- La voir ? Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était trop tard ?
- Pour l’embrasser, oui, mais, viens avec moi, tu comprendras…
Elle le conduisit à l’église, vide à cette heure où aucun office n’avait lieu, et le fit descendre dans la crypte où étaient les tombeaux des chanoinesses. Maurice s’immobilisa devant l’étonnant spectacle qui s’offrait à lui, éclairé par quelques cierges : sa mère était là, en effet, et très visible dans un cercueil vitré comme un carrosse. On l’avait revêtue d’une somptueuse robe de damas bleu garnie de volants au point d’Angleterre et de Malines. Les flammes tremblantes des longues bougies faisaient briller les bijoux qu’elle portait au cou, aux oreilles, sur la poitrine, aux poignets et aux doigts. La mort en passant sur elle avait effacé les traces de la souffrance, de la maladie et même de l'âge : les mèches blanches des cheveux étaient une parure de plus et Aurore, dans sa beauté retrouvée, semblait dormir comme la princesse du conte de Perrault1.
- Aucun prince ne viendra la réveiller, murmura derrière Maurice la voix d’un homme dont il n’avait pas remarqué la présence parce qu’il était rentré dans l’ombre d’un pilier au bruit de ses pas, mais quand, au dernier jour, la trompette de l’Ange se fera entendre, elle se relèvera, belle parmi les plus belles, pour aller vers le trône de Dieu !…
Se retournant, le comte reconnut le baron d’Asfeld, cet homme hors du commun qui avait voué sa vie à Aurore, l’unique femme qu’il eût aimée. Il s’était fait son chevalier dans la grande tradition des pures amours des chansons de geste et ne l’avait plus quittée, se contentant de vivre dans une maison proche du couvent, l’escortant lorsqu’elle s’absentait, attaché au seul bonheur de la voir chaque jour.
- Nicolas ! reprocha doucement Amélie. Vous n’allez pas rester dans cette crypte jusqu’à la fin de votre existence ?
- Pourquoi non ? Mon bonheur est auprès d’elle et tant que mes yeux pourront la voir je ne souhaite rien d'autre que rester au poste que je me suis choisi il y a longtemps déjà ! Elle a été, elle reste ma lumière…
Tandis qu’il parlait des larmes lentes coulaient sur son visage balafré que creusait la douleur… Emu, Maurice le prit aux épaules pour l'embrasser :
- Vous la connaissiez mieux que moi et je ne vous dirai jamais assez de mercis. Mon égoïsme se satisfaisait de vous savoir à ses côtés et, grâce à vous, je n'ai jamais eu de soucis à son sujet. Entre tante Amélie et vous je la savais protégée…
- Elle le sera encore ! Je vais continuer ma veille tant qu’il me restera des forces et Dieu m’accordera peut-être la faveur de mourir à ses pieds.
Maurice s'agenouilla et se recueillit un long moment, le visage dans les mains, puis, s’arrachant à la contemplation de cette morte fabuleuse qui lui avait donné la vie, il salua Nicolas d’Asfeld et sans attendre Amélie remonta à la lumière du jour. Sa tante le rejoignit à mi-chemin de la maison et, glissant son bras sous le sien :
- Quel homme étonnant, n’est-ce pas ? Et combien attachant !… C’est lui qui a exigé qu'elle soit embaumée avec un soin particulier. Lui encore qui a voulu qu'on la pare de sa plus belle robe et de ces joyaux qu'elle aimait et qui lui rappelaient ces jours de splendeur où l'amour de ton père la faisait presque reine…
- Presque ! souligna Maurice, amer. C'est ce qui fait toute la différence. Des reines comme elle, la Saxe en a vu défiler une multitude… et ce n'est pas fini ! Je suis déjà l’aîné d’une vaste famille de bâtards, garçons et filles.
- Mais il n’en a aimé aucune autant qu’Aurore ! affirma Amélie, les yeux soudain lourds de larmes.
Maurice se calma aussitôt, honteux d’ajouter ainsi à son chagrin. A quoi bon lui dire qu’à d’autres Auguste II avait donné des terres, des titres à qui en manquait, qu’il avait construit Pillnitz pour la Cosell alors qu’à sa mère on avait repris la belle demeure de Dresde et que, sans celle de Mme de Loewenhaupt, la comtesse de Koenigsmark, lorsqu’elle y venait, aurait dû se contenter d’une location ou d’une auberge ! Il avait donné des diamants, des perles, mais à laquelle de ses maîtresses n’en avait-il pas donné ? Et le plus beau de tous, le fabuleux diamant vert, avait brillé de tous ses feux dans la chevelure blonde de la comtesse Orselska, sa dernière maîtresse ! Du moins dans l’état actuel des choses ! Les amours d’Auguste II, souvent tapageuses, étaient, plus souvent encore, fugitives.
- A tout prendre, murmura-t-il poursuivant sa pensée à haute voix, l’homme que nous avons laissé en prières auprès d’elle lui a donné infiniment plus que mon père : lui il n’a rien reçu en échange…
- Une profonde tendresse ! répondit Amélie. Je me demande si elle n’en était pas venue à l’aimer vraiment ? Sur le plan spirituel bien sûr parce que de l’autre il n’a jamais été question !
- Comment pouvez-vous en être certaine ? Et pourquoi ? Une chanoinesse n’est pas une carmélite : elle ne fait pas vœu de chasteté !
- Ta mère, si ! Ou, plutôt, la nature en avait décidé pour elle.
- Comment cela ?
- Ta naissance l'avait blessée de façon irrémédiable. L’amour physique était pour elle une souffrance. Oh, elle était trop belle pour ne pas avoir de prétendants ! Elle éconduisit deux princes et un duc. Ton père les avait déjà refusés d’ailleurs, toujours poussé par Flemming…
- Celui-là ! J’aimerais savoir ce qu’il avait à lui reprocher.
- La pire des offenses pour un homme d’un tel orgueil : elle s’était refusée à lui avant que tu viennes au monde. Depuis sa haine vous a poursuivis, elle et toi. De toute façon, conclut Mme de Loewenhaupt, si elle avait dû « couronner la flamme » de quelqu’un, comme disent les beaux esprits, c'eût été celle de ce petit baron d’Asfeld.
Côte à côte, la main d’Amélie reposant sur le bras de son neveu, ils cheminèrent en silence. L’approche du printemps se faisait sentir. La neige n’apparaissait plus qu’en de rares taches, laissant place aux fines pousses vertes de l’herbe. L’air était plus doux… En abordant la maison Maurice demanda :
- Que va-t-il se passer à présent ? Allez-vous demeurer ici ?
- Je ne le pourrais qu’en devenant chanoinesse à mon tour. Ce qui ne me tente pas. J’ai le choix entre la Suède et notre vieille maison de Hambourg. Ce sera Hambourg : je l’ai toujours aimée et j’y suis chez moi. Et toi ?
- Je regagne la France où l’on m’attend ! Mon père et moi n'avons plus rien à nous dire. Que voulez-vous que je fasse dans ces conditions ?
- C’est trop naturel ! approuva-t-elle en détournant les yeux pour lui cacher sa tristesse à l’idée que sans doute elle ne le reverrait plus, mais il avait déjà compris et posa sa main sur celle accrochée à son bras :
- La France n’est pas si loin pour les jambes rapides de mes chevaux. Je viendrai. Et puis… pourquoi ne feriez-vous pas le voyage au moins une fois ? J’ai une maison pour vous recevoir… et Versailles mérite que l’on se déplace pour l’admirer… Vous verriez le roi et notre jeune reine !
Ils en parlèrent longuement à la veillée. Maurice avait le verbe pittoresque, évocateur. Amélie se surprit à considérer avec plaisir un projet qui, finalement, n’était pas si fou ! Rien n’est meilleur pour combattre le chagrin que le dépaysement. D’autant qu’à plus de soixante-cinq ans Amélie continuait de jouir d’une belle santé et ignorait les rhumatismes…
En attendant, elle prit les mesures nécessaires pour faire transporter à Hambourg ceux des meubles et objets de sa sœur lui appartenant en propre et non au couvent. Maurice se rendit à l’invitation de l’abbesse pour en recevoir la succession en numéraire de sa mère, soit cinquante-deux écus ! Pas un thaler de plus. Dire que toute sa prime jeunesse avait été bercée par l'évocation - assez fumeuse évidemment - de l’énorme fortune des Koenigsmark ! Même le fameux rubis « Naxos » rejoignait les lointains flous de la légende ! Et, comme il ne reposait pas dans le cercueil de verre, Maurice se disposait à en parler avec Amélie quand un court message de Friesen le précipita aux écuries en criant à Beauvais de faire leur bagage :
« Reviens ! Flemming est en train de mourir et le roi est rentré ! »
La nouvelle stupéfia Amélie plus encore que son neveu. Ainsi il s’en allait vers son Jugement, celui qui n’avait cessé de poursuivre Aurore et son fils d’une vindicte aussi patiente qu’acharnée, simplement parce que la jeune femme dans l’épanouissement de sa beauté avait refusé de partager avec lui les « faveurs » qu’elle accordait à son maître. Il n’avait jamais voulu comprendre qu'elle s’était donnée par amour et que dans cette passion il n’avait pas sa place.
- Il faut prier pour ses ennemis, soupira-t-elle, mais je ne me sens pas encline à m’y résoudre. Je craindrais trop que mes prières l’aident à éviter un Enfer largement mérité !
La dernière des Koenigsmark ne devait pas être la seule à penser de la sorte. L’accueil que Maurice reçut de Friesen fut carrément enthousiaste :
- La cause de tes malheurs vient enfin de disparaître : je suis persuadé qu’à présent le roi aura envers toi une attitude diamétralement opposée… Lui et toi allez vous revoir et surtout mettre un terme à la suite de malentendus que Flemming avait tissés pour vous séparer…
- Pas si vite ! Je n’ai nullement l’intention de me présenter au palais pour essuyer une fin de nonrecevoir !
- Jamais de la vie ! triompha Frédéric-Hemi en tirant une lettre de sa poche. Dès que mon message eut pris la route de Quedlinburg, je suis allé voir le roi pour lui annoncer ton retour… et aussi la mort de la comtesse Aurore. Il m’a entretenu entre deux portes mais je l'ai vu pâlir quand j’ai prononcé le nom de ta mère. Certes il n’a fait aucun commentaire mais hier soir on m’a fait parvenir ce pli : « Dites au comte de Koenigsmark que je le recevrai le lendemain de son arrivée. Vous l’accompagnerez… »
Cette dernière phrase renforça la satisfaction d’être certain d’une audience mais Maurice l’aurait préférée seul à seul, même si l’amitié qui le liait à Friesen était sincère et la confiance absolue. Sa présence allait donner une tonalité officielle à un entretien que Maurice souhaitait sans témoin.
Frédéric-Henri était trop fin pour ne pas deviner la pensée de son beau-frère. Aussi ajouta-t-il sans avoir l’air d’y toucher :
- Je pense qu’en m’invitant avec toi, Sa Majesté a jugé opportun de placer entre vous un tiers bienveillant. Il te connaît et se connaît lui-même.
- Et alors ?
- Une phrase malheureuse est si vite arrivée quand deux soupes au lait se rencontrent ! soupira-t-il. En outre nous avons ici le roi de Prusse. Mieux vaut qu’avec un étranger dans nos murs les affaires de famille restent sereines…
- Sois tranquille, sourit Maurice, je saurai me conduire.
L’entrevue eut lieu dans le cabinet de travail du vieux palais où Aurore avait résisté si vaillamment aux premières entreprises amoureuses de celui qui était à l’époque l’Electeur Frédéric-Auguste de Saxe. Tiré à quatre épingles mais le cœur battant la chamade, Maurice s'inclina juste ce qu’il fallait devant son père. Debout près d’une fenêtre, les mains derrière le dos, celui-ci le regarda venir en mâchonnant une pâte de fruits. Il avait sa tête des mauvais jours, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le « trait d’union ».
- Heureux de vous voir, Friesen ! Pensez-vous que nous ayons encore quelque chose à nous dire, ce personnage et moi ?
L’attaque désarçonna l’interpellé qui ne s’y attendait pas.
- Mais sire…
- Ne te fatigue pas ! coupa Maurice devenu pourpre. Sa Majesté t’a seulement invité à constater la rancune qu’elle me garde ! Je n’ai à attendre qu’une bordée d’injures inacceptable par un homme d’honneur et a fortiori quand elle s'adresse à un duc de Courlande doublé d'un officier général du Roi Très-Chrétien, Louis de France, quinzième du nom ! Et comme je n'ai nulle envie d'en entendre davantage…
Il rectifia la position, salua de la tête en cassant le cou et tourna les talons pour gagner la porte.
- Restez ! C’est un ordre ! En admettant que vous ayez encore droit à ce titre, le duc de Courlande est vassal du roi de Pologne ! Quant au maréchal de camp des armées françaises, il n’en est pas moins Saxon. Jusqu’à présent tout au moins !
- Ce qui ne saurait durer ! Je vais demander la nationalité française.
- Vous oubliez l’Edit de Nantes ! Il vous faudra abjurer votre religion !
- Qu'avez-vous fait d'autre pour obtenir la couronne de Pologne ?
- Vous auriez blessé cruellement votre mère !
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