- Nous sommes deux votre chambre ?

- Nous sommes deux et bien que Sophia soit mon amie vous ne pouvez venir chez nous !

- Alors il faut que vous veniez chez moi. Ce soir soyez à votre fenêtre à onze heures, je viendrai vous chercher et je vous ramènerai avant le lever du jour. Ainsi personne ne saura rien, à l’exception de votre amie. Mais peut-on compter sur elle ?

- Entièrement !

La nuit suivante, on fit comme il était convenu et durant quelques heures Maurice découvrit que Dorothea était encore plus délicieuse qu’il ne l’imaginait. Non seulement elle se donna spontanément mais aussi elle avait de l’amour la même conception que lui : cela devait se faire joyeusement et, n’étant pas son initiateur, il prit un plaisir infini à une aventure qui lui semblait rafraîchissante. Quand il la ramena chez elle il se découvrit un peu amoureux d’elle…

L’euphorie de l’élection ne dura guère et en vérité Dorothea en offrant à Maurice le repos du guerrier lui fut plus secourable qu’il ne le pensait. Les difficultés, en effet, commencèrent quand il annonça son élection au roi son père avec d’ailleurs une certaine modestie : « La Courlande n’a penché en ma faveur que parce qu'elle a pensé qu’il n’y avait point de sujet qui pût être plus agréable au roi, ni causer moins d’ombrage à la Pologne et à ses voisins… » Il y joignait un plan de gouvernement, plutôt novateur pour l’époque, dans lequel il proposait entre autres de bâtir des écoles, de favoriser le commerce et l’industrie en faisant des économies sur le train de vie des souverains. « Je me propose avec cela de vivre fort simplement… Je ne donnerai jamais dans le faste ; j’ai toujours abhorré celui des petites cours car il me semble qu’il n’y a rien de plus ridicule que cette sotte grandeur qui attire la raillerie des petits et le mépris des grands… »

Auguste II ne répondit pas tout de suite. En revanche, la Russie, elle, se manifesta. Elle n’admettait pas qu’Anna Ivanovna épouse le comte de Saxe quand elle pouvait avoir un prince russe (fût-il ancien pâtissier). Néanmoins, afin de ne pas désobliger le roi de Pologne, on offrait à son fils bâtard la princesse Elisabeth. Anna Ivanovna répondit sèchement qu’elle était assez grande pour savoir ce qu’elle voulait et ce qu’elle voulait c’était le comte de Saxe. Là-dessus Catherine fit partir Mentchikoff avec une petite armée. En même temps Auguste II toujours cornaqué par l’affreux Flemming envoyait à Maurice une lettre très raide lui intimant l’ordre de laisser tomber la Courlande et de rentrer à la maison. Faute de quoi on le délogerait par les armes… Autrement dit c’était la guerre sur deux fronts. Trois même si l’on comptait les Courlandais eux-mêmes et leur moral fluctuant. Résultat, il fallait de l’argent et Maurice en manquait cruellement.

Il appela au secours sa mère, ses amis… Adrienne même. Et celle-là fut sublime. Tandis qu’Aurore raclait ses fonds de tiroir à Quedlinburg, la comédienne vendit tous ses bijoux et envoya quarante mille livres, c’est-à-dire une somme considérable. Maurice lui écrivit aussitôt pour la remercier en lui promettant de tout lui restituer.

« Cela ne presse pas, répondit-elle. Songez d'abord à vous et à ceux qui vous aiment. Personne ne saurait le faire mieux que moi… »

Cela il le savait car elle lui écrivait régulièrement des lettres pleines de passion. Il lui répondait d’ailleurs sur le même ton car en dépit de son amourette avec Dorothea il n’avait pas cessé de l’aimer et toutes ces feuilles de papier échappées du cœur d'Adrienne représentaient pour lui le meilleur des viatiques, une véritable source de réconfort. Il en avait grand besoin.

Mentchikoff en effet arrivait à Mittau avec mille huit cents hommes d’armes, décidé à tout bousculer. Duc de Courlande, Maurice payant d’audace se rendit chez lui pour lui demander ce qu’il venait faire. L’ancien pâtissier voulut le prendre de haut :

- L’intention de Sa Majesté Impériale est que les Etats de ce pays se rassemblent afin de procéder à une nouvelle élection. Le choix de la Diète ne peut tomber que sur moi, prince Mentchikoff, et je suis venu à Mittau pour en finir avec cette affaire !

Froid comme la glace, un sourire insolent aux lèvres, Maurice répondit :

- Votre dessein me paraît impossible dans son exécution si vous ne respectez pas les voies de droit et, à ce propos, je vous signale que, la Diète m’ayant donné l’assurance formelle de me maintenir dans mes privilèges, elle ne peut, sans illégalité, procéder à un autre choix…

Là-dessus, Anna Ivanovna, secouant pour une fois sa paresse, fit savoir qu’elle ne voulait d’autre protection que celle du roi de Pologne et que, la Courlande ayant le droit d’élire son souverain, elle ne pouvait sans y renoncer se soumettre à un prince venu chez elle en armes. Conclusion : elle n’avait aucune envie de recevoir Mentchikoff et lui souhaitait bon retour.

Furieux, l’envoyé de la tsarine tourna les talons mais non sans avoir déclaré aux députés courlandais qu’il leur donnait dix jours pour changer d’avis et se prononcer en sa faveur. Puis il fit mine de s’éloigner mais en laissant derrière lui quelques-uns de ses hommes avec des ordres secrets… et par deux fois Saxe échappa de justesse à un attentat singulièrement dangereux. Le second surtout, où les Russes grimpés sur le toit de sa maison entreprirent d’y mettre le feu, lui eût été fatal s’il avait possédé moins de sang-froid. Son premier souci fut de protéger Dorothea qu’il confia à Beauvais pour qu’il la fît sortir, habillée en garçon. Lui-même rejoignit l’ennemi sur le toit déjà en flammes, et tua trois hommes avant de sauter de la partie encore intacte. La chance voulut qu’il tombe sur de la terre fraîchement retournée, ce qui adoucit sa chute et lui permit de prendre la fuite.

Pour le coup, la duchesse se fâcha, offrit à son « fiancé » - on se demande d’ailleurs pourquoi le mariage n’avait pas encore eu lieu ! - l’asile de son palais, emprisonna les incendiaires qui n’avaient pas réussi à s'esquiver assez vite et envoya à la tsarine une énergique protestation :

« Gardez votre Mentchikoff, ma cousine ! Je n’en veux à aucun prix. Quant au comte de Saxe, sachez que je donne ce jour les ordres pour que l’on active les préparatifs du mariage ! »

Pourquoi fallut-il alors qu'au lieu d’en finir avec Dorothea, Maurice continue à la voir et, cette fois, dans la demeure même de sa future épouse ? Une telle folie méritait du sort une sanction et vint le moment où la chance sur laquelle il ne cessait de s'appuyer l'abandonna.

Dans la nuit du 21 janvier 1727 la neige enveloppa le pays d'une épaisse couche de neige venue si subitement que les deux amants ne s'en aperçurent qu’au moment de ramener la jeune femme chez elle. Il était six heures du matin mais, le soleil se levant tard en hiver, l’obscurité est profonde. Tout était silence et tranquillité. On ne s’inquiéta donc pas mais, pour éviter à sa maîtresse de patauger et de rentrer trempée, Maurice la fit monter sur ses épaules :

- Comme cela vos jolis pieds ne seront pas mouillés et vous ne prendrez pas froid, fit-il en riant.

Et les voilà partis en direction de la fenêtre de Dorothea, plus amusés qu’inquiets de l’aventure. Soudain surgit du bois une vieille femme armée d’une lanterne qui, en apercevant vaguement une forme qui lui parut fantastique, se crut en présence d’un monstre et se mit à hurler tout en élevant son quinquet pour mieux y voir. Maurice voulut alors donner un coup de pied dedans mais, ce faisant, il perdit l’équilibre et s’affala avec Dorothea sur la vieille qui brailla de plus belle. Les sentinelles de garde aux portes de la résidence accoururent et tout fut découvert. Tandis que Dorothea en larmes était portée chez elle, on reconduisit à son logis le comte de Saxe que tout Mittau connaissait. Avec les honneurs dus à son rang mais sans se soucier d'éviter le bruit. En un rien de temps l'affaire courut le palais et la ville. Maurice venait de gâcher sa chance d’épouser la duchesse et, par malheur, c'était la dernière…

Il ne s'en était pas rendu compte, mais seule la volonté farouche d'Anna Ivanovna le protégeait de ses ennemis. Averti, Auguste II pesa sur la Diète pour qu'elle annule l'élection de son fils, exigeant même qu'il restitue le document attestant son titre de duc de Courlande. Non seulement Mentchikoff reparut avec encore plus de troupes mais les Courlandais se détournèrent de Maurice, à de rares exceptions près. Après avoir subi les fureurs de sa « fiancée » il dut s’enfuir et ce fut tout juste si l’on ne mit pas sa tête à prix !

Pour échapper à la meute, il alla se retrancher avec ses fidèles dans l’île d’Ugmaïs au milieu d’une lagune de la Baltique. Quelque trois cents hommes l’accompagnaient et sa situation était critique. Pourtant il écrivit à sa chère Adrienne : « Me voici dans mon île comme Sancho Pança (il se confondait volontiers avec Don Quichotte dont la lecture faisait ses délices !). Dieu veuille que mon gouvernement dure plus longtemps que le sien !… Ce matin en faisant mes dispositions militaires j’ai jeté les yeux sur une petite île voisine et tout à fait charmante. Je pensai à vous et formai le projet d’une charmante habitation, me flattant qu’un jour vous pourriez l’habiter. Si je ne réussis pas, je vous reverrai plus tôt et en serai content. Les événements ne sont rien et vous vous êtes tout. »

Bientôt il est enfermé dans son île que Mentchikoff fait assiéger par dix mille hommes, sans compter les renforts qu’il attend… Ce qu'il ignore c’est que la tsarine Catherine vient de mourir et que, pour le moment, Mentchikoff est le seul maître de l’empire russe en attendant une succession encore incertaine. Et Maurice n’a que trois cents hommes avec lui. Il écrit alors à Adrienne : « Il n’est plus temps. Les Russes sont à portée du canon. Je suis sans armes et il faut bien quitter la partie. Demain, je ferai une bonne sortie et je percerai au travers s'ils se trouvent dans mon chemin. Je les éviterai pourtant si je le puis. Adieu ! Aimez-moi ! Si je péris vous perdrez quelqu’un qui vous a sincèrement aimée… »

Maurice est trop réaliste pour ne pas comprendre qu’il est perdu et, en dépit de ce qu’il a écrit, il voudrait préserver ceux qui lui ont fait confiance et acceptent de mourir pour lui, avec lui. Un instant il est tenté par une vision pleine de panache : charger à la tête de ses fidèles et se faire tuer le premier. La belle image ! La belle fin pour le roman de sa vie !…

Pourtant, à la sauvage violence des guerres, cette époque mêlait un sens de la courtoisie difficile à saisir de nos jours. Le général Lascy, qui commande les troupes russes, demande au « duc de Courlande » de lui accorder un moment d’entretien avant de lancer l’assaut. Là, il lui dit que s’il refuse de se rendre, lui seul, l’attaque aura lieu dès son retour sur la terre ferme.

- Je demande à réfléchir. Disons… une dizaine de jours !

- Impossible, Monseigneur ! Sachez que derrière nous il y a une armée polonaise envoyée par le roi votre père. Je ne peux vous accorder que quarante-huit heures.

- C’est déjà bien et je vous en remercie. Un mot encore : qu’adviendra-t-il de mes hommes ?

- Aucun mal. Ils ne seront pas traités en rebelles mais en prisonniers de guerre et il se peut que, dès la montée au trône du nouveau tsar, on les renvoie chez eux.

- Qui va régner sur la Russie ?

- Je l’ignore. Plusieurs candidats sont en ligne. Alors ? Que décidez-vous, Monseigneur ?

- J’accepte le délai que vous m’accordez !

Ce soir-là, il réunit ses officiers pour leur dire adieu puis s’enferma avec son valet Beauvais à qui il remit ce qu’il possédait alors de plus précieux après son épée : le décret de la Diète de Courlande qui faisait de lui un prince. Tant que le document n’était pas rendu, il ne pouvait être valablement rapporté :

- Si je suis pris, il sera détruit. Garde-le pour moi. On n’ira pas le chercher sur toi !

- Sauf votre respect, Monseigneur, j’aimerais mieux partir avec vous.

- Moi aussi, mais ce chiffon de papier courrait le même risque. Prends soin de toi ! Tu me rejoindras à Memel6. Bonne chance !

Entièrement vêtu de noir pour se confondre avec la nuit, il alla chercher son cheval, le sella sans oublier les sacoches contenant les maigres biens qui lui restaient, y joignit l’épée qu’il se refusait à rendre et les bottes d’Adrienne puis, tenant son destrier en bride, il descendit sur une petite plage et entra dans l’eau sans faire le moindre bruit. Tantôt nageant, tantôt traversant à gué les endroits où la mer était basse, il vint aborder près de Windau, épuisé mais hors de danger…

Quelques jours plus tard, des courriers galopaient à travers l’Europe pour annoncer aux diverses chancelleries l’accession au trône de Pierre le Grand de la duchesse de Courlande Anna Ivanovna ! La nouvelle étourdit Maurice, mesurant un peu tard que pour une banale aventure amoureuse il avait gâché la chance inouïe qui aurait fait de lui non seulement le maître du double duché mais aussi le tsar de toutes les Russies…