Tandis que se poursuivait le siège de Namur, le maréchal avait établi son quartier général à Tongres, accompagné, bien entendu, de son théâtre aux armées, sa meilleure distraction et, comme d'habitude, une agréable réserve de jolies filles parmi lesquelles il n'avait qu'à choisir. Il y en avait toujours une en fonction auprès de lui, pourtant cet été-là son regard se braquait sur la Chantilly - Justine Favart ! - qui, après avoir accepté d'emblée puis s'être ravisée, venait de se résoudre à quitter l’Opéra pour rejoindre la troupe de son époux. Ce qui n'avait pas été sans longues hésitations.
Tant qu'avait duré la dernière campagne, Charles Favart s'était vu l'objet de toutes les attentions de son mécène. Il n'y avait rien que celui-ci ne fût prêt à offrir à son directeur pour le confort de sa vie quotidienne et il se montrait particulièrement généreux :
« Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier et le commencement de celui-ci, écrit-il à sa femme, je retournerai à Paris avec cinquante mille francs de bénéfice. Et j’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, lequel m’a engagé à y puiser toutes les fois que mes besoins me le commandent. »
Cependant plein d’esprit et avisé, Favart se croit en Paradis et n’imagine pas un instant que toutes ces générosités n’ont pour but qu’appâter Justine. Sa troupe qui suit l’armée de camp en camp remporte de vifs succès et il compose des chansons que les mousquetaires rouges chantent en montant à l’assaut.
Lorsque enfin la Chantilly le rejoint, en juillet, la vie devient encore plus belle… Le maréchal envoie un lit de camp couvert de satin rayé pour rappeler la chambre que les époux occupent à Paris. Il envoie aussi des chevaux pour leur voiture personnelle, des bouteilles de bons vins et encore une foule d’autres choses. Tout cela ne manque pas de toucher la jeune femme, envers laquelle Maurice évite de jouer les hussards ! Il la traite avec tout le respect possible et s’il lui fait la cour c’est avec une discrétion plus qu’inhabituelle chez lui. Peut-être parce que depuis longtemps il se retrouve amoureux comme autrefois, à cette différence près qu’il est conscient que ses vingt ans sont loin, même si le caractère primesautier de Justine, ses reparties, ses rires aussi lui donnent parfois l’impression de les retrouver. Elle fait couler un sang plus vif dans ses veines. Autrefois il l’eût prise d’assaut sans tenir compte de ses protestations - en admettant qu'elle en eût émises ! Cette fois il pratique la guerre de siège et, la sachant encore amoureuse de son époux, il préfère patienter. Le tigre rentre ses griffes et fait pattes de velours.
Il est vrai que Mme Favart n'est pas seule à occuper ses pensées. De toutes parts on ne parle que du remariage du Dauphin puisque, morte en couches, l'infante n’a pas laissé d’enfant. Une idée alors est venue au maréchal : faire de sa nièce Marie-Josèphe de Saxe une future reine de France. Elle n’a que quinze ans et toutes les qualités morales qui conviennent. En plus elle est charmante : blonde avec de jolis yeux bleus. Enfin, elle est d’une douceur et d’une patience infinies, vertus souhaitables pour épouser un prince que l’on dit inconsolable… Et puis - et c’est ce que le maréchal souligne à l’intention du comte de Loos, ministre de Pologne et de Saxe à Paris - une telle alliance détacherait de ce fait la Saxe de l’étouffante tutelle autrichienne. Cela mérite d’y réfléchir !
Quand l’idée de Maurice devient bruit et que ce bruit voltige sous les sublimes plafonds de Versailles, tout de suite les ennemis du maréchal prennent feu et en première ligne, comme de juste, Louis-François de Conti… Celui-ci, que son inactivité enrage, ronge son frein. On dit la marquise de Pompadour favorable au mariage. Conti alors assiège sa mère. La Pompadour lui doit sa présentation à la Cour. Il serait temps qu’elle s’en souvienne, avant que Versailles ne soit entièrement repeint aux couleurs de la Saxe.
- Je ne supporterai pas de voir ce bâtard qui m'a chassé de l’armée se pavaner et faire la loi sous le prétexte qu'il sera l’oncle de la future reine !
- Ce n’est pas la favorite qui prend les décisions en ce qui touche une affaire de famille aussi importante, répondit la princesse. D’ailleurs la reine pourrait ne pas apprécier de voir la petite-fille d’Auguste II trôner en ce pays…
- Le roi n'écoute plus guère son épouse mais il fait grand cas de sa greluche ! Celle-là a une dette envers vous et moi j’entends au moins que l’on me rende un commandement qui me donne le pas sur ce maréchal de carton !
Louise-Elisabeth pensa qu’elle n’avait encore jamais vu un carton de cette trempe mais se retint de l’exprimer. Elle connaissait trop le caractère emporté de son fils, sa violence capable de se retourner contre elle-même. Trop semblable à celle de son défunt père. Elle demanda ses chevaux et se rendit chez la marquise. Trois jours plus tard, Louis-François de Conti était nommé généralissime des Armées du Roi, un grade qui lui conférait l’autorité absolue sur les troupes… et sur les maréchaux eux-mêmes.
La nouvelle fit un bruit assourdissant à la Cour mais ce ne fut qu’une simple risée à côté de la tempête qu'elle déchaîna au camp de Tongres. Fou de rage, le maréchal piqua la plus belle colère de sa vie, tonnant des imprécations à faire trembler les murailles de la ville :
- Jamais je n’accepterai de me soumettre à ce blanc-bec prétentieux qui se croit du talent parce qu’il est prince du sang ! Jamais !… Et, pour commencer, je vais envoyer ma démission au roi ! S’il ne sait pas faire la différence entre un soldat expérimenté et un apprenti, la suite de la guerre la lui enseignera ! Moi, je vais voir où en sont mes travaux de Chambord !
Quand, après avoir bien donné de la voix, il s’assit à sa table de travail, balayant les cartes étalées dessus pour mettre sa menace à exécution, Valfons, seul témoin de l’ouragan, toussota et émit :
- Si j’étais vous, Monsieur le maréchal, je ne me presserais pas d’écrire cette lettre !
- Et pourquoi, s'il vous plaît ? Lorsque je prends une décision je n’ai pas l’habitude de la remettre au lendemain !
- Sans doute… mais je crains fort que vous n’y soyez obligé !… A moins que vous ne soyez tenté d’imiter le prince de Conti : par une désertion devant l’ennemi…
- Moi ? Déserter ? brama le maréchal. Ou bien vous devenez fou, Valfons, ou bien vous m’insultez et en ce cas…
- Ni l’un ni l’autre. Je vous apportais seulement un avis : le prince Charles de Lorraine vient de franchir la Meuse à la tête de cinquante mille Autrichiens et il va camper entre nous et la ville de Liège et…
- Vous ne pouviez pas commencer par ça au lieu de me rebattre les oreilles des ingratitudes de Versailles ? Mes cartes ! Je vais leur montrer, moi, ce que je sais faire !
Puis, après avoir consulté les relevés de la région, il déclara :
- Nous allons nous porter à leur rencontre et nous les attaquerons… ici, à Rancoux ! ajouta-t-il en pointant l’index sur un point. Veillez à ce que l’on soit prêts à se mette en marche mais ne dites rien !
Au soir du 10 octobre il fit appeler Charles Favart :
- Demain je vais livrer une grande bataille, lui dit-il, mais personne ne s'en doute et je vous sais gré de garder le secret jusqu’à ce soir. Quand le spectacle sera terminé vous annoncerez : « Demain relâche à cause de la victoire ! » Mettez ce que je viens de vous dire en vers que votre femme chantera sur un air militaire…
Un peu abasourdi tout de même, le directeur ne tenta pas la moindre réflexion, rentra chez lui, se mit au travail et, le soir venu, après la représentation, Justine, jolie à croquer dans une robe bleu de France, vint devant le rideau et se mit à chanter :
Nous avons rempli notre tâche
Demain nous donnerons relâche
Sans que notre public s’en fâche
Demain jour de la victoire !
Que dans les fastes de l’Histoire
Triomphe encore le nom français
Dignes d’éternelle mémoire
Revenez après ce succès
Jouir des fruits de notre victoire !
Elle fut acclamée, on la porta en triomphe. On but à la victoire annoncée avec tant de crânerie. Puis on se prépara pour cette bataille que tous attendaient depuis longtemps. Enfin en rase campagne on allait affronter l’ennemi !
Le lendemain on s’ébranla à la pointe du jour. A la nuit tombante l’ennemi était en fuite et l’armée acclamait le maréchal de Saxe en lui présentant les drapeaux, les canons et les prisonniers.
- Vivent le roi et le maréchal de Saxe !
Ce soir-là, le théâtre Favart joua Cythère assiégée avec le succès que l’on devine…
Le marquis de Valfons reçut la mission d’aller porter au roi les onze étendards saisis à Raucoux avec la nouvelle de la victoire. Lui aussi fit un succès et la plus enthousiaste fut Mme de Pompadour.
- Le maréchal doit être très content, dit-elle à Valfons quand il eut achevé le récit de la victoire. Qu’il doit être beau à la tête d’une armée sur un champ de bataille !
- Oui, Madame. Il y fait l’impossible pour se rendre encore plus digne de votre amitié.
- Vous pouvez lui écrire que je l’aime bien…
Le 14 novembre, le roi recevait le héros à Fontainebleau et lui faisait don de six canons pris à l’ennemi pour les mettre à Chambord. Un rare privilège qui n’avait été accordé jusque-là qu’à Vauban après Philipsbourg et au maréchal de Villars après Denain.
Un peu repentante de ce qu’elle avait dû faire pour contenter la princesse de Conti, la marquise de Pompadour mit tous ses soins au service du mariage de la nièce du grand homme…
CHAPITRE XII
UN ROI EN SON ROYAUME
Le début de l’année 1747 fut un véritable rêve pour Maurice de Saxe : le 11 janvier Louis XV le faisait maréchal général, un titre prestigieux - l’équivalent de connétable de France - que seul Turenne avait porté avant lui. Ce qui effaçait la brûlure d’orgueil causée par le généralissimat de son ennemi Conti. Et puis il y avait le mariage de sa nièce avec le Dauphin Louis qui devait avoir lieu le 9 février.
En attendant tout Versailles était en ébullition et Maurice au premier rang. Il se mêlait de tout, même de ce qui ne le regardait pas. C’est ainsi qu’il écrivit à la mère de la fiancée, Marie-Josèphe de Habsbourg, sa belle-sœur, une lettre qui, venant d’un tel foudre de guerre, fait sourire :
« … Je suis informé du trousseau… En général tout ce qui est garde-robe appartient à la dame d’atour qui est Mme la duchesse de Lauraguais ; elle fournit toutes les parures, linge, dentelles et reprend ce qui ne sert plus. C’est le plus grand bénéfice de sa charge. Quant aux bijoux, diamants et pierreries, il y en a une quantité considérable pour le service de Madame la Dauphine mais dont elle ne peut disposer et qui sont pierreries de la Couronne. Quant à celles qu'on lui apporte ou qu’elle acquiert, elle peut en disposer comme bon lui semble et cet article ne va pas à la dame d’atour.
« Votre Majesté ferait bien de donner à la princesse quelques pièces d’étoffe de Hollande, s’il y en a de belles, fond de satin et or, dans le goût des étoffes des Indes ou de Perse parce que ici il n’y en a pas. S'il s’en trouvait de belles chez les Arméniens à Varsovie, il serait bon d’en faire acheter.
« Comme on ne trouve pas de belles fourrures ici, il serait bon de donner à la princesse une belle palatine doublée de martre zibeline comme on les porte en Russie, qui sont longues et chaudes et font un bel ornement avec le manchon assortissant. L'on ne fait nulle part les tours des robes et des corsets aussi bien qu'à Dresde. Il faudra donc en donner quelques-uns qui pourront servir de modèles par la suite.
« Il faut seulement observer une chose qui est que le tailleur ne fasse pas la taille trop longue. C'est un défaut dans lequel nos tailleurs tombent souvent, ce qui donne un air gêné et rend les jupes trop courtes, ce qui n’est pas dans le goût du maître de ce pays-ci. Je ne sais si je me fais entendre en parlant ajustements et ma façon de m’exprimer paraîtra peut-être ridicule à Votre Majesté mais je la supplie de m’excuser de ma bonne volonté… »
Cette lettre pour le moins surprenante n’étonna guère la reine de Pologne. Comme toute l’Europe elle n’ignorait rien des retentissantes aventures galantes de son beau-frère. Il connaissait trop bien les femmes pour ne pas savoir les habiller aussi bien qu’il les déshabillait. Et, surtout, il tenait à ce que, en face de la Cour la plus brillante d’Europe, la famille de Saxe ne fît pas figure de provinciale. Autant valait le faire savoir.
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