Cette fois le triomphe est encore plus grand. Tout au long du chemin qui le ramène vers Paris, le maréchal est acclamé aussi bien par les paysans que par les citadins. Le roi l’embrasse sur les deux joues, le présente à la marquise de Pompadour qui le reçoit avec beaucoup de grâce et décide qu’ils seront amis, lui accorde les Grandes Entrées qui sont la plus haute distinction de la Cour puisque cela permet de rejoindre le roi partout où il se trouve. Enfin - et c’est le symbole qui rattache définitivement à la France ce Saxon couvert de gloire -, il lui donne les lettres de naturalité. Maurice de Saxe est désormais Français !
Paris ne sera pas en reste avec le Palais. Après l’avoir acclamé abondamment, c’est l’Opéra qui consacre son triomphe et cela en présence de Louis XV et de la Cour. Le 18 mars, on joue Armide. Au prologue paraît Mlle Metz qui incarne la gloire et qui chante :
Tout doit céder dans l'univers
A l’auguste héros que j’aime…
Tout en chantant elle s’approche de la loge d’avant-scène où ledit héros assiste à la représentation avec quelques amis et lui tend une couronne de laurier. Qu’il refuse d’ailleurs en riant mais aussi en rougissant. Et la salle entière de clamer :
- Prenez-la, prenez-la !
Tout le monde est debout. Saxe réitère son refus, alors le duc de Villeroy prend la couronne des mains de la chanteuse et l’en coiffe aux applaudissements enthousiastes du public4.
L’engouement tournait presque à la folie. L’Académie française lui offrit même un siège dans son auguste enceinte. N'avait-il pas écrit Mes rêveries? Cette fois Maurice accueillit la proposition par un éclat de rire :
« Cela m'irait comme une bague à un chat, écrivit-il au maréchal de Noailles. Je ne sais même pas l’orthographe. »
Le texte autographe étant : « Je repondu que sela m’alet comme une bage à un cha… » On veut bien le croire !
Il est certain que cette débauche de faveur ne remportait pas l’unanimité. Il y avait les envieux, les jaloux, les aigris qui ne supportaient pas le triomphe de celui en qui ils s’obstinaient à voir un reître mal dégrossi. En tête de tous, le prince de Conti, dont la haine latente occultait souvent les très réelles qualités de chef de guerre. Il exécrait d’autant plus Saxe qu'il était tenu par le serment que le roi avait exigé de lui mais se vengeait d’une manière assez basse. Ainsi, ayant entendu Mme de Pompadour chanter les louanges du héros qu'elle n'appelait plus que « Mon Maréchal », s’en prit-il à elle. Un matin où, dans son appartement de Versailles, la marquise était encore couchée, Conti entra chez elle sans plus de façons et sans saluer prit place au pied du lit de la favorite :
- Voilà un bien beau lit ! apprécia-t-il. Trop beau pour une femme telle que vous !
Après quoi, se relevant, il examina ce qu'il y avait dans la chambre comme quelqu’un qui visiterait un musée, regarda la jeune femme que la stupeur avait pétrifiée, ajouta :
- Le reste aussi d’ailleurs !
Et sortit comme il était venu…
Le mécontentement du roi vaudra à l’impudent personnage une verte mercuriale et un exil de quelques mois d’été dans son château de l’Isle-Adam mais ne l’apaisera pas pour autant. Il continuera par écrit à remonter contre son ennemi le ministre de la Guerre, d’Argenson, qui, détestant déjà le maréchal, n’avait guère besoin d’être excité. Des propos perfides cherchèrent à entamer l’auréole du vainqueur : on le disait pourri par la débauche, enflé par le succès au point de perdre toute mesure, ne songeant au combat qu’à se préserver en faisant tuer ses soldats, atteint d’une maladie honteuse et même de gâtisme !…
Indifférent à tous ces bruits malsains qu’il prisait à leur juste valeur, le maréchal s’en alla visiter son beau château de Chambord qu’il ne connaissait pas.
Il s’y rendit le 1er avril accompagné de son ami Lowendal, de son aide de camp le marquis de Valfons et du directeur général des Bâtiments du Roi, Le Normand de Tournehem, qui se trouvait être le père nourricier et peut-être bien le père réel de la marquise de Pompadour. Le voyage était agréable, le temps frais mais ensoleillé donnait toute sa grâce à cette terre de Touraine dont on lui avait dit qu'elle était « le jardin de la France » et qui pour le moment croulait sous les arbres fruitiers en fleurs. On lui avait dit aussi que Chambord était, après Versailles, le plus beau des châteaux et il avait souri, pensant que l’on cherchait à valoriser le cadeau royal, mais en découvrant ce madrépore immense, cette merveille de blancheur lumineuse et d’ardoises bleues au bout d’une large avenue tranchée à travers une forêt dense, toute bruissante de chants d’oiseau, il fut ébloui, fit arrêter la voiture et descendit jusqu’à la tête des chevaux pour mieux contempler. Jamais il n’avait rien imaginé de pareil ! Jamais il n’avait rêvé décor plus grandiose pour sa gloire…
Le Normand de Tournehem qui l’avait suivi toussota pour attirer son attention :
- Je me dois de vous avertir, Monsieur le maréchal, que Chambord est vide. Le roi Stanislas Leczinski, à qui sa Majesté l’avait prêté, y campait plutôt qu’il ne l’habitait et…
- Que me chantez-vous là ? Il est vide ? Tant mieux ! N’y entrera que ce que j’aurai choisi !
- Quatre cents salles et chambres, songez-y.
- Tiens ? J’aurais cru davantage. Mais on s’en suffira…
- D’ici on ne se rend pas vraiment compte mais il y a des travaux à faire tant au château que dans les six pavillons qui sont sur le domaine !
- On fera ce qu’il faut ! N’êtes-vous pas là, Monsieur de Tournehem, afin d’établir avec moi la liste de ce qu’il faut pour que l’habitation soit en harmonie avec l’extérieur ? En vérité je ne remercierai jamais assez le roi de ce présent inouï ! Le roi de Pologne mon frère ne possède rien de comparable ! A présent, allons voir de plus près mon beau château !
Pendant les six jours que le maréchal passa à Chambord, Tournehem trotta derrière lui, un carnet et un crayon à la main, notant inlassablement mais de plus en plus inquiet. Le rêve de pierre de François Ier avait toujours coûté cher à la Couronne - quand elle consentait à s'en occuper ! - mais ce diable d’homme était bien capable de la ruiner. Outre l’intérieur où quelques réparations étaient nécessaires et qu’il fallait remeubler, le nouveau seigneur indiquait les premiers « travaux d’urgence » pour l’extérieur : curer les douves, modifier les canaux qui les nourrissaient afin d’éviter les inondations d’hiver, plus vingt routes à créer dans ce qui était sans doute le plus vaste domaine de chasse en Europe, sans oublier d'entretenir celles déjà tracées, plus la remise en état des pavillons de la forêt mais surtout aménager les communs et les écuries et même agrandir celles-ci, le maréchal songeant à demander au roi la permission de cantonner Saxe-Volontaires sur le nouveau domaine. Il y avait aussi le village attenant que le dernier hiver avait malmené, etc.
Au bout des six jours Tournehem avait rempli son carnet, en avait entamé un autre et s’interrogeait sur le saint qu’il convenait d’invoquer pour lui permettre de sortir non seulement vivant mais sans y laisser la raison d’une aventure qu’il n’avait jamais imaginée aussi dispendieuse.
Avant de quitter le château, Maurice s’était attardé devant la vitre sur laquelle le roi François Ier avait gravé à l’aide d’une bague en diamant : « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie… » Il voyait là un bon augure pour ses relations futures avec l’actuelle dame de ses pensées, la délicieuse Chantilly qui, sous prétexte qu’elle avait épousé Favart, son directeur, prétendait lui rester fidèle et l’accueillait, lui, en riant quand il s'avisait de lui tourner un compliment !…
Aussi fut-il assez satisfait, de retour à Paris, d’apprendre qu’il n’aurait guère le temps de s’y attarder. L’hivernage prenait fin pour les armées stationnées en Flandre et sur le Rhin, et si l’on avait pu espérer un moment qu’après la chute de Bruxelles l’Autriche se tiendrait tranquille, un événement fortuit venait de lui rendre espoir : Charles-Edouard Stuart, dont les succès écossais avaient rendu nécessaire le retrait de Cumberland, avait fait une irréparable sottise : au lieu de conforter ses assises et de s’établir solidement dans les Highlands, il était descendu de ses montagnes pour affronter le « duc rouge » en rase campagne. A Culloden, celui-ci l’écrasait dans le sang, mettant fin à tous ses espoirs de reconquérir le trône. Seul - ou à peu près - il réussit à fuir la boucherie avec une poignée de compagnons et à passer en Bretagne. C’était le 16 avril et Cumberland, après avoir signé le martyre de l’Ecosse, était libre de revenir épauler les Autrichiens de Marie-Thérèse…
Le maréchal de Saxe, bientôt suivi par le roi, reprit le chemin de Bruxelles. Il se trouvait alors à la tête de cent quatre-vingt mille hommes avec lesquels il pouvait espérer venir à bout de n’importe quelle formation ennemie et conquérir définitivement les Pays-Bas autrichiens.
Tout eût été pour le mieux si la cabale qui avait couvé tout l'hiver à Versailles n’eût montré son visage à nu, quand reprirent les opérations, par le truchement de ses chefs : le comte de Clermont et, surtout, le prince de Conti. Deux princes du sang donc cousins qui, de plus, avaient l’appui d’Argenson, le ministre.
Le premier, Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont et frère de Charolais, n’aimait pas Maurice de Saxe auquel il reprochait de l’avoir évincé du cœur et du lit de sa cousine, Louise-Elisabeth. Il ne cessait de se répandre en propos pour le moins discourtois sur ses aventures galantes à Bruxelles. Tant et si bien que le bruit en revint aux oreilles de l’intéressé qui, sans autre forme de procès, lui enleva la plus grande partie de son commandement, le réduisant à l’état de chef de brigade. Une humiliation qui ne passa pas. Clermont voulut démissionner en criant bien haut qu’il était trop humiliant pour un prince du sang d’obéir à un bâtard étranger. C’était le duel à coup sûr mais quelqu’un sauva la situation. Le marquis de Valfons, le nouvel aide de camp du maréchal, avait servi sous Clermont et entretenait avec lui des relations d’amitié : il sut convaincre celui-ci de la sottise qu’il avait commise et lui proposa d’écrire un mot à Saxe en vue d’un entretien privé, porta lui-même la lettre et mit en scène un arrangement diplomatique : Saxe, en passant une inspection de l’armée, s’arrêterait chez Clermont comme chez les autres à une heure où, comme par hasard, le comte serait prêt à se mettre à table. Et tout se déroula comme l'avait prévu Valfons. Le maréchal feignit d’être contrit d’arriver à un si mauvais instant, l'attribuant au fait qu’il ne pensait pas qu’il était si tard.
- Assez, répondit l’autre, pour que vous ne puissiez aller dîner chez vous. Faites-moi donc l’honneur de prendre place !…
Et tout se passa pour le mieux, chacun des convives se gardant d’évoquer les choses qui fâchent. Ce fut même très gai et Clermont reçut dès le lendemain les effectifs qui lui rendaient l’intégralité de son commandement, avec même en prime vingt pièces de canon ! Affaire terminée.
Ce ne fut pas le cas avec Conti, bien au contraire !
Pour une fois d’accord avec le ministre, le maréchal en exposant les plans de sa campagne d’été à Bruxelles avait proposé d’alléger le contingent de l’armée du Rhin que commandait le prince, trop conséquent dans l’état actuel de la campagne, mais d’ajouter à ce qu’il en restait les troupes disposées à l’est des Flandres augmentant ainsi son commandement. Buté, Conti se déclara offensé et, bien que Saxe l’eût, non sans élégance, laissé prendre Mons et Charleroi, il se déroba lorsque son chef lançait le premier assaut contre Namur, le laissant face à l’ennemi dans une situation délicate. L’excuse : il devait rentrer d’urgence à Versailles parce qu’il voulait reprendre les droits de son père à la couronne de Pologne que les ennuis de santé du roi Auguste III, demi-frère de Saxe, pouvait rendre vacante. Le prétexte était mauvais et l’abandon de poste flagrant : Conti méritait le Conseil de guerre. Le maréchal n'en fit rien :
- Je suis trop bon serviteur du roi pour rendre au prince de Conti ce qu’il vient de faire !
C'était en juillet. Rentré à Versailles en juin pour voir mourir sa belle-fille, l'infante Maria-Raffaela, Louis XV sanctionna cependant en retirant la totalité de son commandement à Conti pour le joindre à l’armée de Saxe… Ce qui ne fit qu'ajouter à sa haine. Furieux, le prince ne rêva plus que de se procurer les preuves des relations adultères de sa mère avec le « bâtard » et, ce qui serait mieux encore, celles de sa participation à la mort de son père…
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