Evidemment on ne peut pas tout prévoir !

CHAPITRE IX

LE TEMPS DES CHAGRINS

- Pourquoi m’a-t-il fait cela ? Pourquoi m’a-t-il non seulement abandonné mais condamné, attaqué ?

En dépit du tapis, le parquet criait sous les bottes de Maurice qui ne cessait d’aller et venir. Arrivé à Dresde depuis une heure avec le seul Beauvais récupéré à Memel, il était tombé comme la foudre sur la demeure de son ami Frédéric-Henri de Friesen à l’heure du petit déjeuner, y créant une vive émotion. Mais il en fallait davantage à la maîtresse de maison, Constance, pour lui faire perdre son calme. Fille d’Auguste II et de la comtesse de Cosell, la jeune femme avait trop l’habitude de ces hommes aux dimensions hors normes pour s’en trouver perturbée. Elle s’était contentée de réclamer aux cuisines un large supplément de chocolat et de ce qui allait avec puis, après avoir mené son fils, le petit Henri, embrasser un parrain qui ne sentait pas bon du tout, elle était sortie ordonner qu’on lui prépare une chambre… et un bain.

- On dirait que vous sortez de prison, mon cher comte, lui avait-elle déclaré avec un sourire pour corriger cette évidence.

- Vous avez sûrement raison ! A cela près que je traîne derrière moi un fumet de hareng mélangé à la bouse de vaches ! Jamais nous n’avons voyagé dans de telles conditions, Beauvais et moi.

En effet, à Memel, les deux hommes s’étaient embarqués sur un bateau de pêche qui les avait conduits à Dantzig où ils avaient retrouvé à la fois la terre et des chevaux afin de fuir la Pologne où le comte de Saxe ne savait plus très bien quel était à présent son statut : fils du roi ou rebelle dont la tête était mise à prix ?

Maintenant, lavé, rasé, vêtu d’un habit qu’il avait réussi à sauver dans son portemanteau et de ses bottes impeccablement cirées, il s’était établi dans le cabinet de Frédéric et il essayait de savoir où il en était. Mais comme, depuis sa fuite d’Usmaïs, il laissait s’accumuler en lui une énorme charge de colère et de déception, il pouvait s’en libérer sans retenue en face de son beau-frère dont il connaissait la sagesse et la solidité.

Assis placidement derrière son bureau, Friesen, les mains croisées sur un ventre confortable, regardait et écoutait sans rien dire, attendant l’accalmie qui ne pouvait manquer de suivre. Quand Maurice eut fini de déverser sa bile et qu’ensuite il se contenta d’allumer sa grosse pipe de terre, il comprit que son tour était venu :

- Vous avez toujours fait mauvais ménage, la politique et toi. En outre, vous vous ressemblez trop, toi et le roi.

- Tu es en train de me dire que mon père n’y connaît rien non plus ? répliqua Maurice en crachant un brin de tabac.

- Ce n’est pas ce plan-là que j’évoquais. En dehors de ses ambitions personnelles que je pense satisfaites il laisse faire Flemming et voilà tout. Cela lui laisse le temps d’être un protecteur des arts, un grand mécène ! Il est en train de faire de Dresde la perle de l’Europe centrale.

- Je l’imiterais volontiers si j’en avais les moyens mais me voilà gueux comme un rat…

- Sérions les questions, si tu veux bien ! Nous en étions à ton père. Tu sais parfaitement que s’il veut conserver sa couronne polonaise, il ne le peut qu’avec l’aide de la Russie. Dans ce coin du monde c’est elle qui tient les rênes… Et rappelle-toi qu’il t’avait défendu d’occuper la Courlande et que tu es passé outre…

- Tu n’étais pas contre à ce moment-là.

- Sans doute… mais pouvais-je imaginer que tu gâcherais toutes tes chances auprès d’Anna Ivanovna ? Cette femme était prête à t’épouser envers et contre Saint-Pétersbourg tout entier. Elle l’a fait savoir bien haut. Et toi qu’est-ce que tu fais ?…

Sans répondre Maurice alla vider sa pipe dans le cendrier du poêle de faïence qui occupait le coin de la pièce, chercha un cure-pipe et se mit à la nettoyer en mâchonnant quelques mots incompréhensibles. Friesen le laissa un instant à son manège puis reprit :

- C’est tout ce que tu trouves à répondre ?

- Tu as déjà vu la duchesse de Courlande ?

- Non. Pourquoi ?

- Tu me comprendrais mieux ! Un homme normalement constitué ne saurait s'accommoder d’une telle femme sans s’accorder un… rafraîchissement de temps à autre !

- Entre un… rafraîchissement et une liaison, il y a une marge. Tu aurais pu attendre d’être marié. Tu ne l’avais jamais… touchée ?

- Elle n’en a pas manifesté le désir. Il faut dire qu'elle a un amant ! Une sorte de palefrenier haut comme une maison et méchant comme la teigne. Ce que l’on peut comprendre : elle était veuve depuis seize ans !

Frédéric-Henri se mit à rire :

- Justement : elle pouvait souhaiter un peu de changement ! Et ne va pas me raconter que tu ne lui as pas plu ! Tu m’as écrit le contraire. Alors ? Réponds, sacrebleu ! Il faut t’arracher les paroles. Tu ne lui as pas fait le plus petit brin de cour ?

- Je me réservais pour la nuit de noces, grogna Maurice. Cela demandait une longue préparation psychologique : cette femme est grasse comme truie et se parfume au beurre rance.

- Une couronne n’a pas de prix ! A ce propos, tu pourras encore épouser la fille de Pierre le Grand. Elisabeth Petrovna est plutôt belle, à ce que l’on assure.

- On la dit aussi bizarre. Et, d’autre part, je ne vois pas quelle couronne elle m’apporterait. Elle n’est pas la première sur la liste de succession.

- Il n’empêche qu’elle s’intéresse à toi. Tu es même invité à te rendre auprès d’elle. Lefort sachant nos liens me l’a écrit.

- Vraiment ? Montre-moi sa lettre !

- Tu n’as plus confiance en moi ? sourit Friesen.

- Si, mais je veux savoir ce qu’il veut au juste. J’ai appris qu’il y a de nombreuses façons de lire une lettre. Surtout entre les lignes. Alors donne-moi le poulet. Justement parce que tu n’as pas envie que je le lise, je soupçonne quelque chose…

- C’est ridicule, Maurice ! Crois-moi ! Le style de Lefort ne donne pas dans la délicatesse, tu le sais. Il dit les choses…

- Probablement comme elles sont ! La lettre ou je sors d’ici et tu ne me revois plus !

- Après tout il n’arrive jamais que ce qui doit arriver ! soupira Friesen en ouvrant un tiroir pour en sortir la fameuse lettre.

Elle était assez brève. L’ambassadeur saxon y écrivait que « la princesse Elisabeth est résolue de ne s’engager avec aucun médiateur avant de voir celui qui doit la posséder. Elle veut voir la marchandise »…

Maurice éclata de rire et rendit la feuille de papier à son beau-frère :

- Ces Russes ne doutent de rien ! Remarque, ce pourrait être amusant de la dresser, celle-là, mais décidément non ! qu’on ne me parle plus de mariage ! Il y a en France une femme jeune, belle, généreuse et tendre qui m’attend et qui a vendu ses bijoux pour m’aider ! C’est elle que j’ai envie de revoir. Aucune autre et surtout pas cette pimbêche à moitié sauvage…

Il était profondément sincère. Depuis qu’il avait quitté son île du bout du monde et tandis qu’il peinait sur les mauvais chemins pour au moins revenir à la civilisation, c’était l’image d’Adrienne qui le soutenait. En fermant les yeux, il s efforçait d'imaginer le retour dans l’atmosphère tiède, douillette et parfumée de la chambre ouverte sur les fleurs de la terrasse, le vaste lit aux draps fins où l'attendait une créature exquise entre toutes qui savait charmer à la fois ses sens et son cœur. Oh oui, la revoir et le plus tôt possible, afin de la consoler, de la rassurer, de lui dire encore et encore qu’il n’aimait qu’elle seule ! Ses lettres, protégées par une toile cirée, étaient le seul bien qu’il eût emporté en se jetant dans les eaux glaciales de la Baltique. Il n’avait même plus envie de rencontrer un père dont il doutait qu’il l’eût jamais aimé, qui ne voyait en lui qu’un pion, même pas une pièce maîtresse, sur l’échiquier d’une vie sans cesse bouleversée par le peu de cas que l’on faisait de lui et par la haine de Flemming.

Son parti était pris. Non seulement Adrienne, mais aussi son régiment qu’il eût fait venir s’il avait épousé Anna Ivanovna, souhaitaient son retour. Il servirait désormais le jeune roi de France et lui seul. Finalement celui-ci n’avait-il pas une épouse polonaise ? Et puis en passant il irait rendre visite à sa mère dont il n’avait pas de nouvelles.

Le temps était abominable avec ses tempêtes de neige, ses vents furieux et ses chemins verglacés ; Maurice s’attarda un moment à Dresde dans ce foyer fraternel où l’on ne souhaitait que le garder assez longtemps pour tenter un rapprochement avec Auguste II. Le roi était encore à Varsovie mais ne manquerait pas de revenir à Dresde à l’occasion du Carnaval, qui était sa fête préférée… Son humeur serait alors charmante et, comme il avait de l'affection pour Constance et aimait le climat familial qu’elle s’entendait si bien à créer, la réconciliation viendrait d’elle-même.

Cependant Maurice s’impatientait. Ce rude hiver était peu favorable au passage du courrier, pourtant l’absence de nouvelles venues de Quedlinburg commençait à l’inquiéter… Non sans raisons : quand le temps se radoucit et que l’épaisseur de la neige diminua, deux lettres d’Amélie de Loewenhaupt lui parvinrent simultanément : la première signalait qu’Aurore était malade ; la seconde la disait très mal et suppliait Maurice de se hâter s’il voulait la revoir vivante. Celle-là datait de quatre jours.

A l’angoisse qui lui serra le cœur, Maurice réalisa à quel point il aimait sa mère. S’y mêlait un sentiment d’incrédulité. Toujours belle en dépit de quelques mèches blanches qui lui allaient à ravir, toujours mince, élégante et pleine de vitalité, elle ne pouvait pas disparaître ainsi ? Si Amélie la disait très mal… elle n’était pas…? Non, jamais le mot terrible ne pourrait s’accorder au nom d’Aurore de Koenigsmark !

Une heure après avoir reçu le désastreux billet, Maurice galopait vers Quedlinburg, Beauvais sur ses talons. Une voiture l’eût trop ralenti tandis qu’un cheval passait partout ! Mais, quand après deux jours et deux nuits d’un voyage harassant, coupé seulement par les arrêts aux relais pour changer de monture et avaler quelque chose, les deux hommes fourbus mirent pied à terre devant le portail de l’antique abbaye. Quand ils se furent fait connaître, ils virent accourir la comtesse Amélie entièrement habillée de noir. Elle se jeta en pleurant dans les bras de son neveu qu'elle tint serré contre elle si étroitement qu’il put percevoir les battements de son cœur. Le sien se serra :

- J’arrive trop tard, n'est-ce pas ?

- Elle est au tombeau depuis deux jours. Mais viens d’abord te réchauffer et te réconforter ! Tu es trempé… et ton valet ne vaut guère mieux.

Un palefrenier vint prendre les chevaux et le léger bagage tandis que l’on se dirigeait vers la maison d’Aurore. Une servante emmena Beauvais à la cuisine et Amélie fit entrer Maurice dans l’agréable salon dont il connaissait chaque meuble, chaque objet… Le feu ronflait dans le poêle de faïence blanche : il y faisait bon et les jacinthes bleues s’épanouissaient dans des petites vasques de céramique, exhalant le doux parfum boisé qu’Aurore aimait tant. Tout d’ailleurs était semblable au souvenir que gardait Maurice de sa dernière visite et l’on aurait pu croire que la prieure des chanoinesses allait entrer d’un instant à l’autre, s’asseoir devant le métier à tapisser dont le siège gardait son empreinte, et les soies diversement colorées jetées sur le cadre semblaient attendre le choix de sa main. Il y avait même, au dos d’une bergère, la grande écharpe de laine blanche dont elle enveloppait ses épaules quand elle sentait un peu de frais.

Maurice s’en empara, y enfouit son visage et se laissa tomber dans le fauteuil abandonné pour pleurer cette mère qu’il avait adorée sans jamais le lui dire.

- Comment est-ce arrivé ? demanda-t-il. Le mal dont elle souffrait n'était pas si grave ? Elle n’avait pas soixante ans !

- Elle était plus malade que nous ne le pensions. Mais elle avait trop d’orgueil pour le laisser voir. Même à moi ! Ulrica seule savait et ne m’a confié le secret qu’à son heure dernière. Sur la fin elle souffrait énormément en dépit des grains d’opium que l’apothicaire du couvent lui faisait absorber dans du lait. Et puis ces derniers temps elle s’est tellement tourmentée pour toi ! Cette aventure courlandaise était insensée…

- Ne me dites pas qu’elle n’a pas été fière quand j’ai été élu duc de Courlande ?

- Certes, elle le fut. Pourtant elle était inquiète, connaissant ton goût pour les jolies femmes… et sachant à quoi ressemblait Anna Ivanovna. Ces Russes sont impossibles, vraiment ! Veux-tu prendre du repos maintenant ou préfères-tu voir ta mère ?