- J’ai voulu vous dire adieu avant de partir, dit-elle d’une voix basse, un peu enrouée qui traduisait son épuisement. Vous allez pouvoir me regretter car j’ai toujours été de vos amies…
- Je l’ai ressenti profondément, Madame, et avec quelle gratitude !…
- On ne vous voit plus beaucoup ces temps-ci mais on vous dit heureux ?
- Infiniment, et je ne remercierai jamais assez Votre Altesse Royale du conseil qu’elle m’a donné certain soir.
- Plus de Conti ?
- Plus de Conti2. Le bonheur s'écrit Adrienne…
- Alors il faut le conserver. Lisez-vous la Bible ?… Non, je pense !
- Pas souvent, je l’avoue. Mais j’en possède une.
- Bien ! Lisez le troisième chapitre de l’Ecclé-siaste. Il contient tout et c’est le dernier conseil que je puisse vous laisser… Adieu, mon cher enfant… Adieu !
Sa voix faiblissait encore. Genou en terre, il baisa avec un tendre respect la main que l’on n’avait plus la force de soulever et quitta le palais.
Rentré chez lui, il chercha le Livre saint dont, comme tout Allemand, il conservait un exemplaire, le feuilleta jusqu’au passage indiqué et s’assit sur un coin de son bureau :
« Toutes choses ont leur temps et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit. Il y a temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d’arracher ce qui a été planté. Il y a temps de tuer et temps de guérir, temps d’abattre et temps de bâtir. Il y a temps de pleurer et temps de rire, il y a temps pour l’amour et temps pour la haine… J’ai vu sous le soleil l’impiété dans le lieu du Jugement et l’iniquité dans le lieu de la justice et j’ai dit en mon cœur : Dieu jugera le juste et l’injuste et ce sera le temps de toutes choses… »
Il ne comprit pas le message en forme d’avertissement que la Palatine lui adressait par-delà la mort :
- Curieux ! pensa-t-il à voix haute. Ce sage d'Orient désabusé du monde y étale une singulière indifférence des œuvres humaines…
Et il retourna auprès d’Adrienne afin d’effacer dans les joies de l’amour la peine que lui causait la fin de sa vieille amie.
Cette félicité allait durer environ trois ans. Trois ans de vie délicieuse partagés entre le théâtre pour elle et les études qu’il entreprenait parallèlement, mais coupés d’obligatoires voyages en Saxe. Des amis venaient que Maurice appréciait : Voltaire et son esprit si vif que l’on avait parfois de la peine à le suivre, Fontenelle et un nombre restreint admis à partager un moment de leur intimité. En fait, les gens heureux n’ont pas d’histoire…
La grande histoire coulait près des deux amants sans qu’ils parussent s’en soucier. Pourtant leur monde, celui qu’ils connaissaient si bien, était en train de changer et ce furent les cloches sonnant pour la mort de Madame Palatine qui en donnèrent le signal. Deux mois après, le 16 février marquait la majorité royale donc la fin de la Régence et en même temps celle de son dernier Premier ministre, l’incroyable cardinal Dubois. Louis XV, alors, demanda à Philippe d’Orléans de le remplacer et celui-ci se remit aux affaires avec une sorte d’acharnement et reprit le gouvernail d’une main ferme. En une année, en effet, Dubois, qu’il avait laissé agir par faiblesse et désenchantement, avait mis une jolie pagaille. Hors frontières certes la France était grande, puissance garantie de toute aventure par sa double et paradoxale alliance avec l’Espagne et l’Angleterre, mais à l’intérieur on n’était pas loin du désastre : l’écroulement du système de Law, la peste, le brigandage et une certaine chute des valeurs morales laissaient quantités de ruines. Le prince s’attela à la tâche avec l’énergie que son âge autorisait - quarante-neuf ans ! - mais en reprenant le collier il recommença à chercher le délassement dans les fameux soupers « entre amis » qui en réalité l'épuisaient. Cependant, Chirac, son médecin, l'avait prévenu :
- Si vous ne changez d'habitudes, Monseigneur, vous mourrez au moment où vous vous y attendrez le moins…
- Aucune importance : c’est ce que je désire.
Une belle réponse qui ne reflétait pas la vérité. Malheureusement le médecin allait avoir raison : au matin du 2 décembre, après être allé prendre son chocolat chez sa femme, Philippe d’Orléans s'écroula sans que Chirac pût le ranimer. A sept heures du soir c’était fini…
Bien peu le pleurèrent. Pourtant il avait sacrifié sa popularité et ses rancunes personnelles à l’union des Français, arrêté les persécutions envers les protestants, ouvert les bibliothèques, se faisant en même temps le protecteur des arts et des sciences, sans compter l’image du royaume qu’il laissait à l’étranger.
Maurice de Saxe regretta sincèrement l’ami qu’il avait été pour lui, ce fut la fin de cette période de tranquillité où l’amour tenait lieu de tout. Il se retrouvait maître d’un beau régiment sans doute, mais sans emploi. Ceux qui à Versailles entouraient le jeune roi n’étaient pas ses amis. Certains lui reprochaient même ses relations avec le Régent. Il lui fallait à nouveau se construire un avenir. Il alla à Dresde prendre l’avis de son père. Celui-ci lui proposa le mariage avec une princesse de Holstein-Sonderburg.
- Sire, avec tout le respect que je vous dois, je n’ai nulle envie de recommencer une expérience conjugale. La dernière m’a laissé un trop mauvais souvenir et je ne vois pas vraiment à quoi une autre pourrait me servir.
- A devenir prince… et fort riche !
- Le sang qui coule en moi est royal. Cela suffit à mon orgueil. Quant à la richesse, je saurai la conquérir seul !
Encore qu’après l’aventure Johanna-Victoria elle approuvât son fils, Aurore ne fut pas moins désolée de le voir repousser cette chance de revenir au pays, donc auprès d’elle. La mère se sentait vieillir et c’était si loin la France !
- Mais c’est tellement agréable d’y vivre ! Vous devriez y venir et vous comprendriez…
- Crois-tu ? Ne la trouves-tu si aimable qu’à cause de cette comédienne dont on te dit amoureux ?
- On a raison de le dire parce que c’est vrai ! Elle est exquise et auprès d’elle on se sent tout autre… Depuis qu’elle est entrée dans ma vie, elle a fait de moi un homme civilisé, ce que je n’étais guère. Grâce à elle j’aime maintenant le théâtre, la lecture, les arts, le contact des hommes d’esprit.
- Ouvre les yeux ! Ton père est en train de faire de Dresde une capitale des arts ! Et nous ne manquons ni d’acteurs de talent ni de gens spirituels.
- Vous ne comprenez pas, mère ! J’avoue que c’est difficile à expliquer. C’est quelque chose dans l’air que l’on respire…
- Pourtant ce mariage te permettrait…
- Par grâce n’insistez pas ! De toute façon si je n’avais pas dit non quelqu’un s’en serait chargé pour moi.
C’était fort judicieusement vu. Flemming, en effet, avait déjà fait entendre à son maître qu’un tel mariage pourrait placer le comte de Saxe à même hauteur que son demi-frère, l’héritier, ce qui risquait d’être dangereux… Pour consoler un jeune homme qui n’en avait pas autrement besoin, Auguste II le chargea de plusieurs missions dont une en Angleterre auprès du roi George Ier qui avait été l’exécrable époux de Sophie-Dorothée de Celle. Il y fut reçu au mieux par ce souverain qui détestait son royaume ainsi que tous ses sujets et passait son temps à regretter son cher Hanovre et à bâfrer en compagnie de ses deux maîtresses teutonnes, l’inusable Schulenburg devenue énorme et la Kilmannseg, son contraire absolu… Et si l’envoyé de Pologne fut convenablement accueilli, en dépit du fait qu’il était le neveu de Koenigsmark l’assassiné, c’était uniquement parce qu’il était allemand ! Quant à la mission dont on l’avait chargé, elle est demeurée secrète. Même pour Maurice puisqu’il s'agissait de remettre en mains propres une lettre et de répondre à quelques questions.
Peu séduit par les Anglais, le jeune comte la mena tambour battant et se hâta de rentrer à Dresde : l’air que l’on respirait à Londres lui était apparu malsain autour d’un roi vivant dans la terreur d’apprendre la mort de la captive d’Ahlden : jadis, une certaine Déborah, voyante française venue à Hanovre, lui avait prédit que si sa femme mourait il la rejoindrait au tombeau dans les douze mois à venir3…
Pendant ce temps que faisait Adrienne, privée de l’homme qu'elle adorait ? Elle lui écrivait presque chaque jour, assise à sa petite table de marbre blanc dans sa belle chambre chaleureuse qui lui semblait si vide…
« Si vous saviez quel plaisir me feraient vos lettres vous ne négligeriez pas tant de m’écrire… J'ai le cœur plein de cent choses que je n’aurai pas le loisir de vous exprimer… J’aurais encore à vous écrire d’ici à demain si je m’en croyais, et je vous dirais toute ma vie, si vous vouliez, que je vous aime de tout mon cœur… »
Son cher comte ne répond pas régulièrement et par de courts billets : s’il parle bien le français il l’écrit d’une façon abominable et il déteste l’idée qu’Adrienne pourrait rire de lui mais ce qu’il dit exprime une profonde tendresse. Car il l’aime toujours autant même si, pour les exigeants besoins de son corps vigoureux, il s’offre des « passades ». Elle lui manque même tellement qu’il se prépare à rentrer en France sans autre raison, quand, miracle, Auguste II le charge de le représenter au mariage de Louis XV et de Marie Leczinska. Le voilà ambassadeur !
Il est tellement heureux qu’il ne remarque même pas que c’est un cadeau empoisonné : la future reine de France est la fille de ce Stanislas Leczinski devenu roi de Pologne quand la Diète s’était débarrassée d’Auguste II mais que, plus tard, celui-ci avait eu le plaisir de mettre en fuite en récupérant son trône. Qu’importe ! Maurice compte sur son charme personnel et l’espoir que la princesse ne se montrera pas rancunière. Et puis, surtout, il va retrouver Adrienne !
A peine arrivé à Paris, il ne fait que toucher terre à son hôtel, y laisse ses gens, saute à cheval et, sans prendre le temps de se changer, se précipite rue des Marais-Saint-Germain, éperonné par la hâte de la tenir dans ses bras, toute tiède, toute douce, et d'emplir son cerveau de ce parfum de rose fraîche qui n'est qu’à elle.
Le temps de ces premiers jours de septembre ressemble à celui d’un novembre désastreux. Il pleut et, même si la distance est courte, elle suffit à la course du cheval pour tremper et botter de boue son cavalier… Arrivé dans la cour, il jette les rênes à un valet accouru, saute dans une flaque d’eau et se précipite dans l’escalier, attiré par la voix divine qui chante accompagnée au clavecin. Or, son entrée en trombe génère un silence soudain et toutes les têtes se tournent vers lui. Car il y a là une dizaine de personne réparties dans les fauteuils, écoutant la jeune femme qui, en effet, chante accompagnée par d’Argental… Et tout de suite, déçu, frustré, furieux, il tourne les talons pour s’enfuir mais le chant s’est arrêté net, immédiatement remplacé par un cri :
- Vous ! Enfin !…
Et elle s’élance vers lui pour se blottir dans ses bras sans plus se soucier de ses visiteurs, ni de mouiller le taffetas couleur de rose mourante de sa robe. Mais les visiteurs sont de vrais amis : tandis que s’étreignent les deux amants, ils s’esquivent l’un après l’autre sur la pointe des pieds. Le dernier à partir est Charles d’Argental. Il a refermé discrètement le clavecin puis, avec un soupir et les larmes aux yeux, il s’en va à son tour, emportant le frêle espoir que la longueur de l’absence - elle a duré près d’une année ! - lui ramènerait celle qu’il n’a jamais cessé d’adorer…
Dans la chambre fleurie où brûle le premier feu d’un automne précoce, Adrienne et Maurice retrouvent l’éblouissement des premiers jours.
Deux nuits et un jour, trente-six heures environ à se prouver leur passion mutuelle et Maurice repartait à francs étriers pour Fontainebleau où allait avoir lieu le mariage royal afin de prendre rang parmi les ambassadeurs. Sur ses lèvres, dans ses yeux et dans son cœur il emportait Adrienne, maudissant la « corvée » qui l’avait arraché à elle. Pourtant il ne put s’empêcher d’être fasciné par la splendeur du mariage royal et l’atmosphère de bonheur qui s’en dégageait. Peut-être parce que c’était une sorte de conte de fées renouvelé de Cendrillon…
L’infante que le jeune roi devait épouser avait été renvoyée à Madrid à la suite d’une maladie de son fiancé qui avait donné des craintes sur la durée de sa vie. Au duc de Bourbon - dit Monsieur le Duc - régentant alors les affaires, comme au cardinal de Fleury Premier ministre, il était apparu que, si Louis XV ne procréait pas avant de mourir, la couronne passerait au nouveau duc d’Orléans. Or, l’infante n’était même pas nubile. Donc il fallait la rendre à sa famille - pas trop contente évidemment ! - et conclure au plus vite une union avec une princesse capable d’avoir des enfants.
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