- Merci de votre offre mais je préfère rentrer. On m’attend…
Mme de Conti, qui s’entretenait à ce moment avec le duc d’Ayen, se tourna vers eux :
- Je rentre moi-même, proposa-t-elle en agitant doucement son éventail. Confiez-moi notre ami. Il y a une telle éternité que je ne l'ai vu et nous avons beaucoup à nous dire !
- J'aimerais tant vous en dire encore plus, princesse, gémit le duc faussement larmoyant.
- Ne pleurez pas ! Ce sera pour une autre fois…
Tant que l'on n'eut pas franchi les faubourgs de Versailles, le silence régna dans le carrosse dont les mantelets avaient été rabattus. Une veilleuse y entretenait une pénombre bleue à cause de l'intérieur azuré. Le parfum poivré de la princesse emplissait l’air ambiant. Les paniers de sa robe, réduisant l’espace, obligeaient l’invité à rester sagement dans son coin… Les coussins de velours étaient si moelleux et il se sentait si confortable, qu’il était sur le point de s'endormir quand il entendit :
- Est-il indiscret de vous demander qui vous attend ?
Maurice sourit à l'ombre scintillante assise auprès de lui :
- Peut-être…
- C'est une femme, alors ?
- En admettant, cela aurait-il quelque importance à vos yeux, princesse ?
- Plus maintenant. Aucun homme n'est autant encombré de femmes que vous. Au temps de la pauvre Lecouvreur, je ne dis pas. Celle-là vous l'avez aimée, n’est-ce pas ?
- Davantage que je ne m’en croyais capable, murmura-t-il en tournant la tête vers la portière afin de cacher son émotion à des yeux qu’il devinait aux aguets.
Il y eut un silence, puis :
- Avez-vous toujours mon portrait ?
- Naturellement !
- Je ne vois là rien de naturel puisque vous ne m’aimez plus. Rendez-le-moi !
- Non. Quoi que vous en pensiez il m’est infiniment précieux et m’a suivi dans toutes mes campagnes enfermé dans une cassette (il n’ajouta pas « avec les lettres d'Adrienne ») dont je porte la clef à une chaîne autour de mon cou.
- Un trophée comme ces drapeaux vaincus que l’on accroche aux voûtes de Notre-Dame ?
Louise-Elisabeth émit un petit rire, ne faisant qu’accentuer la fêlure de sa voix. Il en fut touché et, en se penchant, chercha la main de la princesse dans le manchon de zibeline assorti à la grande pelisse qui l’enveloppait. Elle ne résista qu’un instant et, après avoir porté cette main à ses lèvres, il la garda dans les siennes :
- N’essayez pas de vous tromper vous-même ! Je n’ai jamais été un orateur, vous le savez, et je sais mal exprimer ce que j’éprouve. Comment vous dire ce que vous avez été et demeurez pour moi ? Un rêve, je crois, dont je ne me suis jamais réveillé.
- Peut-on rêver d’une femme dans les bras d’une autre ?
- C’est une question à laquelle vous devriez pouvoir répondre. Depuis la mort de votre époux - trois ans après notre séparation ? - on a associé votre nom à plusieurs autres, tous illustres…
- Ridicule ! Vous étiez au bout du monde. Comment pourriez-vous être au fait des potins de cour ?
Elle voulut retirer sa main mais il la tenait bien :
- Vous n’imaginez pas à quelle vitesse ils se propagent dans les armées les plus éloignées. C’est une sorte de miracle mais c’est aussi un fait. Dois-je citer des noms ?
- Ne soyez pas insolent. Je les connais mieux que vous. Et serez-vous satisfait si j’avoue… qu’il m’est arrivé d’évoquer ce que nous avons été l’un pour l’autre. Certaines nuits…
Sans la moindre douceur il l’attira contre lui et de sa main libre dégagea son visage du cocon de fourrure :
- Elles peuvent renaître ! Je l’ai senti tout à l’heure quand je vous ai vue paraître en compagnie du roi, aussi belle que dans mon souvenir, aussi…
Il n’acheva pas. Elle venait de s’amollir soudain dans ses bras et leurs lèvres se joignirent avec un naturel étrange. C’était comme s'ils continuaient leur dernier baiser là où ils l’avaient laissé jadis.
Quand il cessa, elle se blottit contre lui, la tête sur son épaule :
- Comment est-ce possible… après tant d’années ? soupira-t-elle.
- Je ne sais pas mais c’est merveilleux ! D’autant que nous sommes plus proches à présent. Vous êtes veuve et je suis célibataire. Vous êtes princesse et je suis de sang royal. J’ai même failli, par deux fois, être tsar de toutes les Russies, ajouta-il en riant avant de conclure : marions-nous !
Il eut à peine prononcé les mots fatidiques qu’il en fut le premier surpris. Et pourtant leur évidence lui parut aveuglante. N’avaient-ils pas, de tout temps, été faits l’un pour l’autre ? Et ce serait à ses pieds qu’il déposerait les lauriers de la gloire qu’il sentait approcher ! Avec elle, les nuits seraient aussi belles que les jours !
Cependant, elle s’écartait, reprenait sa place dans l’autre coin de la voiture :
- C’est impossible ! murmura-t-elle tristement.
- Pourquoi ? Je suis digne de vous et le deviendrai plus encore !
- Je n’en doute pas mais mon fils vous tuerait !
Le nouveau silence qui s’installa était d’une qualité bien différente de celui qui avait précédé. Les quatre mots que Louise-Elisabeth venait de prononcer pesaient comme une pierre tombale. Puis Maurice prononça d’une voix lente :
- Pour vouloir la mort de quelqu’un il faut le haïr et pour le haïr il faut le connaître. Ce qui n’est pas le cas. Tout ce que j’en sais est qu’il a combattu en Bavière sous le maréchal de Belle-Isle lorsque j’y étais moi-même, mais rien de plus !
- Il en sait, lui, sur vous plus que vous ne l’imaginez. D’abord vous êtes fils de l’Electeur de Saxe qui, selon lui, a supplanté son grand-père par la force alors qu'élu roi par la Diète de Pologne il était encore en mer pour venir prendre possession de son trône. Non, ne m’interrogez pas ! prévint-elle en posant vivement sa main sur celle de son compagnon. Nous allons nous perdre dans les méandres de la politique et je n’ai ni le goût ni l’envie de refaire l’Histoire. Les choses sont ainsi, voilà tout ! En outre Louis-François sait qu’il fut un temps où l’on parlait de vous et de moi. Qui l’a renseigné, je l’ignore, mais l'étonnant eût été qu’il n’en entendît pas parler. Seulement il n’est pas sûr que nous avons été amants parce qu’il n’en a jamais eu la preuve. C’est pourquoi je préférerais que vous me rendiez le portrait. S’il le savait en votre possession…
- Eh bien, que ferait-il ? Me provoquer en duel ? A ce jeu-là je suis plus fort que lui.
- Qu’en savez-vous ? Il est très adroit… et plus jeune, donc plus vif !
Le coup porta :
- Me prendriez-vous pour un vieillard ? grogna Maurice, vexé. Je n’ai jamais cessé de faire des armes et…
- J’en suis persuadée. J’essaie seulement de vous faire comprendre les raisons - mauvaises j’en conviens s’il n’y en avait une troisième - dont mon fils nourrit sa rancœur…
- Et quelle est cette troisième ?
- Il croit que vous êtes pour quelque chose dans la mort de son père.
- Moi ? s’écria le comte stupéfait. Mais d’où sort-il cela ? Et d’abord quand exactement votre époux a-t-il rejoint ses ancêtres ?
- Il y a… seize ans. C’était en 1727…
Cette fois Maurice éclata de rire :
- A cette époque, ma chère, je me battais au fin fond de l’Europe pour le duché de Courlande que l’on m’avait donné et que l’on me reprenait bien que j’eusse été élu à l’unanimité ! Tenez… l’idée m’en vient tout juste : comme mon père avait souf-fié la Pologne sous le nez du défunt prince de Conti, votre beau-père ! Cela devrait me valoir l’indulgence de votre fils, en plus du fait que j’étais au diable et y avais d’autres chats à fouetter que vous débarrasser d’un époux odieux !…
- Ne riez pas ! Louis-François est loin d’être stupide… et il prétend que vous seriez venu passer quelques jours à Paris ce printemps-là.
- Grotesque ! Que serais-je venu faire, mon Dieu ! J’avais assez à me dépêtrer du marais politique où je m’étais englué… Au fait, de quoi est mort son père ?
- Je n’en sais trop rien. Il était à son château de l’Isle-Adam où comme d’habitude il terrorisait les servantes quand on m’est venu apprendre son décès… La veille il avait beaucoup mangé, beaucoup bu aussi. Son valet l’a trouvé au matin, dans son lit souillé, sans vie ! On a parlé de poison. Grâce au Ciel j’étais loin moi aussi, sinon j’eusse sans doute été accusée.
- Quand un homme crève de mangeaille je ne vois pas pourquoi il faudrait en rendre responsable un autre que lui-même.
- Certes. Cependant restez sur vos gardes !
Ayant dit, elle s’enveloppa plus étroitement dans ses fourrures et, appuyant sa tête au velours de la tenture, ferma les yeux comme cédant à une soudaine envie de dormir. Maurice ne s’en aperçut pas tout de suite, occupé qu’il était à évoquer la figure du jeune Conti qu’il lui avait été donné d’apercevoir lorsque le conseil de guerre réunissait les plus hauts gradés de l’armée sous la tente du maréchal de Belle-Isle. Il se souvenait de sa surprise quand le marquis de Bligny lui avait désigné pour la première fois un grand garçon de vingt-cinq ans avec un beau visage arrogant, un ton facilement insolent même avec ses supérieurs et, surtout, droit comme un I. Ce qui avait de quoi surprendre quand on avait connu son père, son grand-père et son grand-oncle, affligés tous trois d’une bosse devenue proverbiale, d’un corps plus ou moins tordu et d’une évidente laideur :
- C'est le produit d’un miracle ! Il est vrai que la princesse sa mère possède assez de beauté pour vaincre les pires malédictions !
- Pas de miracle là-dedans, chuchota Bligny, un œil sur le jeune homme. Vous connaissez le marquis de La Fare ?
- Déjà entendu ce nom mais quant à m’en souvenir !
- Dommage, vous comprendriez ! C’est l’un des plus beaux hommes de la Cour et, joint au sang de la légendaire Montespan…
- Ce serait son père ?
- On pourrait presque le jurer et je ne suis pas certain que le garçon n’ait pas été plus ou moins éclairé sur le sujet. Il met à défendre la mémoire de son géniteur officiel une sorte d’acharnement. Ce qui peut se comprendre : Conti était assez monstrueux mais prince du sang ! Cela compte quand on a son caractère… De ce côté-là il fait de son mieux pour l’imiter. Sa pauvre épouse en a su quelque chose !
- Il est marié ?
- Il est même veuf ! Il avait épousé la fille du Régent, l’adorable Louise-Diane d’Orléans, qui n’avait pas quinze ans. Elle est morte cinq ans après en donnant le jour à un enfant mort-né, épuisée par une série de fausses couches… et peut-être aussi de mauvais traitements.
En regardant Louise-Elisabeth qui avait fini par s’endormir réellement, Saxe éprouva un sentiment de pitié pour cette femme toujours superbe qui avait réussi à sortir sans traces visibles d’un enfer conjugal et dont peut-être le parcours maternel n’était pas exempt d’ornières avec ce beau jeune homme aux yeux froids qui tenait tellement à imiter l’abominable gnome !
Lorsque l’on eut franchi la barrière de Paris, la voiture s’arrêta et le valet de pied assis auprès du cocher vint s'enquérir des ordres. Réveillée en sursaut, la princesse, après un coup d’œil à son compagnon, répondit que l’on touche à l’hôtel de Conti et l’attelage repartit.
- Ne me déposerez-vous pas chez moi ? demanda Maurice.
- Etes-vous si pressé de rentrer ? Nous pourrions souper comme autrefois… et sans plus de crainte d’être interrompus.
Son sourire, l’éclat volé de son regard étaient autant d’invites et Maurice n’y résista pas : il l’attira dans ses bras pour reprendre leur tendre marivaudage là où ils l’avaient laissé. Contre ses lèvres elle murmura soudain :
- Mais… n’étiez-vous pas attendu ?
- Non, mentit-il. En fait c’est moi qui attendais… qui espérais cet instant et ceux qui vont suivre…
Malheureusement rien ne suivit. Quand on fut en vue de l’hôtel de Conti, le cocher stoppa ses chevaux et vint à son tour à la portière. C’était un ancien et fidèle serviteur qui avait suivi Louise-Elisabeth depuis sa prime jeunesse à Chantilly.
- Eh bien, Poitevin, qu'y a-t-il ?
- La voiture de Monseigneur le prince ! répondit-il en désignant de son fouet une berline aux lanternes allumées devant laquelle venait de s’ouvrir le portail.
Au regard un peu angoissé de Louise-Elisabeth, Maurice comprit que le voyage au pays des souvenirs était terminé.
- Je suis à deux pas de chez moi, dit-il en baisant la main qu'il n'avait pas lâchée et en recoiffant son tricorne. Dites-moi seulement quand je vous reverrai.
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