TROISIÈME PARTIE

MARÉCHAL DE FRANCE !

1743

CHAPITRE X

UN ENNEMI…

- Vous êtes incroyable, mon ami, s’esclaffa le duc de Richelieu. Le roi vous fait l'honneur - rare, croyez-moi ! - de vous appeler auprès de lui. Mieux encore, se souvenant de notre vieille amitié, il m’envoie vous chercher. Et vous n’avez pas autrement l’air satisfait ?

- De vous voir, si ! Ainsi que de passer ce moment avec vous et je vous ai une reconnaissance infinie de vous être dérangé mais, à tout vous avouer, je me suis toujours senti un peu perdu à Versailles ! L’immensité du palais, l’étiquette, l’atmosphère un peu trop solennelle… tout cela me convient mal.

- Dites-vous que cela ne convient pas davantage à Sa Majesté ! Mais, rassurez-vous, il y a du changement…

Dans le carrosse de Richelieu, les deux hommes traversaient le bois de Boulogne en direction de la ville royale et Maurice avait été fort surpris quand vers midi il avait vu atterrir chez lui ce compagnon des folles nuits de la Régence. Leur amitié s’était nouée à ce moment-là. Peut-être parce qu’ils avaient le même âge, le même goût des femmes, des armes et de tous les plaisirs de la vie. La même propension à la rébellion et la même témérité aussi.

Il y avait longtemps qu’ils ne s'étaient vus : Richelieu était gouverneur du Languedoc et lui-même à présent lieutenant général1 revenait de l’Est, ayant établi les quartiers d’hiver de ses troupes à Deckendorf.

Mais l’un, à travers ses différents postes, était demeuré un homme de cour au fait des secrets de couloir et capable de mener simultanément plusieurs intrigues, alors que l’autre, de bataille en bataille, était demeuré soldat avant tout, forgeant son image de stratège et de guerrier d’exception. La guerre de succession de Pologne, où à Philipsbourg il avait eu la gloire de mettre en échec son héros d’autrefois, l’avait comblé. En effet le prince Eugène, contraint de rendre les armes devant celui auquel il avait conseillé jadis de servir le pays dont il s’était lui-même détourné, lui avait dit, au lendemain de la bataille :

- Je ne croyais pas faire à la France un si beau cadeau !

Ensuite il y avait eu la guerre de succession d’Autriche où, en maintes occasions, Saxe avait donné la pleine mesure de ses talents. D’abord à l’armée du Rhin où, sous le maréchal de Berwick2, il avait multiplié les actions brillantes, payant de sa personne et menant à bien des opérations ponctuelles qui lui avaient valu l’enthousiasme de ses soldats dont il savait se faire aimer tant par le soin qu’il prenait d’eux que par sa fougue à charger à leur tête, l’épée à la main, en hurlant comme un cosaque. Ensuite sous le maréchal de Belle-Isle il avait pris Prague, marchant ainsi sur les traces de son illustre ancêtre, le maréchal Jean-Christophe de Koenigsmark. A cette différence que celui-ci, un siècle plus tôt à peu de chose près, avait allègrement pillé la ville aux toits d’or et que Maurice, victoire acquise, interdit tout saccage, tout pillage et toutes voies de fait. Ce dont les habitants reconnaissants vinrent à son camp le remercier en lui offrant un magnifique diamant portant le nom de Prague… Ensuite lorsque les troupes françaises se retirèrent il assura une retraite impeccable, tirant parfois ses hommes de situations difficiles. Passé sous le commandement du maréchal de Broglie remplaçant Belle-Isle tombé malade, il assura le commandement entier de l’armée quand Broglie fut rappelé, disgracié et exilé, et la ramena en France. Il venait à présent prendre les ordres et attendre sa nouvelle mission. Dix ans ! Dix ans qu’il était ainsi sur la brèche, ne rentrant à Paris que pour de brefs séjours et, presque chaque année, faire une cure thermale à Balaruc, en Languedoc, afin d’y soigner les séquelles d’une vieille blessure reçue à Crachnitz qui l’obligeait parfois à user d’une canne. C’était d’ailleurs un plaisir pour lui que ce séjour dans le vieux pays protestant vidé jadis par la révocation de l’Edit de Nantes mais où il retrouvait pourtant des amis grâce à la politique compréhensive du défunt Régent…

- Avez-vous une idée de ce que vous veut le roi ? demanda soudain Richelieu, chez qui les silences ne duraient jamais longtemps.

- Aucune ! Il y a des mois que je ne l’ai vu.

- Pourquoi pas le bâton de maréchal ? Vous le méritez amplement ! D’ailleurs nous le méritons amplement tous les deux, à la réflexion !

- Vous l’aurez certainement avant moi, mon cher ami, fit Saxe en riant. Si même je l’ai jamais. Vous êtes duc, de grande race puisque vous portez ce beau nom de Richelieu, bien en cour en dehors de vos exploits guerriers, et surtout vous êtes catholique, ce que je ne suis pas, Français, ce que je ne suis pas…

- Bah, tant que le cardinal de Fleury était aux affaires, cela pouvait poser problème mais, puisqu’il nous a quittés pour un monde réputé meilleur, que le roi ne veut plus de Premier ministre et entend gouverner à sa guise, cela pourrait s’arranger. Quant à la nationalité française, je vous rappelle que Berwick, dont nous avons salué l’un et l’autre la mort glorieuse à Philipsbourg, était Anglais et même fils naturel de Jacques II, comme vous êtes celui d’Auguste II. Les lettres de naturalité viendront toutes seules. Cela dit et puisque que vous avez évoqué le peu d’attraits que Versailles exerce sur vous, je vous promets une surprise…

- Bonne, j’espère ?

- Oh, excellente ! Vous redoutiez l’atmosphère empesée ? Eh bien elle ne l'est plus : le roi est amoureux fou et de la personne la plus gaie, la plus spirituelle qui soit. Ambitieuse et intelligente de surcroît, elle lui a tenu longtemps la dragée haute mais enfin, à la Noël dernière, elle lui a permis de l’aimer !

- Permis ? Vous avez de ces mots !

- Ils ne sont que trop véridiques. Mme de La Tournelle n’aime pas le roi. Ce qu'elle aime c’est le pouvoir, c'est être la première, la mieux parée, la plus belle, avec le reste du monde à ses pieds !

- Vous allez me prendre pour un paysan - ce que je suis sans doute ! - mais… qui est Mme de La Tournelle ?

- Jamais entendu parler des sœurs de Nesle ?

- Au fin fond de l’Allemagne et de la Pologne les dames de la Cour n’occupent guère les bivouacs…

- Mais beaucoup Saint-Pétersbourg, où vous pouvez être certain que la tsarine Elisabeth les connaît toutes et cela pour une excellente raison : elle rêve d’épouser notre roi depuis toujours. Mais revenons aux sœurs de Nesle, Mmes de Mailly, de Flavacourt, de Vintimille, de Lauraguais et de La Tournelle. La première devint favorite officielle environ en l’an 1735 quand la reine, après avoir mis au monde dix enfants, fit entendre à son époux qu’elle souhaiterait dormir tranquille à l’avenir…

- Elle a refusé le roi ? Elle si timide, si douce !

- On peut la comprendre ! Quatre-vingt-dix mois - sept ans et demi ! - de grossesses quasi ininterrompues ! A peine relevée de ses couches, notre sire la rejoignait dans son lit et il faisait mouche à tout coup ! Cela n’empêche pas la reine d’adorer son époux et je pense qu’il fallait qu'elle soit à bout pour trouver le courage de se refuser. D’autant qu’elle a tout de même sept ans de plus que lui. Arriva alors la marquise de Mailly ! Pas régulièrement belle mais de la branche, de l’élégance, un corps agréable et, surtout, follement, éperdument amoureuse de Louis. Fort pieuse au demeurant, elle céda non sans larmes de repentir et actes de contrition. Comme elle pleurait beaucoup, le roi pleura aussi mais, tenant à honorer la majesté royale jusque dans l’acte de chair, Louise de Mailly, s’il lui fallait bien laisser tomber ses robes de cour avant l’amour, n’en conservait pas moins tous ses bijoux !

La voyant si bien établie, ses sœurs brûlèrent de la rejoindre dans ce pays-ci. Elle eut l’imprudence de faire venir sa cadette, Pauline, qui, elle, ne pleurait pas et ne vit aucun inconvénient à chasser sur les terres de son aînée. Elle eut le roi mais fut très vite enceinte et celui-ci se hâta de la marier au marquis de Vintimille du Luc avant de revenir à Louise de Mailly. Hélas il était évident qu’il se lassait et commençait à chercher autour de lui. Comme il est extrêmement séduisant il n’avait qu’à choisir mais souhaitait plutôt la nouveauté. C’est alors qu’arrivèrent les trois dernières sœurs de Nesle : Hortense de Flavacourt, Diane de Lauraguais et, surtout, Marie-Anne de La Tournelle.

- Ce qui fait cinq, il me semble. Les aurait-il eues toutes ? fit Maurice qui commençait à s’amuser.

- Non. Mme de Flavacourt lui échappa. C’est tout simple : elle aimait son mari, lequel était d’ailleurs fort jaloux… Mais Mme de Lauraguais n’y mit pas tant de façons : c’est une bonne fille, pas très belle mais faite à ravir et aussi gaie que la pauvre Mailly était triste. Elle fut pour le roi un délassement agréable et je crois qu’elle l’est toujours plus ou moins, bien qu’il soit tombé amoureux de Mme de La Tournelle. Et là se cassa les dents ! Ravissante, éblouissante, pleine d’esprit et d’ambition, elle sut se faire longuement désirer, affichant même ses amours avec le duc d’Agenois.

- Et alors ?

- Alors, j’entre en scène. Eh oui, mon cher, pour le plaisir de mon maître je me suis fait entremetteur et ce n’était pas facile. Il fallait entretenir la passion du roi, chapitrer la belle Marie-Anne et, en sortant de chez elle, donner quelques consolations à cette pauvre Mailly qui, elle, ne comprenait pas grand-chose et pleurait plus que jamais. En outre il convenait d'éloigner Agenois, l’amant en titre. Ce fut relativement aisé. Gouverneur du Languedoc, j’obtins facilement pour lui une charge qui le renverrait sur ses terres sans que cela ressemblât à un exil, après quoi j’entrepris Mme de La Tournelle qui me voyait d’un œil assez gracieux. Comme elle n'était pas éprise, elle entendait poser des conditions. D’abord elle voulait être « maîtresse déclarée » et que son royal amant tînt sa cour chez elle. En outre, et c’était ce qui était le plus triste, elle exigeait le départ de sa sœur Louise de Mailly. Elle eut tout cela et rendit enfin les armes. Ainsi que vous allez pouvoir vous en rendre compte, elle règne sur Versailles, détestée par la moitié de la Cour, crainte par l’autre et exécrée par la reine. Mais le roi est fou d’elle. Il ne lui refuse rien… sauf pourtant une chose à laquelle la belle n'a aucun pouvoir : les petites visites qu'il ne peut s’empêcher de rendre à la bonne grosse Lauraguais, pour laquelle il doit éprouver une impression semblable à celle que l’on ressent en chaussant des pantoufles confortables après s’être fait tirer des bottes un peu étroites. Il y tient comme un chien à son os et la favorite l’a si bien compris qu’elle a choisi d’abandonner la question. En échange, elle veut être duchesse. Ce qui ne saurait tarder. On songe à lui donner Châteauroux… mais il en résulte que la Cour naguère mélancolique est devenue fort gaie pour plaire à Mme de La Tournelle qui adore le faste, les joyaux et les plaisirs.

- On s’y amuse ?

- Mon Dieu, oui ! Moins qu’à Paris peut-être mais on s’y amuse. D’ailleurs, en dehors des fêtes chrétiennes, des réceptions protocolaires, des visites de souverains, l’emploi du temps de la Cour est réglé : le lundi, il y a concert, le mardi Comédie-Française, le mercredi Comédie-Italienne, le jeudi tragédie - ce n’est pas follement drôle mais la reine adore ! -, le vendredi les jeux, le samedi re-concert et le dimanche jeux ! Deux fois la semaine il y a bal, chasse un jour sur deux environ quand ce n’est pas plus : à l’exemple de tous les Bourbons, le roi est un grand chasseur, un cavalier émérite. Mais… nous arrivons !

Le carrosse en effet venait de franchir les grilles où veillaient les Gardes-Françaises et se dirigeait vers la cour de Marbre et l’entrée principale. Comme chaque fois qu’il y venait, Maurice éprouva la magie de ce palais sans égal, de cette multiple splendeur si harmonieuse dans sa pureté de lignes et cela en dépit de son immensité. Versailles trouvait le moyen d'être à la fois grandiose et séduisant parce que marqué au coin du génie français et de la majesté de ses rois…

Quand les deux hommes descendirent de voiture, on leur apprit que le roi chassait mais qu’il y avait concert chez la reine. Peu soucieux d’aller s’ennuyer auprès de Sa Majesté, charmante au demeurant mais qui, étant fort pieuse, n’engendrait pas la gaieté - et qui de plus ne l’aimait pas ! -, Richelieu allait proposer à son compagnon une promenade dans le parc pour attendre le retour du roi, quand un garçon bleu3 l’aborda et, avec un profond salut, lui remit un billet que le duc décacheta d’un doigt rapide après en avoir demandé la permission à son ami, après quoi son visage aigu s’éclaira :