Et il s’écarta pour laisser voir deux soldats portant entre eux un énorme panier dans lequel, enveloppée de serviettes blanches, reposait une magnifique pièce de viande saluée par des éclats de rire :

- Qu’est-ce ? demanda le roi surpris.

- Une longe de veau ! C’est la spécialité de Gand envoyée par ses échevins et je peux assurer Votre Majesté qu’elle n’en aura jamais mangé de pareille.

L’incident se terminait donc au milieu de la gaieté générale. Louis ordonna que le veau fût porté aux cuisines, prit son maréchal par le bras pour qu’il lui rende compte de la situation actuelle des armées puis, s’adressant à Conti :

- Suivez-nous, mon cousin ! J’aurai à vous parler quand j’en aurai fini avec le comte de Saxe.

Une heure plus tard, celui-ci repartait pour Gand et son adversaire pour l’armée du Rhin dont il recevait le commandement. En contrepartie le roi avait exigé du jeune homme la promesse formelle de ne chercher querelle au comte de Saxe sous aucun prétexte :

- La France a trop besoin de lui !

- Il a déshonoré ma mère, tué mon père !

- Vous n’en avez pas la moindre preuve. Alors veillez à vous tenir tranquille ! Pas de duel ! Jamais !…

Conti dut s’incliner.

Quatre jours plus tard, à six heures du soir, les portes du Cabinet du Roi s’ouvraient devant Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, en grand habit de cour à longue traîne menée par Mme la princesse douairière de Conti et la comtesse d’Estrades. Au seuil, la jeune femme, dont le cœur battait à tout rompre dans la crainte de la plus minime maladresse, exécuta une première révérence ; avança de quelques pas pour en faire une deuxième et finalement vint exécuter la troisième aux pieds mêmes du souverain qui l'en releva avec des mots de bienvenue auxquels la « nouvelle » répondit très bas et en rougissant. Ensuite il lui fallut partir à reculons avec les mêmes révérences et sans se prendre les pieds dans sa traîne à laquelle veillait Mme de Lachau-Montauban. Après cela, elle refit chez la reine la même manœuvre à cette différence près qu’arrivée devant Marie Leczinska, elle ôta un gant pour porter à ses lèvres le bas de la robe royale après avoir assuré la reine de son profond respect et de son désir de lui plaire. Elle reçut en échange une phrase sans intérêt et partit comme elle était venue en direction de l’appartement du Dauphin où elle ne reçut d’autre accueil qu’un dédain glacial, mais l’épreuve n’était pas terminée. Il fallait recommencer chez la Dauphine, une Espagnole pratiquement statufiée de mépris, et enfin chez les filles du roi, Mesdames Henriette et Adélaïde, qui n’eurent même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Le tout, évidemment, sous les centaines de regards qui l’épièrent tout au long de ce calvaire d’un nouveau genre dont elle se tira avec les honneurs. Le plus sourcilleux des maîtres de cérémonies n’aurait pu relever la moindre faute. Pas un instant la nouvelle marquise ne perdit si peu que ce soit de sa grâce, de son élégance ni d’une aisance mondaine recueillie dans les nombreux salons parisiens qu'elle avait fréquentés, affûtée par l’abbé de Bernis, son conseiller et ami…

Mais de ce jour Versailles vit se lever un nouvel astre qui durant quinze années ne cessa de briller d’un vif éclat.

Rentré à Gand, Maurice de Saxe entreprit d’y passer agréablement l’hiver et surtout de donner, aux espions ennemis, l’impression durable qu’il songeait seulement à ses plaisirs. Ainsi, se passionnant pour les combats de coqs, il fit venir des champions d’Angleterre. Et surtout il eut son théâtre qui le suivait partout. Etait-ce en mémoire d’Adrienne Lecouvreur ? il lui arrivait parfois, dans le silence de sa chambre, de relire ses lettres. Toujours est-il que, depuis une année environ, il avait réuni une troupe confiée à un directeur et destinée à la distraction de l’armée, de ses officiers et de lui-même. Ce « Théâtre aux armées » lui fournissait aussi un appétissant contingent de jolies femmes, chanteuses, danseuses ou comédiennes, avec lesquelles il jouait au sultan avec délectation. Mais, grand seigneur jusqu’au bout des ongles, il ne voyait aucun inconvénient à laisser sa troupe aller distraire l’ennemi durant les trêves hivernales. Somme toute on se faisait la guerre entre gens de bonne compagnie !

Bien qu’il ne fût pas encore las de Marie-Anne Navarre, le bouillant maréchal avait alors pour favorite Mlle Beauménard, qui de l’Opéra était passée à la Comédie-Française, mais, peu satisfait de sa troupe actuelle, il avait décidé d’y insuffler un sang nouveau et dans ce but, à la fin de cette année 1745, il envoya son secrétaire des commandements, M. de Bercaville, en mission à Paris, chez un certain Charles Favart alors directeur de l’Opéra-Comique et de la Foire Saint-Germain dont les tréteaux étaient très courus. Moyennant une somme alléchante, Favart était prié de rejoindre le maréchal en Flandre avec sa troupe dès que l’hiver céderait suffisamment pour rendre le voyage praticable. Il était aussi spécifié que la présence de Mlle Chantilly était particulièrement souhaitée, le maréchal ayant eu le plaisir de l’entendre à l’Opéra et en ayant été charmé.

Les finances de Favart n’étaient pas au mieux à l’époque, la proposition du grand soldat lui fit l’effet de la manne céleste tombant dans le désert. Il accepta d’autant plus volontiers d’emmener Mlle Chantilly pour l’excellente raison qu’étant tombé amoureux d’elle il l’avait épousée peu avant Noël, le 12 décembre 1745.

- Enfin, dit-il à sa femme en lui montrant la lettre remise par Bercaville et les écus qui l’accompagnaient. Enfin nous allons avoir la possibilité de conquérir à la fois le succès et la fortune ! Le maréchal de Saxe est l’homme le plus généreux de la terre !

- L’important c’est que nous soyons ensemble, répondit la jeune femme… Si tu n’étais pas là je ne crois pas que j’aurais accepté : le maréchal a si mauvaise réputation !

- Auprès des femmes vertueuses seulement, mon cœur. Les autres l’adorent tout au contraire ! En outre nous nous aimons. Il n’y a donc rien à craindre ! conclut-il en l’embrassant.

Tous deux formaient, en effet, un vrai couple d’amoureux en dépit d’une différence d’âge de dix-sept ans. Fils de pâtissier, pâtissier lui-même, Charles Favart s’était découvert un double talent de poète et de musicien en même temps qu’il prenait feu pour le théâtre de la Foire Saint-Germain et de la Foire Saint-Laurent. Très vite il y connut le succès grâce à ses œuvres aussi gaies que charmantes3. Et il avait trouvé l’interprète idéale dans la jeune Justine Duronceray.

Née en Avignon d’un père musicien et d’une mère engagée dans une troupe de comédiens ambulants, la jeune fille habitée par la passion du théâtre s’était retrouvée à dix-sept ans à la Foire Saint-Laurent où Charles Favart eut tôt fait de la découvrir et de l’enlever. Comme il était aussi un homme plein de charme et aussi délicieux que ses œuvres, Justine qui se produisait alors sous le nom de Mlle Chantilly en tomba amoureuse sans la moindre peine. En fait on ne sait lequel des deux succomba le premier et sans doute s’agit-il d’un double coup de foudre. Petite, les cheveux bruns, le nez légèrement retroussé, les yeux noirs vifs et rieurs, Justine possédait la beauté du diable et rachetait quelques défauts par une incroyable vitalité, un esprit et une grâce extrêmes. On aurait pu dire d’elle qu’elle était une jolie laide, et ce sont peut-être les femmes les plus dangereuses…

L’heureux couple attendit avec impatience le moment de rejoindre celui dans lequel il voyait une aimable corne d’abondance.

Si Maurice ne les avait pas fait venir aussitôt c’est parce que sous l’apparence détendue et même un peu folle de sa vie quotidienne il cachait un projet conçu dès après la dernière victoire : celui d’une expédition surprise vers Bruxelles, la capitale, cette perle conservée trop longtemps à son goût par la couronne autrichienne posée sur la tête de l’impératrice Marie-Thérèse. Ce qu'il guettait c'était un moment favorable et ce moment lui semblait venu grâce au jeune Charles-Edouard Stuart, le prétendant que les tempêtes de la Manche l’avaient empêché naguère de faire passer en Ecosse et qui, quelques mois plus tôt, réussissait à y entrer et à fédérer les chefs de clans, ce qui n’était pas une mince affaire. A l’issue du grand bal qu’il avait donné au château de Holyrood il avait entamé tout simplement la conquête de l’Angleterre. Avant la fin de l’année il prenait Manchester puis Derby. Aussi, jugeant la situation sérieuse sinon dramatique, le roi George II se résolut-il à rappeler son général le plus efficace : son fils, le duc de Cumberland, dont l’armée dut évacuer la Flandre… C’était l’occasion qu’attendait le maréchal de Saxe pour porter un coup décisif à la coalition austro-anglaise. Il avait dressé ses plans dans le plus grand secret même envers son état-major, sachant qu’il disposait de peu de temps, que le jeune Stuart ne pèserait pas lourd en face de Cumberland et que tôt ou tard celui-ci reviendrait. Il fallait donc se hâter mais des pluies abondantes ayant rendu impraticable la région marécageuse entre Gand et Bruxelles, on dut encore attendre la première gelée.

Elle se produisit le 15 janvier 1746 et, ce jour-là, après avoir envoyé un courrier à Versailles pour annoncer son intention d’attaquer Bruxelles, le maréchal donna l’ordre de marche à la stupeur générale. Personne n’était au courant, pas même Lowendal, l’ami et la meilleure arme, parti à Versailles recevoir le cordon bleu que lui décernait le roi…

Le départ de l’armée fut vite su par les Autrichiens dont le commandement était passé du prince Charles au comte de Kaunitz, Premier ministre qui, s’il promettait de devenir un diplomate d’envergure, ne possédait aucune des qualités nécessaires pour devenir un chef militaire. Naturellement il fit mettre la ville en défense et se proposa d’incendier les faubourgs pour rendre cette défense plus efficace. A sa surprise et avant même qu’il eût donné des ordres, il recevait du maréchal de Saxe l’épître suivante :

« J’ai cru que Votre Excellence ne désapprouverait pas la liberté que je prends de lui en écrire pour l’engager à conserver un si bel ornement à la ville de Bruxelles. La destruction des faubourgs d’Ypres, de Tournai et d’Ath n’en ont pas rendu la prise plus difficile et c’est une erreur de croire que les bâtiments au-delà du glacis puissent être de quelque avantage aux assiégeants ; ils ne peuvent nuire à une place que dans le cas de surprise contre laquelle il y a d’autres moyens de se garantir.

« Votre Excellence ne doit pas soupçonner cette lettre d’artifice si elle veut se souvenir de ce que j’ai fait pratiquer moi-même à Lille lors de la dernière campagne ; l’armée combinée était campée dans la plaine de Cysoing ; mon premier soin fut de défendre à l’officier général qui commandait à Lille d’en brûler les faubourgs et assurément je n’aurais pas pris sur moi une démarche si contraire à l’usage si je n’avais cru pouvoir en prouver. »

Kaunitz allait mettre un moment à se remettre d’une aussi incroyable épître mais il était trop intelligent pour ne pas accepter avec élégance la leçon de stratégie de son ennemi : les faubourgs ne furent pas brûlés… d’autant que Saxe avait profité de l’effet de surprise créé par sa prose pour envahir tranquillement lesdits faubourgs.

La lettre était du 28 janvier. Ses réflexions achevées, Kaunitz propose le 11 février de rendre la place avec les honneurs de la guerre et la liberté de la garnison. Maurice répond qu'il n'est pas certain de pouvoir empêcher le pillage par ses soldats, ces « fourmis désobéissantes », s'il lui faut prendre la ville d'assaut. Et là-dessus Kaunitz lui envoie des parlementaires pleins de morgue :

- Ne croyez pas que tout soit perdu pour nous, disent les Autrichiens. Nous attendons des renforts !

- Voilà qui est bien et je vous approuve : des gens de cœur qui attendent du secours ne doivent pas se rendre. Retournez donc derrière vos remparts et défendez-vous ! leur déclare-t-il avec un sourire épanoui.

Kaunitz alors accepte de capituler et que la garnison soit prisonnière mais il demande quatre jours pour faire évacuer la ville. Cependant il triche, pensant que son adversaire ignore la présence à Anvers d'un corps d'armée commandé par le prince de Waldeck. Ce qui n'est pas le cas : il y a beau temps que le maréchal a fait garder la route d'Anvers. Kaunitz battu à plates coutures n'insiste pas. Le 20 février, après quelques coups de canon et une perte minime en hommes, Maurice de Saxe entrait dans Bruxelles intacte après avoir traversé des faubourgs en bon état. La garnison fut emprisonnée mais pas maltraitée. Et le vainqueur d'écrire aussitôt à son roi pour lui faire hommage de la ville. Mais il ne s'en tint pas là et c'est en personne qu'il partit pour Versailles afin de porter lui-même au roi, outre les cinquante-deux drapeaux pris à l'ennemi, un souvenir exceptionnel, trouvé dans la salle d’armes du palais du gouverneur : l'oriflamme de François Ier prise à Pavie par Charles Quint.