons respectueusement à Votre Grandeur que cette maison dans la crypte de laquelle repose un empereur2 a été fondée pour n’accueillir que des dames d’une noblesse aussi haute que leur vertu. Nous sommes seulement venues vous saluer et vous dire que nous ne saurions prendre place à la même table.

Sans attendre de réponse, les deux femmes repartirent en sens inverse. Devenue livide Aurore demanda :

- Qui est-ce ?

- La comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck, répondit Anne-Dorothée visiblement gênée. Je vous prie de leur pardonner des paroles que la sainteté de cette maison devrait interdire…

- Mais qui n’en sont pas moins fort explicites. Sans doute traduisent-elles la pensée profonde des autres dames. C’est pourquoi je vous demande la permission de me retirer dans le logis qui m’est attribué…

- Je ne saurais l’admettre ! Ce repas est donné en votre honneur. Si vous n’y assistez pas c’est moi que vous offensez !

- Loin de moi la pensée de déplaire à Votre Grandeur ! fit Aurore en s'inclinant. Je viens mais j’espérais un autre accueil.

Et elles gagnèrent leurs places à table.

Avec un tel préambule, le repas fut ce qu’il devait être : guindé à la limite du glacial. En dépit des efforts de l’abbesse pour engager une vague forme de conversation, toute tentative tombait à plat. Assise auprès d’elle Aurore ne voyait guère que des profils plus ou moins réussis penchés sur la nourriture qui, à sa surprise, était excellente. Elle en fit compliment.

- Nous ne sommes pas dans un couvent, encore que certains d’entre eux prennent à tâche de produire pâtes de fruits, confitures, fromages ou autres spécialités, lui fut-il répondu. En cette matière nous préservons jalousement notre réputation. Surtout celle de la pâtisserie. J’espère que vous apprécierez au moins cela…

Aurore approuva d’un sourire et demanda la permission de se retirer. Elle avait hâte à présent d’échapper à cette atmosphère d’aversion irrespirable pour elle, de voir autre chose que des visages hostiles et d'ôter cette robe à la fois médiévale, somptueuse et écrasante. Enfin de faire connaissance avec son nouveau logis. Dame Gertrude l’y conduisit sans plus tarder à travers le jardin qui remplaçait l’ancien cloître. Les demeures des chanoinesses s'égrenaient autour, toutes à peu près semblables avec leur crépi blanc, les colombages et leurs grands toits d’un même rouge ancien patiné par le temps.

Aurore aima d’emblée la sienne, ses boiseries claires de deux tons de gris rechampi d’or, sur lesquels ressortaient à merveille le jaune doux des tentures et autres rideaux. La même couleur ensoleillée habillait les sièges et les tables, la chanoinesse qui l’avait précédée semblait nourrir une passion exclusive pour cette couleur.

- Celle qui habitait ici avant vous est morte sans laisser d’héritiers, expliqua Gertrude. On a gardé les lieux dans l’état mais, si vous désirez un autre mobilier, le palais abbatial en regorge. Vous pourrez choisir, à moins que vous ne préfériez en faire venir de chez vous !

- Inutile ! Tout ceci me convient pleinement mais… cette dame…

- Madame la baronne Louise de Bitterfeld, précisa Gertrude avec une note de respect qui n’échappa pas à Aurore. On peut dire qu’elle est morte en odeur de sainteté !

- Je m’en souviendrai… Cependant je croyais savoir quelle était prieure de l’abbaye ?

- Elle l’était et, comme telle, avait droit à un appartement voisin de celui de notre abbesse, mais elle préférait cette maison parce qu’elle était plus modeste et puis il y avait le jardin…

Aurore n’en demanda pas davantage. Elle se sentait soudain plus proche de cette femme inconnue. Une autre raison de ne rien changer à ce qui avait été sa demeure. Elle n’eut cependant pas le temps de s’appesantir sur le sujet. Gertrude venait de s’élancer à l’appel de la cloche d’entrée. Un instant plus tard, elle introduisait Beuchling venu saluer Aurore avant de reprendre son chemin vers Dresde mais, à vrai dire, il n’avait pas l’air très à son aise, et la jeune femme savait pourquoi :

- Eh bien, mon ami ? On dirait que les choses ne se présentent pas sous les couleurs séduisantes dont vous les aviez parées ? L'abbesse m’a reçue du bout des lèvres, comme vous avez dû le remarquer. Quant à mes nouvelles « sœurs », elles semblent décidées à m'abreuver d’injures ! Sans compter l’admirable homélie du pasteur ! Que deviennent dans tout cela les ordres de Son Altesse Electorale ?

- J’avoue ne pas comprendre plus que vous. En allant la saluer j'en ai touché un mot à Sa Grandeur…

- Et alors ? Elle vous a envoyé promener ?

Sous la raillerie il se rebiffa :

- Vous oubliez que je suis l'ancien chancelier de Saxe et que la Très Révérende Mère Anne-Dorothée sait son monde. Vous serez peut-être heureuse d’apprendre qu’elle est fort contrariée par l'attitude des dames du chapitre et qu’elle a promis de leur faire entendre son opinion. Elle attache beaucoup de prix à ce que l’harmonie continue de régner dans sa communauté…

- C’est pourquoi elle prendra garde de ne pas révéler l’étendue des volontés de Monseigneur ! Si elle avait seulement prononcé le mot de prieure, ces belles âmes auraient sans doute mis le feu au couvent !

- N’exagérons rien ! Voyez-vous, je pense qu’en cette affaire la patience se révélera profitable. Vous avez déjà gagné quelque chose…

- Quoi, mon Dieu ? Dites vite !

- L'abbesse ne vous est plus hostile.

- Elle ? Vous voulez rire !

- Ma foi non. Vous manquez de confiance en vous, ma chère comtesse, ou avez-vous oublié le pouvoir de votre charme et la facilité avec laquelle vous avez su vous attirer l’amitié de la princesse douairière ? Celle-là est encore plus difficile à séduire que notre abbesse… et pourtant ! Croyez-moi ! sans aller jusqu’au penchant, elle reconnaît en vous une femme de qualité…

- Ah !… C’est assez surprenant, mais si vous le dites…

- Et je suis prêt à le répéter ! Prenez patience, chère comtesse ! Vous êtes entièrement capable de gagner cette bataille-là ! Souffrez à présent que je prenne congé. Ma route est encore longue.

Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait. Elle remarqua alors la grimace qui lui échappa quand il se courba. L’alerte complice de ses anciennes folies amoureuses lui parut soudain bien las… bien vieux ! Spontanément, elle le prit aux épaules pour l’embrasser :

- Songez un peu à vous, mon cher comte, et abstenez-vous de faire à Monseigneur un rapport trop dramatique ! Dites-lui que je suis arrivée à bon port et que j’ai été intronisée sur-le-champ ! Cela suffira et tel que je le connais il n’en demandera pas davantage !

- Et s’il pose tout de même des questions ?

- Soyez évasif… et ménagez-vous ! Ah… pendant que j’y pense, voulez-vous m’envoyer ma voiture, mes chevaux et mon cocher ?

Il sursauta et s’inquiéta :

- Vous… vous voulez aller à Dresde ?

Il avait l’air si effaré qu'elle se mit à rire :

- Je m’y rendrai sans doute un jour ou l’autre mais pas maintenant. Puisque je suis désormais libre d’aller où il me plaît, quand il me plaît, ne trouvez-vous pas naturel que j’aie envie de revoir mon fils ?

Beuchling la regarda un instant sans rien dire mais avec un air de confusion où se mêlait une tendresse :

- Pardonnez-moi ! Je suis une vieille bête… et vous aurez vos chevaux !

Dans les jours qui suivirent Aurore s'efforça de s'intégrer autant que possible à la vie de la communauté. Elle se montrait exacte aux offices où sa voix, chaude et souple à la fois, s’intégra d’une façon quasi naturelle à celles des autres, ce qui lui valut la sympathie du maître de chapelle, un petit bonhomme uniformément gris, d’un âge indéterminable parce que à part lui-même nul n’était capable de le situer sur un éventail allant de cinquante à quatre-vingt-dix neuf ans. Il était tellement sec et maigre que lorsqu’il se penchait on s’attendait toujours à entendre ses os craquer. Pourtant son œil noir, gros comme un pépin de pomme, brillait de vivacité et, alors qu’il ne se déplaçait qu’appuyé sur une canne, il lui arrivait lorsque la musique l’emportait de se laisser aller à des contorsions dignes d’un danseur de ballet. Il s’appelait Elzear Trump et entretenait avec l’abbesse, elle-même férue de chants religieux, des relations de respect et d’une certaine considération de la part de la grande dame parce qu’il arrivait à Herr Trump de s’abandonner, à l’orgue, à des compositions si belles que seuls les anges avaient pu les inspirer.

La voix de la nouvelle venue l’enchanta. Il le fit hautement savoir, ce qui contribua à rapprocher la jeune femme d’Anne-Dorothée mais renforça l’antipathie de celles qui, dès l’abord, lui avaient déclaré la guerre : la comtesse de Schwartzburg et la princesse de Holstein-Beck. Pour ces deux-là Aurore découvrit rapidement qu’elles formaient le cœur d’une coterie d’une demi-douzaine de chanoinesses particulièrement austères qui s’efforçaient de ramener la vie semi-mondaine de certaines à une sévérité et à un dépouillement que n’eût pas désavoués sainte Thérèse d’Avila, créatrice des carmels catholiques.

Heureusement elles étaient une minorité contre laquelle les autres dames, soutenues en secret par l’abbesse, menaient une discrète guerre de tranchées, l’élévation de leur rang et de leurs alliances s’opposant au combat en rase campagne. Aurore comprit vite le parti qu’elle pourrait en tirer dans l’avenir, se satisfaisant pour le présent de noter à son profit un léger réchauffement de la température ambiante. A l’exception de ceux des irréductibles, les visages ne se fermaient plus à sa vue, on répondit à ses saluts et il arriva même que l’on échangeât quelques mots…